Trouville et Deauville : La désunion produit l'impuissance..- Pont-l'Evêque : Imprimerie Camille Delahais, 1861.- 16 p. ; 20,5 cm.

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.VI.2016)
Texte relu par : A. Guézou
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TROUVILLE

ET

DEAUVILLE.

La désunion produit l'impuissance.

~ * ~

I.

Il y a vingt ans, Trouville était une humble bourgade, exclusivement habitée par des pêcheurs. Quelques cabanes, au toit de chaume, jetées ça et là, sans ordre, sur la colline ; au haut de cette colline, une petite église, sans sculptures ni peintures, avec ses grossières poutres en bois de chêne, noircies par le temps ; des ruelles salles et tortueuses ; voilà Trouville tel que l'ont connu nos pères, tel que nous le représentent les toiles d'Isabey.

Des chemins creux et sombres où ne pénétraient jamais les rayons de soleil, et qu'on ne pouvait parcourir qu'à pied ou à cheval ; tel était le seul accès du pauvre village, perdu au milieu des dunes ; mais aussi, quelle fraîcheur, sous ces dômes de feuillage ! Quels délicieux tapis émaillés de pervenches, de primevères, de violettes, se déroulaient sur les hauts-bords normands, au pied des grands ormes, qui se plaisent si bien au sol du Pays d'Auge !

Depuis cette époque, la voirie a fait de grands progrès dans notre pays, et, la plupart des chemins impraticables, ont été remplacés par de grands chemins bien entretenus, ou par des routes spacieuses qui ressemblent à des boulevards. Par exemple, l'ombre et les fleurs ont disparu ; le soleil et la poussière ont pris leur place. Tout le monde a gagné à ce changement : aujourd'hui, on arrive à Trouville plus promptement et plus commodément. Les équipages les plus fins et les pieds les plus délicats n'ont plus rien à craindre, et, si l'on veut encore rêver à l'ombre des grands ormes et respirer les suaves parfums des violettes, rien n'est plus facile, car il existe encore, aux environs de Trouville, d'assez nombreux tronçons des chemins creux dont je viens de parler. Quant aux cabanes dé-labrées du vieux Trouville, elles n'existent plus. Des châlets, des villas, des constructions de toutes les architectures, ou plutôt sans architecture, mais toutes gracieuses et coquettes, parfois ébouriffantes, ont avantageusement remplacé la hutte sauvage du pêcheur. La colline s'est nivelée, et là où il n'existait que des dunes escarpées, arides, s'étendent aujourd'hui de gracieuses pentes, de frais gazons avec des bouquets d'arbres et des corbeilles de fleurs.

Telle a été la première et splendide métamorphose de Trouville, sa première et brillante étape. A ce point, Trouville est-il arrivé à l'apogée de son développement, de sa grandeur ?

II.

Dans notre siècle, les villes ne restent pas longtemps stationnaires ; elles grandissent ou décroissent, et, il est à remarquer, qu'après un temps d'arrêt, toujours assez court, la marche, soit du progrès, soit de la décadence, s'effectue rapidement. Le mouvement qui a entrainé Trouville dans la voie du progrès et qui en a fait, en si peu d'années, une ville de 5,000 habitants, a paru se ralentir, depuis quelque temps. Est-ce un mal ? Est-ce un bien ? Assurément, c'est là un grand bien, et ce temps d'arrêt que je signale et qui, pour certains, est passé inaperçu, ce temps d'arrêt, dis-je, a une importante signification.

Le progrès est une puissance énergique, envahissante, à laquelle rien ne résiste ; c'est la force dont l'action est continue, incessante ; c'est la voix qui crie sans cesse : marche ! marche ! Mais il ne suffit pas de marcher, il faut encore, et avant tout, marcher aux lumières de la raison et de la sagesse ; il faut voir nettement le but, calculer la longueur et les difficultés de la route ; c'est précisément le temps que l'on met à saisir le but, à sonder la route qui y conduit, qui constitue le temps d'arrêt, au milieu de la marche du progrès ; c'est une halte sagement ménagée, pendant laquelle on fait une utile provision ; c'est le repos de la locomotive qui s'arrête, un instant, au milieu de sa course effrénée, pour refaire ses appro-visionnements, afin de s'élancer ensuite plus rapide. Ce temps d'arrêt si utile, cette halte si précieuse, Trouville vient de l'effec-tuer, et après avoir jeté un coup d'œil en arrière et constaté, avec étonnement et admiration, tous les changements opérés, toutes les améliorations réalisées en si peu de temps, la jeune cité, toute rayonnante, va reprendre, avec une nouvelle ardeur, sa marche rapide vers le but qu'elle a rêvé.

III.

Trouville a rêvé, tout en restant l'Eden des promeneurs et des malades, de devenir une ville importante, avec son bassin à flot, son chemin de fer, ses grandes et belles voies de communication, ses monuments, ses places, ses squares, ses promenades, etc. Quand je dis Trouville, je comprends dans ma pensée, Deauville, cet autre Trouville qu'on est en train de joindre au premier par un magnifique pont. Dans la pensée de quiconque raisonne, Trouville doit être lié à Deauville, comme la cause à l'effet, le principe à la conséquence. Deauville aurait-il jamais songé à transformer son marais en ville, en aurait-il jamais eu la possibilité, sans le voisinage de Trouville ? Evidemment non.

Certains esprits voient avec inquiétude, avec jalousie peut-être, la création d'une ville dans le marais ; mais de grâce, qu'ils apprécient donc, une fois pour toutes, la situation telle qu'elle est ! les intérêts de Trouville et de Deauville ne doivent pas être divisés. Pourquoi donc s'obstiner, sans cesse, à désunir ce qui doit être et rester, pour l'intérêt de tous, profondément et intimement uni ? Au lieu de voir la création d'une autre ville, rivale de Trouville, pourquoi ne pas voir, ce qui est réellement : l'agrandissement de Trouville, lui-même. Beaucoup de villes sont bâties sur les deux rives d'un fleuve ou d'une rivière, pourquoi Trouville n'existerait-il pas aussi, sur les deux rives de la Touque ? Pourquoi se ferait-on la guerre, d'une rive à l'autre, quand on a tout intérêt à vivre dans l'union ? Songez-y, habitants de Trouville et de Deauville ! la désunion produit l'impuissance, quelquefois même, le dépérissement et la mort.

IV.

J'arrive à l'argument terrifiant imaginé par quelques esprits timorés. On dit : le marais de Deauville possédera la gare du chemin de fer et le bassin à flot ; tout le mouvement commercial et industriel s'effectuant, sur ce point, il en résultera un grand préjudice pour les intérêts de Trouville.

La réponse à cette objection est facile : d'abord, il est une vérité de fait qu'il ne faut pas perdre de vue : nous sommes dans un siècle où la richesse se déplace facilement, mais ne disparaît pas, ne s'annihile pas, les chemins de fer en offrent un exemple frappant : telle bourgade, telle ville qui, située sur une route départementale ou impériale, trouvait, dans cette situation, la satisfaction de ses intérêts, aujourd'hui est déserte et abandonnée. D'un autre côté, tel endroit où les habitants végétaient, est devenu prospère et florissant, par suite de l'établissement d'une station du chemin de fer ; les exemples fourmillent pour prouver que, dans notre siècle, la fortune publique se déplace facilement. Un tel fait n'est imputable à personne, il ne faut s'en prendre qu'à la loi du progrès. Cette vérité étant reconnue, admise comme un axiôme, je le demande : Trouville peut-il, raisonnablement, trouver mauvais que la gare soit située sur Deauville, que le bassin à flot soit établi sur ses confins ? assurément non ; ces positions sont forcées, c'est une vérité qui saute aux yeux, personne ne pourrait soutenir le contraire. D'un autre côté, Trouville subit là une conséquence inévitable, fatale, du progrès ; sa mauvaise humeur est donc complètement stérile et, par suite, déraisonnable ; voilà pour le côté moral de la situation. Maintenant, descendant dans la sphère des faits matériels, étudions avec soin le côté pratique. Est-il bien vrai que les intérêts de Trouville soient aussi gravement menacés que certaines personnes paraissent le craindre, je ne le pense pas, examinons les choses loyalement, impartialement.

V.

Le commerce et l'industrie se donneront forcément rendez-vous dans le marais de Deauville, par suite, il y aura des magasins, des entrepôts, des chantiers, des usines etc., ce qui veut dire : des nuages d'épaisse fumée, des odeurs de charbon et de goudron, du bruit, des ouvriers etc., enfin, tout ce qui est inséparable du mouvement d'un port et d'une gare. Dans ces conditions, la nouvelle ville sera difficilement une ville de bains. Le plaisir tel qu'on le veut, tel qu'on le goûte, au bord de la mer, s'accommode peu de la mise en scène de l'industrie et du commerce. Nous n'avons pas d'exemple d'une ville qui soit, à la fois, ville de bains, véritablement aimée et recherchée, et ville de commerce. Serait-ce le Havre? non, les bains n'y tiennent qu'une petite place, et le Havre s'en console facilement et s'en dédommage amplement, par son importance commerciale, Serait-ce Dieppe ? Dieppe est peut être une ville mixte, et c'est là un grand désagrément pour les baigneurs. La plupart du temps, fatigués de voir des cheminées d'usines, des montagnes de charbon et de planches de sapin, dans leurs villes, ils sont condamnés à revoir encore tout cela à Dieppe. Mais Dieppe- n'a pas de rivale, dans ses parages, et on y va.

Il ne faut pas oublier que, si on est parvenu à attirer les baigneurs à Dieppe, c'est en créant un magnifique casino, en y donnant des fêtes splendides, en y faisant, tous les jours, d'excellente musique (1). Il a fallu tout cela pour enseigner la route de Dieppe aux baigneurs. A Trouville, voyez comment les choses se passent le casino est très-simple, on y donne que deux grands bals, pendant toute la saison ; on y fait de la musique que les jours où l'on danse et, encore, l'orchestre est peu nombreux : quatre instruments, tout au plus, en comptant le piano I Malgré cela, Trouville regorge d'étrangers à chaque saison. Et pourquoi cet empressement ? Parce que Trouville, jusqu'alors, est resté exclusivement ville de bains, parce que, ni l'industrie, ni le commerce n'y ont arboré leur drapeau.

VI.

De ces considérations, il ressort que Deauville ne peut être exclusivement une ville de bains. A cause de la proximité de la gare et du bassin, elle sera forcément une ville mixte, peut-être même, donnera-t-elle une plus large place au commerce et à l'industrie. En admettant qu'elle soit une ville mixte, à l'instar de Dieppe, — et c'est là l'hypothèse la plus défavorable à Trouville, eh bien, dans cette hypothèse, quel préjudice Deauville peut-il porter à Trouville ? Aucun. On préférera toujours le calme et le silence des rues de Trouville, au mouvement et au bruit de l'autre rive. Quand on fuit la ville pour venir aux bains de mer, c'est, ou pour échapper au tourbillon des affaires, ou pour réparer sa santé, ou enfin, pour s'arracher au tumulte du monde. Eh bien, je le demande : s'installera-t-on dans la ville commerciale et industrielle, ou dans la ville calme et reposée où rien ne révèle l'existence du commerce et de l'industrie ? Le choix !ne sera pas difficile ; la préférence sera pour la ville, ou plutôt, pour le quartier où l'on ne s'occupe pas d'affaires, et la colline sera toujours l'oasis bien-aimé des baigneurs et des touristes. C'est donc à tort que Trouville paraît s'inquiéter ; d'ailleurs, je l'ai déjà dit plus haut : ce n'est pas une rivale qui va grandir à ses côtés, niais bien une annexe, un quartier nouveau qui va se bâtir, et, il faut le reconnaître, Trouville ne deviendra une ville réellement importante, que grâce à cette création d'Outre-Touque. Là est tout son avenir sérieux, là est la consolidation de ses espérances, la réalisation de ses rêves de grandeur. Donc, ce serait une énorme faute de vouloir séparer des intérêts qui doivent rester étroitement liés.

VII.

Déjà, l'œuvre est en train de s'accomplir. Les travaux du pont vont bientôt toucher à leur fin ; il doit être complètement terminé dans le mois prochain, il coûtera quatre cent mille francs. Quant au bassin à flot, on va commencer les travaux de suite ; il coûtera deux millions. Très-prochainement aussi, commenceront les travaux de la grande artère qui doit ouvrir une nouvelle ère de prospérité pour Trouville et, en même temps, pour Deauville. Cette grande voie, ou plutôt ce boulevard, reliera, entre eux, tous les bains de mer de notre littoral jusqu'à Caen et offrira un moyen de communication des plus faciles, d'une part, pour les denrées qu'on viendra exposer en vente, sur le marché de Trouville, dont l'importance deviendra considérable, d'autre part, pour les approvisionnements qu'on y viendra faire de tous les points de la côte, jusqu'à Cabourg. D'un autre côté, les travaux de la route qui doit relier Trouville à Villerville vont se terminer dans un bref délai. Encore un nouveau débouché, qui permettra à Villerville de venir s'approvisionner à Trouville.

Ces utiles voies de communication traverseront les sites les plus ravissants et, tout en aidant puissamment au développement du commerce, faciliteront les excursions aux environs de Trouville, elles y amèneront aussi de nouveaux visiteurs. Dans de telles conditions, Trouville étendra considérablement ses relations ; ses rapports seront très-fréquents avec toutes les plages qui l'environnent, par suite, il deviendra, tout naturellement, le quartier-général de tous les bains de la côte normande.

Une fois le pont terminé, les travaux vont se poursuivre activement dans le marais. Déjà, malgré les grandes difficultés qu'on éprouve pour l'approvisionnement des matériaux, plusieurs constructions sont en voie d'exécution, notamment celles de MM. le comte de Morny, président du Corps Législatif ; Donon, banquier à Paris et Consul général de l'Empire Ottoman ; Charles Lafite, banquier à Paris ; le docteur Oliffe, médecin de l'ambassade de S. M. Britannique. Incessamment, M. Mauger, l'infatigable constructeur, va faire bâtir, pour son compte, deux maisons et d'immenses magasins ; M. Breney, l'habile architecte de Deauville, va également faire construire. Quinze ou vingt charmantes maisons destinées à être vendues seront bâties, aux frais de la Société, et prêtes à habiter, à la prochaine saison de bains. Il est question aussi d'un immense hôtel. Enfin, le casino sera commencé très-prochainement; il doit être splendide et satisfaire à toutes les exigences du luxe. Huit cent mille francs seront dépensés pour cet établissement dont la situation paraît avoir été parfaitement choisie ; il aura vue sur la mer, le Havre, les côtes du Pays-de-Caux, l'embouchure de la Seine et le délicieux coteau de Trouville. La construction se composera de plusieurs pavillons reliés entre eux par des galeries, elle comprendra une salle de bal, une salle de jeu, un cabinet de lecture, une salle de conversation, une salle de concert et de spectacle, un établissement de bains chauds et d'hydrothérapie. De vastes galeries couvertes seront disposées autour du Casino pour installer des magasins de curiosités, d'objets d'art, d'articles de bains, etc. etc. Ce Casino sera élevé au milieu d'un magnifique square de deux cents mètres d'étendue, sur le bord de la mer, sur deux cent cinquante mètres de profondeur. On a complété dignement cet immense projet, en y faisant entrer la construction d'un hôtel-de-ville et d'une église. L'ensemble des terrains, sur lesquels on pose, en ce moment, les premières assises de la future ville, offre une étendue d'environ deux cents hectares. Du côté de la mer, ces terrains seront bordés par un quai de vingt mètres de largeur, sur deux kilomètres de longueur. Il m'a été donné de voir les plans, ils m'ont paru offrir d'intelligentes combinaisons de rues et de places ; on a tout prévu pour l'agrément et la commodité des habitations ; l'architecte a pensé et, je lui en fais mon très-sincère compliment, à ménager un espace assez vaste pour un hippodrome. Nous aurons donc nos courses au bord de la mer, très-bien ! très-bien !

VIII.

Il ne faut pas croire que Trouville se contente de regarder faire.

Un casino restauré et considérablement agrandi sera inauguré l'été prochain. La Société vient d'acheter un terrain et des constructions voisines, par le prix de cent soixante-dix mille francs ; cette acquisition permettra de procurer au casino le développement dont il avait besoin : la terrasse trop restreinte que cet établissement possède, sur le bord de la mer, va prendre des proportions plus étendues et s'allonger ; en outre, un délicieux jardin va être créé. D'autres changements auront lieu, de manière à tirer le parti le plus avantageux et le plus agréable du terrain et des constructions. On ne peut qu'applaudir à cette détermination, dont M. Cordier a été l'instigateur.

Je n'ai pas fini avec les casinos. En voici un troisième ! Celui-là est dû à l'initiative de M. le baron Clary, maire de Trouville ; il promet d'être une merveille du genre. Il s'élèvera sur les terrains dits de la Cahotte, au milieu d'un ravissant jardin d'environ deux hectares. D'un côté, la vue s'étendra, au loin, sur la plantureuse vallée d'Auge, sur les délicieuses collines qui la bordent, plus près, sur le bassin à flot et sur le nouveau Deauville. Un spectacle plein d'attrait pour les étrangers, qui fréquenteront le casino, ce sera l'entrée et la sortie des bateaux. D'un autre côté, l'œil aura à con-templer l'immensité de la mer, le Havre, l'embouchure de la Seine, avec les gracieux coteaux du Pays-de-Caux, etc. Aux splendeurs de la vue, cet établissement doit joindre toutes les splendeurs du luxe et du confortable, il surpassera, dit-on, tous les établissements de ce genre. Ainsi, il comprendra : un théâtre, une salle de concerts, une grande terrasse le long de la mer, avec un cabinet de lecture couvert, un gymnase, un tir à la carabine et au pistolet, un restaurant à l'instar de la Maison Dorée, avec cabinets de société, un glacier, un pâtissier, un établissement de bains chauds, enfin, un établissement complet d'hydrothérapie.

Ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que, par suite de certaines combinaisons, par suite du mode d'entreprise des travaux de ce casino, Trouville verra, chaque année, ses revenus aug-menter, dans une proportion très-satisfaisante. Ce casino sera entrepris par une société et construit sur des plans imposés. Aucune somme d'argent ne sera versée à la société, qui exploitera a son profit, sous le contrôle de l'administration, le casino pendant un certain nombre d'années. A la suite de cette période, il sera payé un loyer, chaque année, à la ville qui, après un certain temps, pourra se rendre, adjudicataire de l'établissement, si elle le juge convenable.

IX.

Voilà ce qui se prépare, de ce côté de la Touque ; et cette mer-veille doit être livrée au public pour la prochaine saison des bains, c'est dire qu'on va se mettre très prochainement à l'œuvre. Trois casinos à Trouville ! c'est à n'y pas croire, pourtant, rien n'est plus vrai.

D'autres travaux d'une utilité première vont être immédiatement entrepris à Trouville, et seront complètement terminés au prin-temps prochain : il s'agit de la distribution des eaux et du gaz. La première est confiée à MM. Lavril et Roche, ingénieurs. Le système Lavril, pour le dire en passant, offre de grands avantages pour les conduites souterraines. Les tuyaux sont en fonte, avec joints en caoutchouc vulcanisé, ce qui rend les conduits flexibles, dans tous les sens, par suite, plus de ruptures possibles dans les déviations. Quant à la distribution du gaz, elle est confiée à MM. Jules Duval et Cie, de Nantes.

Donc, des deux côtés de la Touque, on va rivaliser d'ardeur et de zèle pour faire une splendide toilette. L'année prochaine, les étrangers seront émerveillés.

C'est, de cet élan suprême, de cette ardente émulation, que doit sortir la grandeur de Trouville ; mais, à une condition, c'est que l'élan sera sagement dirigé, que, des deux côtés de la Touque, les efforts s'uniront dans un but commun : celui de conquérir une situation meilleure et des destinées plus grandes et plus immuables ; enfin, que sur les deux rives, il n'y aura que ce seul mot d'ordre : Union !

Habitants des deux rives, n'oubliez jamais ce mot ; en lui réside tout votre avenir, avenir de grandeur et de prospérité ; inscrivez-le, dès à présent, en tête de votre pont ; qu'il s'appelle le Pont de l'Union ?

X.

Au moment où cette brochure était sous presse, on m'adressait la question suivante : si Trouville et Deauville ne confondaient pas leurs intérêts, en résulterait-il un égal préjudice pour l'une et l'autre rive de la Touque, ou bien, l'une ressentirait-elle, plus que l'autre, les fâcheuses conséquences de cette situation ?

Pour toute réponse, je me bornerai à exposer les faits, la conséquence s'en déduira toute seule.

Il est des événemens qu'il est facile de prévoir longtemps à l'avance et dont on suit le cours, sans pouvoir y apporter la plus légère modification. La transformation du marais, en ville, est un de ces événements qui s'accomplira forcément, j'ai presque dit : fatalement. Avec une gare, un bassin à flot, de nombreux et faciles débouchés dans toutes les directions, de vastes terrains parfaitement nivelés, l'avenir de Deauville ne peut être un instant douteux — ici je parle de l'avenir commercial et industriel. -Deauville pourra bien être une ville mixte au début, mais elle ne tardera pas, à cause de sa position, à être envahie presque entièrement par le commerce et l'industrie. Tels seront les deux léviers énergiques, les deux puissances invincibles dont la nouvelle ville disposera.

XI.

La nouvelle ville, une fois organisée sur les bases solides et durables que je viens d'indiquer, aura incontestablement droit à certains privilèges, à certaines prérogatives que Trouville revendiquera peut-être alors pour lui ; qui l'emportera ?...

Il est à remarquer que Trouville ne repose pas sur les mêmes bases que Deauville. Il est certain, qu’aujourd’hui, les bains de mer sont profondément entrés dans nos mœurs, dans notre civilisation ; d'ailleurs, ils ont deux puissantes raisons d'être : l'hygiène et le plaisir. Il est évident encore, — et je l'ai dit plus haut, — que Trouville sera toujours une ville de bains aimée et recherchée ; mais qu'une ou deux saisons de bains se passent dans de mauvaises conditions atmosphériques, que le temps soit froid ou pluvieux, par exemple, les baigneurs seront en très-petit nombre, par suite les intérêts de Trouville seront gravement compromis, il s'en suivra des désastres ; dans toutes les villes de bains les exemples viennent malheureusement, en trop grand nombre, appuyer cette assertion.

Il résulte de là que l'importance de Trouville repose, quant à présent, sur des bases fragiles, inconstantes, variables. Sans doute, Trouville a l'avantage de posséder des hôtes riches et puissants, mais ces hôtes ne l'habitent que pendant quelques mois, ils n'y possèdent que des maisons de plaisance ; ce qui veut dire qu'aucun intérêt sérieux ne les y attache. Il en sera tout autrement de Deauville : des intérêts graves et puissants y attacheront la plupart des habitants, d'une façon durable, permanente. Dans de telles conditions, quelle sera la ville à laquelle on accordera de préférence les privilèges dont je parlais tout-à-l'heure ? Sera-ce à la ville dont toute la grandeur et l'importance présente et future reposent exclusivement sur les bains de mer, ou bien à la ville dont l'importance et la richesse ont leur principale source dans l'industrie et le commerce ; ou, en d'autres termes, la ville de bains l'emportera-t-elle sur la ville commerciale et industrielle ?...

XII.

La ville de bains a, selon moi, tout avantage à confondre ses intérêts et ses destinées avec les intérêts et les destinées de la ville industrielle et commerciale. Grâce à cette dernière, la ville de bains verra le principe de sa puissance et de sa richesse considé-rablement affermi. La mode, le caprice, les variations atmosphé-riques, etc., n'auront plus d'influence sur sa fortune, qui deviendra stable et florissante.

Quant à la nouvelle ville, il est évident aussi qu'elle a intérêt à être l'alliée de Trouville. Cette alliance ne peut que lui porter bonheur et contribuer puissamment à son développement rapide.

Selon toutes les probabilités, l'alliance aura lieu, tôt ou tard, sous le nom d'annexion...

L'annexion prononcée, il n'y aura plus qu'une seule ville bâtie sur les deux rives de la Touque. D'un côté, les bains ; de l'autre, l'industrie et le commerce. Alors se confondront forcément les intérêts et s'effaceront petit à petit, les rivalités. Pourquoi, dès à présent, ne pas arriver à ce résultat si désirable pour tout le monde ? Pourquoi laisser au temps le soin d'accomplir cette belle œuvre de conciliation ? L'histoire est là toute prête à l'enregistrer sous votre nom et vous allez la laisser consigner sous celui de vos neveux ! Si vous ne songez pas à vos intérêts, songez, au moins, à votre propre gloire et ne manquez pas cette occasion de donner un bel exemple au siècle présent et à la postérité !

J'ai dit toute ma pensée sur Trouville et sur Deauville. Ce que j'ai écrit est l'expression sincère de ma profonde conviction. J'ai pu me tromper, mais au moins, je peux me rendre, à moi-même, ce témoignage, c'est d'avoir été impartial dans toutes mes appréciations. Deux puissantes raisons commandaient cette impartialité : le sentiment du devoir et celui de l'amitié. Je possède — et je le dis très-haut — des amis sur les deux rives de la Touque, qui, tous ont de graves intérêts engagés, les uns, d'un côté ; les autres, de l'autre. Ceux qui pourraient être mécontens sauront, je l'espère, rendre justice aux intentions qui m'ont animé et qui se révèlent souvent dans le cours de cette brochure.


NOTE :
(1) Tous les jours, un orchestre compose de 40 musiciens, sous la direction de M. Placet, se fait entendre au casino, de 4 à 5 heures.

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