[Colportage] : L'Histoire du facétieux Scaramouche. Revue, corrigée & augmentée de nouveau .- A Lélis : Cez Goderfe, rue de Nemenya, [s.d.].- 30 p. ; 17 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (07.X.2008)
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L’histoire du facetieux Scaramouche
Revue, corrigée & augmentée de nouveau.

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page de titre du livret de colportage

La vie de Scaramouche

Naissance de Scaramouche.

TIberio Fiorili, surnommé Scaramouche, naquit à Naples en l’an 1608. Son pere étoit Capitaine des Chevaux-Légers ; voulant se marier en secondes Nôces avec une de ses Cousines, de la ville de Capoue, ne put jamais en obtenir la permission de l’Evêque, à cause de la proximité du sang.

Il entra pour ce sujet en contestation avec le frere de ce Prélat, qui voulant joindre la raillerie aux remontrances, irrita tellement le pere de Scaramouche, qu’il lui passa son épée au travers du corps.

Le pere de Scaramouche étant obligé de quitter le Royaume de Naples, de crainte des rigueurs de la Justice, se trouvant dans un pays Etranger sans argent & avec deux enfans, fut contraint, quoique Gentilhomme, de faire le Charlatan & de vendre du Mithridate.

Scaramouche, son second fils, lui étoit beaucoup plus à charge que Trapolin, son aîné, car étant à la mamelle, il épuisoit chaque jour le sein de deux nourrices ; il devint si grand mangeur par la suite, qu’on avoit de la peine à le rassasier. Il prenoit des Boîtes d’Orviétan à son pere, & ce qui valoit trente sols, il le donnoit pour dix aux Cabarretiers & aux Boulangers, pour avoir du pain & du vin. Son pere s’en étant apperçu le chassa après l’avoir régalé de coups de bâtons. Il étoit alors agé de dix-huit ans, & ne manquoit pas d’esprit ; le seul chagrin qu’il eut en quittant la maison de son pere, fut de se trouver sans argent, & d’avoir beaucoup d’appétit.

Comme Scaramouche se comporta dans Rome.

SCaramouche étant arrivé à Rome au mois de Décembre, ou la bize s’y fait sentir plus vivement qu’en tout autre endroit de l’Italie, comme il n’avoit qu’un petit manteau de soie qui lui couvroit à peine le derrière, il commença à chercher le moyen de se garantir du froid & de la faim, ses deux plus mortels ennemis.

S’étant campé devant la boutique d’un marchand de Tabac, dans la place de Navone, il en demandoit une prise à tous ceux qui venoient d’en acheter, & mettant les quatre doigts & le pouce dans leur tabatiere, il en tiroit assez pour remplir une petite calebace qu’il tenoit cachée sous son manteau.

Après avoir fait prendre le jour un rapé de fleur d’Orange, de Nerouli, de Bergamotte & de Jasmin, il revendoit sur le soir à vil prix au même Marchand, qui s’appercevant du mélange que Scaramouche faisoit, le nomma l’excellent tabac de mille fleurs.

Un des Suisses du Pape ayant acheté du Tabac dans la même boutique en sortit tenant sa tabatiere ouverte, Scaramouche y voulut prendre du Tabac en la maniere ordinaire, mais le Suisse se sentant offensé de son procédé, se mit furieusement en colere contre lui, l’appellant chelme & le menaçant  de la main.

Scaramouche se tuoit de lui demander pardon, en faisant des grimaces grotesques, ce que le Suisse prenant pour un nouvel affront, lui donna quelques coups du manche de son hallebarde qui déchirerent son manteau & lui meurtrirent les épaules. Scaramouche peu satisfait de cela, & craignant des suites plus fâcheuses de son commerce, quitta Rome, & fut à Civita-Vecchia.

 Tromperie que fit Scaramouche à deux Esclaves Trucs des Galeres du Pape.

LOrsqu’il fut arrivé dans cette Ville, il alla sur le Port, où voyant deux esclaves Turcs qui comptoient une somme d’argent qu’il avoient gagnée par leur industrie, il coupa un morceau du devant de sa chemise & la mit adroitement à la place du linge que les Esclaves se servoient pour envelopper leur argent, si bien que les Turcs ne se défiant de rien, remirent leur argent dans le morceau de linge qu’ils trouverent sous leur main.

Comme ils s’en alloient, Scaramouche qui s’étoit couché au Soleil, à quelque pas d’eux, feignant de se réveiller en sursaut, se mit à crier, oime, oime, sono assassinato, robbato guistitia : Ô Vôleur. Il les arrêta par leur manche, & comme il ne manque pas d’Archers & de Sbires en ce pays-là, on les mena tous les trois devant le Juge.

Scaramouche accusa les deux Esclaves de lui avoir volé son argent qu’il avoit mis dans un coin de sa chemise : le Juge l’ayant interrogé sur le nombre & la qualité des especes qu’on lui avoit volées, Scaramouche y satisfait si exactement, en montrant le devant de sa chemise, que le Juge ne doutant pas de la vérité du fait, condamna les Trucs à lui rendre l’argent, & les fit encore châtier comme voleurs.

Scaramouche après cette action, se ressouvenant qu’il étoit né Gentilhomme, se fit habiller magnifiquement, & avec un Valet à sa suite, prit le chemin de la Lombardie.

Scaramouche est mis aux Galeres après avoir été volé par son Valet.

SCaramaouche s’entretenant sur le chemin avec son Valet, lui fit confidence de la maniere dont il avoit quitté son pere, de l’accident qui lui étoit arrivé à Rome, & du tour qu’il avoit joué aux deux Esclaves.

Etant arrivé sur le soir dans une hôtellerie près du grand chemin, il n’épargna rien pour appaiser son appétit dévorant, but & mangea si bien qu’il fallut le mettre au lit. Il n’y fut pas long-tems sans ronfler comme un gros tuyau d’Orgue.

Le Valet voyant son Maître plongé dans le sommeil, & que tous les canons de l’Arsenal  ne l’eussent put réveiller, lui tira son haud de chausses de dessous son chevet, & se saisit du reste de son équipage & décampa par une fenêtre qui donnoit sur le derriere de la maison.

Scaramouche se trouvant à son réveil, nud comme la main, éprouva que ce qui vient par la flûte s’en retourne pas le tambour. Il eut beau crier, jurer & tempêter, il fallut à la fin prendre patience, car le mal étoit sans remede.

Son hôte lui donna par charité un méchant capot d’Esclave pour se couvrir, & le fit coucher encore une nuit : Scaramouche pour le remercier, lui vola avant de partir sa cremaillere, qui étoit faite à peu près comme une chaîne de Galérien, & poursuivit son chemin jusqu’à Ancone en demandant l’aumône.

Au nom de la sainte Trinité, disoit-il, faites la charité à un pauvre Esclave racheté des mains des Turcs, & qui a souffert une infinité de tourmens pour la confession de la Foi. Il accompagnoit ces paroles de gestes si touchantes & d’une si grande abondance de larmes, que peu de gens lui refusoient, & il trouvoit si bien son compte en ce genre de vie, qu’il ne l’auroit pas quitté sitôt, sans l’accident qui lui arriva dans la Ville d’Ancone.

Il se trouva pour lors dans le Port trois Galeres de Naples, & un jour que Scaramouche se promenoit avec son habit de Galérien, un Argouzin  l’appercevant lui mit la main au colet. Ah coquin ! s’écria-t-il, voleur infâme, tu croyois échapper ainsi à la Justice ? Mais je te tiens, scelérat des plus indignes. Scaramouche levant les yeux au Ciel eut beau protester qu’il étoit innocent, l’Argouzin le conduisit à la vue de tout le peuple, sur une des Galeres, où après lui avoir fait donner la bastonnade, il le mit au rang des autres forçats.

Le Capitaine de cette Galere étant survenu, l’Argouzin lui annonça qu’il avoit recouvré l’Esclave Napolitain, qui s’étoit sauvé avec cinq autres. Le Capitaine eut envie de le voir, & trouva en effet que Scaramouche avoit beaucoup de l’air du Forçat Napolitain. Mais ayant reconnu à sa voix que ce n’étoit pas lui, il le fit mettre en liberté & lui donna quelques piéces d’argent pour le dédommager des coups qu’il avoit reçus.

Scaramouche voyant le danger qu’il avoit couru d’être attaché à la rame toute sa vie, alla promptement chez les Juifs acheter un habit, & quitta à regret la profession d’Esclave mendiant.

Scaramouche s’associa à une Troupe de Comédiens.

SCaramouche ayant acheté un habit selon ses petites facultés passa d’Acone dans une Ville de la Romagne, qu’on nomme Fanno, où il trouva une troupe de Comédiens délabrée : Quoiqu’il n’eût jamais monté sur le Théâtre, il s’alla présenter à eux, & leur dit qu’il étoit habile Comédien. Il ne l’étoit pas encore, mais il présageoit ce qu’il devoit devenir un jour.

Les Comédiens le reçurent avec joie, & lui ayant demandé quel rôle il vouloir faire, il répondit qu’il joueroit le Comique sous le nom de Scaramouche, & qu’il s’habilleroit de telle & telle maniere. Ils trouverent autant de bizarrerie dans le nom que dans l’habit, & c’étoit avec raison que ce personnage leur parut extraordinaire, puisque Scaramouche a été dans son genre, un original qui n’a point eu de copie jusqu’à présent, & qui n’en aura peut-être jamais.

On lui demanda dans quelle piéce il vouloit jouer, il choisit le Festin de Pierre, qu’il estimoit sur toutes les autres Comédies à cause du repas qu’on y fait.

Cette piéce fut annoncée avec un Acteur nouveau. La curiosité y attira une foule extraordinaire, &Scaramouche ayant parfaitement réussi dans le cours de la Piéce, fit si bien son devoir au repas, qu’il pensa crever au milieu des applaudissemens.

Le Public fut si charmé de cette premiere représentation, qu’il en demanda une seconde avec empressement : Scaramouche y consentit très-volontiers, & au lieu des oeufs durs, dont il se remplit la premiere fois, il mangea un gros poulet d’Inde, deux perdreaux & une tourte de pigeonneaux.

Il remit cette troupe en bon état, & lui qui n’avoit jamais monté sur le Théâtre, fut tenu par ses confreres pour excellent Acteur, & ils trouvoient en lui tout le facétieux enjouement de Plaute, & quelquefois la majestueuse gravité de Terence. Il est vrai que Scaramouche ne s’étoit pas appliqué à l’étude des belles Lettres, mais il avoit en récompense un si beau naturel qu’il paroissoit tout savoir sans qu’il eût rien appris.

Cette troupe alla passer le Carnaval à Mantouë, & après trois représentations, Scaramouche plut tant au jeune Prince, qu’il ne fut pas long-tems sans recevoir de grandes marques de sa libéralité, & je laisse à penser si Scaramouche qui étoit naturellement enclin à l’avarice sçut profiter de l’occasion.

Ce que fit Scaramouche pour avoir un habit & un cheval du Duc de Mantoüe.

SCaramouche allant un jour saluer le Duc, lui dit qu’il avoit une belle Piéce dans l’imagination, mais qu’il manquoit d’habit pour l’exécuter. Le Duc commanda aussi tôt de lui laisser prendre dans sa Garderobe ce qu’il auroit besoin.

Scaramouche, selon les ordres du Prince, se fit donner un habit de velours noir, tout garni de sémences de perles, outre cela prit un riche harnois parmi les équipages. Il parut sur le Théâtre avec cet habit magnifique ; un Comédien dit qu’il falloit qu’un Prince lui eût prêté cet habit, il répondit : Qu’appelles-tu prêté, Maraud, prends-tu un Prince pour un Fripier, dis plutôt qu’il me l’a donné, & tu parleras sagement.

Le Prince le lui donna effectivement après la Comédie, de quoi Scaramouche voulant le remercier, il s’embarrassa si plaisamment dans son compliment, que toute l’assemblée pensa étouffer de rire.

Quelque tems après Scaramouche alla à la rencontre du Duc, monté sur un Ane avec l’habit & le riche harnois qu’il en avoit eu. Le Prince surpris de cette extravagance en demanda le sujet, Scaramouche répondit, que c’étoit pour faire voir à tout le monde les beaux présens dont son Altesse l’avoit honoré, & que s’il avoit eu assez d’argent il n’auroit pas manqué d’acheter un beau cheval pour correspondre en quelque sorte à la richesse du harnois. Le Duc entendant ce mot, ordonna sur le champ à son Ecuyer de lui en faire donner un de ceux de son Ecurie.

Scaramouche le vendit bientôt après à un grand Seigneur qui en eut envie. Ce qu’étant parvenu aux oreilles du Prince, notre Comédien lui dit pour s’excuser, qu’il ne s’en étoit défait que pour lui faire plaisir ; d’autant que s’il eût gardé plus long-tems ce Cheval fringant, il se seroit infailliblement cassé le cou, ou du moins estropié, ce qui auroit pu donner du chagrin à son Altesse.

Ce Prince qui aimoit Scaramouche reçut ses excuses avec beaucoup de bonté, & ne lui accorda qu’avec peine la permission d’aller à Boulogne, où Scaramouche avoit envie d’aller depuis long tems.

Comme Scaramouche fut mené en prison & ce qu’il fit pour se venger du grand Prévôt.

SCaramouche étant arrivé à Boulogne qui est le rendez vous général des Comédiens pendant le Carême, il se vit estimé de quelques-uns, envié de beaucoup d’autres, ce qui arrive ordinairement à ceux qui se sçavent distinguer par leur mérite.

Comme il ne haissoit pas le sexe, il fit bientôt une Maîtresse avec laquelle il prenoit plaisir de se promener tous les soirs au clair de lune : ce n’étoit pas sans répugnance, du côté de la Donna qui sçavoit le danger auquel elle s’exposoit, en se tenant dans les rues à des heures induës, contre les rigoureuses défenses de la Police. Mais Scaramouche se fiant sur son épée & sur son courage, se moquoit de ses frayeurs. Nonobstant toute sa bravoure, le Barigel ou le grand Prévôt, assisté de douze Sbires l’ayant pris lui & sa Maîtresse, le conduisit en prison. Scaramouche en sortit le lendemain moyennant dix pistoles, pour lui & sa maîtresse, & jura de s’en venger.

Un jour de grande Fête, le Prévôt suivi de trente Archers, étant allé à la messe de Notre-Dame de la mort, Scaramouche ayant trouvé occasion de le joindre dans la presse, lui coupa des boutons d’Orfévrerie qui étoient attachés derriere son manteau d’écarlate, & sortit de l’Eglise sans être apperçu.

Le Grand Prévôt étant de retour en sa maison, fut extrêmement surpris de la hardiesse de celui qui lui avoit coupé ses boutons, & fit tous ses efforts pour le découvrir. Il fit pour cet effet arrêter un grand nombre de coupeurs de bourses, dont il fit fouetter les uns & envoya les autres aux Galeres ; mais ce fut en vain.

Scaramouche qui ne se croyait pas encore assez vengé, s’habilla en garçon Tailleur & sçachant que le Prévôt étoit retenu pour affaire chez le Cardinal Légat, il entra hardiment dans sa maison, tenant des ciseaux & les boutons entre ses mains. En cet équipage, il parla à la femme du Grand-Prévôt, & lui dit que Monsieur ayant retrouvé ses boutons l’envoyoit prendre son manteau pour les recoudre : La bonne Dame ne balança pas à exécuter les ordres de son mari.

Scaramouche n’eut pas plutôt le manteau qu’il ne put s’empêcher d’aller témoigner sa joie à sa Maîtresse & de lui faire confidence du tour qu’il venoit de jouer au Grand-Prévôt.

Mais ayant fait réflexion qu’il avoit confié son secret à une femme qui auroit de la peine à se taire ; de crainte d’encourir quelque disgrace, autant que pour n’être point obligé de payer quelques petits arrérages qu’il devoit à sa Maîtresse, il partit sans lui rien dire & tira du côté de Naples.

La reception que lui fit le Grand Duc.

SUr le chemin de Naples, un Gentilhomme ayant demandé à Scaramouche qui il étoit, il se nomma (Fiedonelli) & se dit Musicien du Viceroi. Le Gentilhomme trouvant quelque chose d’extraordinaire, en même-tems de plaisant dans la phisionomie de Scaramouche, jugea qu’il seroit très-propre à divertir le Duc pendant quelques momens.

Dès qu’il fut arrivé, il avertit ce Prince qu’un Musicien célèbre étoit venu avec lui, & qu’il ne seroit peut-être pas fâché de l’entendre. On fit venir Scaramouche, qui sans se faire tirer l’oreille commença à préluder finement sur la Guitarre, & dit ensuite la Chanson bouffonne que je mets ici.

    L’Asinello inamorato.
    Canta, è regia à tutte l’hore.
    Pate un Musico affammato,
    Quando narra in suo dolore,
    E cantado d’amor va,
    Ut re mi fa sol la.                    Il brais.
        Quando vede l’Asinella,
    Canta, al’horcou vote acuta,
    Pate un Maestre di Capella,
    Quando batte la bat tuta ;
    E cantado d’amor va,
    Ut re mi fa sol la.
        Se tal’horè nella stalla,
    Mai fatica non lo doma,
    Sempte salta & sempte balla,
    Quando porta anco la soma,
    Et cantado d’amor va,
    Ut re mi fa sol la.                    Il brais.

Scaramouche accompagna cet air d’une bouffonnerie si plaisante, que le Grand Duc se tenoit les côtes de rire. Ce Prince lui dit de chanter encore une chanson, à quoi il obéit.

       Amor che coffa ai fatto,
    A far innamora il mio bel Gatto,
    Affé lo vo castrare,
    Accio lascié non torni più ad amare,
    Coffi sara di te disciolto è schiano,
    Ne per Gatta fera più gnao.        Il miaule.
       Sopra il ciel delle mura,
    Piange il misero piange sua suentua,
    E con fignaolati accenti,
    Fache soda d’intorno suioni lamenti,
    Solo si lagna è sta fra  il tetro è il trao,
    Va parlando al suo bien discendo gnao.        Il miaule.

Comme il achevoit ces paroles, il courut l’embrasser, & jura que jamais personne ne l’avoit si bien diverti.

Scaramouche découvrit alors au Grand Duc qu’il étoit Comédien & qu’il prétendoit jouer à Naples. Ce généreux Prince lui fit compter cent pistoles, lui promit sa protection, & lui donna des lettres de faveur, dont Scaramouche se servit utilement, comme on verra dans la suite.

Scaramouche dépense tout son argent en superbes équipages & bonne chere, se remet à la Comédie,
& gagne les bonnes graces du Duc de Satrian.

SCaramouche  étant à Naples s’habille magnifiquement, prit deux Estafiers avec un carrosse, & changeant presque tous les jours de Maîtresse, il n’oublia rien pour se donner tous les plaisirs qu’on peut prendre dans les grands Villes, quand on a de l’argent.

Il eut bientôt consumé tout ce qu’il avoit amassé depuis Boulogne, & ne trouvant personne qui voulût prêter, les Napolitains n’étant pas assez généreux pour être dupes, il fut obligé de congédier tout son équipage & se servir lui-même.

On dit ordinairement que la faim fait sortir le Loup du bois, de même la disette d’argent contraignit Scaramouche à se faire des pensées de grandeur & Noblesse dont il s’infatuoit quand il avoit le gousset garni.

Une Troupe de Comédiens se trouvant pour lors dans la Ville de Naples, il leur demanda une place. On le reçut volontiers, & il joua le role de Scaramouche avec tant d’agrément, que le Duc de Satrian ayant entendu parler avantageusement du nouvel acteur, résolut de faire venir la Troupe dans son Palais pour divertir sa famille.

Le jour destiné à cette Fête, grand nombre de Noblesse se trouva dans le Palais du Duc selon la coutume ; Scaramouche fit des merveilles & s’attira des louanges qui en répaissant l’esprit auroient été capables de rassasier l’appétit de tout autre : cependant Scaramouche s’étant assis à table par un ordre exprès du Duc, s’excrima contre les plats qu’on connut bientôt que la gloire n’étoit point les mets qu’il recherchoit le plus.

Si dans quelques autres repas j’oublie à dire que Scaramouche s’acquittoit fort bien du devoir de gros mangeur, je supplie le lecteur de se le tenir pour dit, dans la suite de l’Histoire.

Le souper étant fini, chacun voulut se retirer chez soi, les gens du Duc prirent des flambeaux d’argent pour éclairer à la compagnie, jusqu’au bas de la porte.

Scaramouche pour faire le nécessaire en prit aussi un de chaque main, & sortant de la rue, il poussa si loin la civilité, qu’il se conduisit lui-même jusqu’à son logis.

Le lendemain Scaramouche retournant souper chez le Duc, il lui dit que son Argenterie méritoit une verte réprimande, puisque s’il avoit voulu il auroit emporté une bonne partie de sa vaisselle, cependant qu’il s’étoit contenté d’une paire de flambeaux qu’il garderoit bien mieux que son Officier, s’il plaisoit à son Altesse de les lui donner.

Ce Prince les lui donna effectivement, mais lorsqu’il voulut s’en aller, il ordonna à un Estafier de le reconduire, de crainte qu’il ne lui en coutât encore deux flambeaux.

Scaramouche est aimé de la Maîtresse du Capitaine du Vaisseau sur lequel il s’étoit embarqué.

SCaramouche ayant trouvé un Vaisseau qui se préparoit pour l’Isle de Malte, ne fut pas long-tems à faire connoissance avec le Capitaine qui lui offrit sa table, ce qui combla de joie Scaramouche qui n’avoit pas coutume de refuser pareilles offres, & l’accepta de très-bon coeur.

Une Espagnole qui mangeoit aussi avec le Capitaine trouva Scaramouche fort à son gré. Son air & ses manieres plaisantes, jointes à une taille avantageuse, la charmerent tellement qu’elle en devint amoureuse à la folie, & en fit confidence à l’Esclave qui la servoit.

Scaramouche de son côté s’apperçut bientôt de l’amour de l’Espagnole par les oeillades pleines de flammes qu’elle lui portoit ; il fut entierement confirmé dans son opinion lorsque l’esclave lui vint dire à l’oreille que sa Maîtresse souhaitoit fort de lui dire quelque chose.

Scaramouche ne manqua pas de profiter de l’occasion, & laissant un jour le Capitaine sur le Tillac, il se glissa dans la chambre de l’Espagnole qui étoit disposée à le bien recevoir.

Il commençoit à peine à jouir de sa bonne fortune, qu’un grand orage s’éleva, & pensa abîmer le Vaisseau : l’Espagnole troublée par les cris qu’elle entendit pousser aux matelots, & par le bruit des vagues, repoussa rudement Scaramouche, en lui disant qu’il étoit la cause du danger.

La bourasque n’ayant duré qu’un demi-quart d’heure tout au plus, Scaramouche qui étoit derriere la porte de sa chambre, confus & interdit reprit courage lorsqu’il entendit l’Espagnole qui l’appelloit : Mi Caracon, mi mi Oios, mi Alma vengas, Sonor Tiberio, vengas. Il ne se le fit pas dire deux fois, mais pendant qu’il goûtoit tout ce que l’amour a de plus tendre, une tempête plus violente que la premiere, interrompit encore une fois le cours de ses plaisirs.

Ce fut avec bien du regret que Scaramouche se vit contraint d’abandonner l’Espagnole ; il vint sur le Tillac : le Capitaine avoit déjà fait sauter dans la mer une grande quantité de hardes pour soulager son Vaisseau.

Le jour ayant ramené le calme sur les eaux, excita un grand trouble dans l’esprit de Scaramouche, qui ne trouvant plus son coffre, se mit à jurer contre le Capitaine & maudire les plaisirs qu’il avoit gouté pendant la nuit avec l’Espagnole.

Le Capitaine chagrin de la perte de ses marchandises, & comprenant par les imprécations de Scaramouche, que l’Espagnole ne lui avoit pas été cruelle, déchargea toute sa colere sur son rival, & l’ayant fait presque assommer de coups, le mit à terre dans un endroit inhabité & plein de rochers.

Scaramouche réduit dans ce triste état se mit à pleurer comme un enfant : mais voyant qu’il n’y avoit point de remede à son malheur, il fit tant qu’après avoir grimpé comme une chevre pendant deux heures, il parvint sur le haut de la montagne.

Scaramouche est rencontré par des Bandits, qui le contraignent de demeurer avec eux.

LE destin qui sembloit prendre plaisir à persécuter Scaramouche, le fit tomber entre les mains d’une troupe de Voleurs de grands chemins, qui le prenant pour un Espion du Viceroi de Palerme, le questionnerent le poignard sur la gorge.

Scaramouche qui ne s’étoit jamais trouvé à pareille fête, tâchoit de les adoucir par toutes ses fortes de postures humiliantes, car la peur lui avoit ôté l’usage de la parole.

Les bandits ne se payant point de ces grimaces, il fut obligé de leur raconter son aventure : mais les voleurs n’y ajoutant point foi le contraignirent de demeurer avec eux.

Un jour ces Bandits après avoir assassiné un riche Marchand, auquel ils prirent six cent pistoles, voulurent les aller partager dans une maison qui étoit inhabitée depuis long-tems, à cause qu’on disoit que les esprits y revenoient.

Trois voyageurs qui s’y étoient mis à l’abri auparavant, effrayés à la vue de tant de gens armés, voulant se cacher dans les lieux les plus reculés firent tomber quelques plâtras, dont le bruit épouvanta si fort les Voleurs, que dans la pensée que tout l’Enfer s’alloit déchaîner contr’eux, ils s’enfuirent au plus vîte & laisserent leur argent à l’abandon.

Les Voyageurs ravis de les voir décamper, fermerent la porte sur eux & se mirent à partager eux-mêmes le butin.

Les Voleurs à une portée de mousquet du lieu qu’ils avoient quitté si précipitamment, regrettant leur argent, contraignirent Scaramouche d’y retourner pour voir ce qu’il seroit devenu.

Scaramouche n’osant refuser cette commission, quelque périlleuse qu’elle lui parût, arriva à la porte de la maison lorsqu’un des voyageurs disoit à ses camarades que le Ciel leur avoit envoyé cet argent fort à propos, puisqu’ils avoient à peine chacun quinze sols quand ce bonheur leur est arrivé.

Scaramouche  n’ayant entendu ces paroles qu’à moitié, revint aussi-tôt dire aux voleurs qu’il avoit trouvé la porte fermée & que les démons étoient venus en si grand nombre, qu’à peine avoient-ils eu chacun quinze sols de l’argent qu’ils avoient laissé.

Quoique Scaramouche eût conscience assez large, comme on l’a déjà dû remarquer, il ne laissoit pas d’avoir de l’horreur d’être en la compagnie de ces brigands, & s’en seroit volontiers détaché.

Il faisoit bouillir leur marmite & les servoit à table, mais son plus grand chagrin étoit lorsque les Bandits changeoient de retraite ; car on le chargeoit de tout l’équipage sous lequel il pensa être accablé plusieurs fois.

En changeant de demeure si souvent les voleurs avoient dessein de dépaiser le Grand Prévôt mais il arriva tout au contraire que par ses marches fréquentes ils tomberent dans une embuscade de trente Archers, qui à la premiere décharge en mirent cinq ou six par terre, le reste prit la fuite excepté Scaramouche qui fut fait prisonnier.

On le conduisit pieds & mains liées à Palerme, comme un voleur de grand chemin ; il auroit été pendu prévôtalement si le Juge qui vouloit apprendre de sa bouche le nombre des voleurs, n’eût fait surseoir son exécution.

Scaramouche étant interrogé, raconta de quelle maniere les Bandits l’avoient contraint de les suivre, mais tout cela n’eut servi à rien pour sa justification, s’il ne se fût souvenu du nom du Capitaine qui l’avoit mis hors de son bord.

Comme il n’y avoit pas long-tems que ce Capitaine qui se nommoit Peresso, avoit relâché dans le Port de Palerme pour y faire un procés-verbal des marchandises qu’il avoit été contraint de jetter en mer, le Juge le fit confronter avec deux Marchands Palermiens, qui n’osant s’exposer davantage aux incommodités de la mer avoient quitté le Vaisseau de Peresso.

Ils reconnurent Scaramouche & déposerent la vérité ; le Juge ayant oui leur déposition, le trouva absous. Scaramouche fut fort aise de se voir délivré d’une affaire si chatouilleuse ; cependant sa joie diminuoit de beaucoup lorsqu’il se voyoit tout nud, & que le Geolier des plus Arabes, lui demandoit encore cinquante Carlins pour le laisser sortir de Prison.

Scaramouche ne sçavoit à quel saint se vouer, envoya prier des Comédiens qui jouoient dans le Palais du Viceroi, d’avoir la bonté de l’assister. Quoique cette Troupe n’eût point encore entendu parler de la capacité de Scaramouche, elle ne laissa pas de le tirer charitablement de prison & le prit à son service.

Scaramouche après avoir servi quelque tems comme gagiste, s’offrit pour jouer une contre-scene du Comique, ce qu’il ne peut obtenir qu’après la mort de celui qui jouoit le rôle de Covieillo.

Il n’eut pas plutôt paru sur le Théatre, qu’il charma le public à son ordinaire, ses Confreres qui étoient les plus habiles de l’Italie, en furent jaloux, & cherchoient les occasions de le chagriner en l’empêchant de jouer aussi souvent qu’il auroit voulu ; mais Scaramouche ne pouvant oublier la maniere dont ses Confreres l’avoient secouru, & se ressouvenant que sans eux il eût peut-être pourri dans la Prison, il supportoit patiemment tous les chagrins qu’ils lui pouvoient causer.

Cet exemple de reconnoissance dans un Comédien tel que Scaramouche, doit faire rougir de honte ceux qui se sentent quelque habileté plus que leur Confreres, méprisent la Troupe dans laquelle ils sont entrés, & prétendent seuls décider de tout.

Scaramouche devient amoureux de Marinette sa premiere femme.

SCaramouche ayant fait une sérieuse réflexion sur les inconvéniens où l’avoit jetté sa prodigalité, commença à devenir plus économe : & au lieu de manger tout son argent au Cabaret les jours qu’il ne jouoit point, il s’alloit divertir à la promenade.

Un jour qu’il étoit à une lieue ou environ de la Ville, il apperçut une jeune fille qui essuyoit ses cheveux qu’elle venoit de laver sur le bord d’un ruisseau, & qui étoient d’une longueur si extraordinaire, que, quoiqu’elle fût montée sur une grosse pierre, ils ne laissoient pas de traîner à terre.

Cette charmante chevelure jointe à la beauté de la jeune personne qu’elle couvroit, enchaîna le coeur de Scaramouche.

La mere de la jeune blonde le voyant attaché à considérer sa fille, ne put s’empêcher de lui dire qu’il l’a trouvoit apparemment bien à son gré, puisqu’il la regardoit si attentivement.

Scaramouche repartit qu’il n’avoit en effet jamais rien vu de si charmant, & que sa fille étoit digne de l’admiration des plus fins connoisseurs.

La mere conjecturant au discours de Scaramouche qu’il étoit amoureux de sa fille, lui dit qu’elle étoit à marier, & que s’il étoit garçon il en tiendroit pas à elle qu’un tel mariage ne se conclût. Mon mari, ajouta-elle, étoit un Marchand, dont la mort fit beaucoup tort à nos affaires ; mais si nous manquons de bien, nous avons toujours vêcu avec honneur.

Scaramouche pendant ce discours garda un silence fort rêveur dont la mere ayant demandé le sujet, il répondit qu’il étoit besoin de penser long-tems à ce qu’on ne devoit faire qu’une fois, & que d’ailleurs il avoit oui-dire que pour prendre une bonne femme, il falloit qu’elle fût sans yeux pour ne point voir les amours de son mari, sans langue pour ne point lui répondre quand il la querelle, & enfin sans oreilles pour ne point écouter les fleurettes d’un Amant.

Toutefois votre fille ne me paroit ni aveugle, ni sourde, ni muette, mais au contraire elle a bon pied, bon oeil.

Ce discours fit rire la mere, qui dit à Scaramouche qu’elle ne sçavoit de défaut en sa fille, que celui d’être pauvre. Tant mieux, répondit-il, c’est une méchante marchandise qu’une fille, lorsqu’il faut donner de l’argent pour s’en défaire. J’épouserai la vôtre sans or, & par le seul amour que je lui porte, sa beauté & sa vertu me tiendront lieu des plus grandes richesses. En parlant ainsi sur le prétendu mariage, il les reconduisit jusques chez elles. Il ne tarda guere à s’informer dans le voisinage, & trouvant que la mere ne lui avoit rien dit qui ne fût véritable, il epousa la fille au bout de quinze jours.

Scaramouche trouve une chaîne d’or, lorsqu’il a le plus besoin d’argent.

LE tems approchant que la troupe des Comédiens de Palerme devoit aller passer l’Hiver à Rome, Scaramouche qui avoit presque dépensé tout son argent tant en festins qu’en habits de noces, se trouvoit bien embarrassé.

Dans le plus fort de son inquiétude il trouva heureusement une bourse dans laquelle étoit une chaîne d’or de la valeur de cent Louis. La vue d’un si beau métail dissipa tout son chagrin ; toutefois il se trouva dans un nouvel embarras ; car il appréhendoit qu’en voulant faire de l’argent de la chaîne, elle ne trouvât son maître.

Le Marquis d’Aqua-Viva, qui avoit perdu cette chaîne fit afficher qu’il donnoit vingt pistoles à celui qui la lui rendroit ; Scaramouche se mit en tête de les avoir sans rendre la chaîne.

Il alla pour cet effet chez un Doreur en cuivre, auquel il en fit faire une de ce métail, semblable à celle qu’il avoit trouvée, ensuite il fut trouver un bon Religieux à qui il remit un anneau d’or qu’il avoit détaché de la chaîne du Marquis, en lui disant : je scais mon révérend Pere, qui a trouvé la chaîne du Marquis d’Aqua-Viva : mais celui qui l’a trouvée veut trente pistoles, & ne l’a rendra pas à moins ; car c’est un homme qui a grand nombre d’enfans. Le bon Pere exhorta Scaramouche à lui découvrir qui avoit la chaîne, & qu’il devoit être assuré que Monsieur le Marquis ne regarderoit pas à dix pistoles.

Scaramouche ne voulant point s’y fier, dit résolument au Pere que si on ne donnoit les trente pistoles dans vingt-quatre heures, la chaîne couroit risque d’être perdue pour le Marquis, & qu’il lui confioit ce secret sous le sceau de la Confession.

Le Pere voyant qu’il persistoit dans cette résolution, lui dit de revenir le lendemain à pareille heure.

Scaramouche ne manqua pas de se trouver au rendez-vous & moyennant les trente pistoles que le Pere compta, il lui délivra la chaîne de cuivre doré dans la même bourse où il avoit trouvé celle qui étoit d’or. Scaramouche en quittant le Pere lui donna mille bénédictions, s’en revint joyeux vers sa femme, qui fut aussi aise de l’aventure de son mari, que le Marquis fut chagrin lorsque le Pere lui rapporta une chaîne de cuivre au lieu d’or.

Voyage de Scaramouche & de Marinette sa femme de Palerme à Rome.

SCaramouche ayant trouvé de l’argent comptant par son industrie, partit avec le reste de la Troupe pour aller à Rome ; mais l’excessive délicatesse de sa femme lui fit bientôt éprouver que celui qui croyoit vivre content dans le Mariage, n’est pas long-tems à se répentir de s’y être engagé.

Quoiqu’il aimât beaucoup sa femme, il ne supportoit qu’impatiemment toutes ses petites manieres autant affectées que ridicules, jusques-là qu’ayant à tous momens des différends avec elle pour ce sujet, il apprêtoit à rire à tous ses Confrères, le naturel des Comédiens étant de ne se point épargner, & de chercher les occasions de se railler les uns des autres.

Marinette faisoit arrêter le carrosse à tous momens, tantôt parce qu’elle se trouvoit mal, tantôt pour faire de l’eau, & tantôt pour cueillir une fleur qu’elle voyoit dans la campagne.

Scaramouche prenoit patience comme on dit en enrageant : mais ce fut bien pis lorsqu’étant arrivé en l’Hôtellerie, Marinette ne trouva rien à son goût : la fumée du bouilli l’incommodoit, le vin étoit trop vert ou trop doux, le pain étoit trop tendre ou trop rassis, la soupe n’étoit pas assez salée, rien enfin ne lui plaisoit Bien que Scaramouche eût pris soin de lui chercher le meilleur lit qui fût dans l’Hôtellerie, elle ne laissa pas de crier toute la nuit que le lit de plume l’échauffoit & qu’un des plis du drap lui avoit enfoncé une côte.

Elle se plaignoit quoiqu’il ne fût plus tems des puces, qu’une de ces insectes lui faisoit souffrir le martire de ces piquûres.

Scaramouche s’ennuyant de l’entendre, battit le fusil & ayant allumé un chandelle, prit un mousqueton, avec quoi il fit semblant de vouloir tuer la puce dont Marinette se plaignoit.

Cette résolution extravagante ayant fait peur à Marinette, elle lui donna le reste de la nuit un peu plus de repos.

Une autre fois Scaramouche voyant que sa femme, après s’être frotté les mains, d’une certaine pommade, s’étoit couchée avec ses gants, s’alla mettre auprès d’elle tout botté & éperonné : Marinette se sentant égratigner les jambes fit un grand cri, comme si elle eût été blessée à mort. Scaramouche connoissant son humeur n’en fit que rire, & lui dit que c’étoit pour donner la chasse aux puces qu’il couchoit avec des éperons, & que d’ailleurs il pouvoit porter ses bottes au lit puisqu’elle y portoit ses gants.

Après une heure de contestation Marinette ôta ses gants pour obliger Scaramouche de quitter ses bottes, & l’un & l’autre firent la paix qu’ils cimenterent de quelques baisers, qui leur parurent plus doux que le beau tems est agréable après l’orage.

Comme Marinette monta la premiere fois sur le Théâtre.

LA Troupe des Comédiens étant arrivée à Rome, Scaramouche leur proposa de faire jouer quelques Scènes à Marinette. La plupart des jeunes Comédiens, plutôt pour avoir les bonnes graces de la femme, que dans le dessein de plaire au mari, n’eurent garde de s’y opposer.

Le jour que Marinette devoit jouer un rôle de Soubrette, apres avoir mis un habit convenable à ce caractere & sous lequel elle dit à son mari de lui mettre son busc, à quoi Scaramouche obéit.

Scaramouche pour commencer à se faire un nom dans cette premiere ville du monde, les surpassa dans cette Piéce : Marinette belle & bien faite, étant secondée par lui & parlant avec beaucoup de grace, attiroit sur elle les regards des Spectateurs.

La Piéce étant finie, grand nombre de Seigneurs vinrent derriere le Théâtre pour applaudir Scaramouche.

L’encens que ces Messieurs donnerent ensuite à la beauté & gentillesse de Marinette fut si fort, qu’elle se laissa tomber sur un fauteuil à demi-pâmée. Pour mieux couvrir son jeu, elle commença à s’emporter contre Scaramouche, & en même-tems se mit à pleurer comme s’il l’eût maltraitée.

Ces Seigneurs voulurent sçavoir de Marinette le sujet de ses pleurs, mais ils ne furent pas peu surpris lorsqu’elle leur dit que son mari lui avoit mit son busc si froid qu’elle en avoit eu une colique à mourir. Il furent assez galant pour trouver qu’elle avoit raison de se plaindre, & ils ne manquerent pas de dire à Scaramouche de faire bien chauffer le busc de sa femme quand il le lui mettroit, pour qu’elle ne fût obligée de donner cette commission à un autre qui la serviroit mieux que lui.

Scaramouche étant au souper du Duc de Carbognan, emporta un grand Pâté qui creva sur sa tête.

SCaramouche & Marinette se virent en très-peu de tems les Maîtres de la Troupe, qui devint par leur crédit la plus opulente qui fût dans l’Italie.

Les Seigneurs Romains ne se contenterent pas de les voir sur le Théâtre. Les uns alloient chez Marinette pour l’entretenir & pour l’entendre chanter, pendant que les autres faisoient venir son mari chez eux pour voir de plus près ses grimaces.

Scaramouche ne sortoit jamais des tables des Princes qu’il ne remportât chez lui de quoi faire des Matelotes ou des Capilotades. Un jour il se saisit d’un grand pâté ovale chez le Duc de Carbognan, & ne voulant le confier à persoene, tant qu’il craignoit qu’un si bon morceau ne lui échapât, il le porta entre ses bras jusqu’à la porte de sa maison, où l’ayant mis sur sa tête pour chercher la clef de sa poche, la croute de dessous s’ouvrit, si bien que le pâté lui descendit sur les épaules en guise de fraise Espagnole.

La servante ayant entendu sa voix, accourut promptement lui ouvrir la porte, & le voyant dans cet état, crut d’abord qu’il s’étoit déguisé exprès, & que le pâté n’étoit que de carton : mais Scaramouche qui tiroit un pied de langue pour essuyer la sauce qui découloit le long de son visage, fit connoître que ce n’étoit pas une feinte, & que le pâté étoit véritablement de chair.

Lorsqu’il fut monté à la chambre on lui coupa le pâté sur le col, à peu près comme qui met en liberté un Galerien.

La graisse qui s’étoit épaissie sur ses yeux l’empêcha de voir en entrant huit Seigneurs qui étoient alors avec sa femme, & qui avoient fait apporter une collation magnifique. Bien que Scaramouche vint assez mal à propos les troubler, ils furent ravis d’avoir vu une aventure si plaisante, & l’un d’eux prenant une serviete débarbouilla lui-même Scaramouche & lui donna un verre de vin, pour remettre ses esprits.

Scaramouche ayant avalé ce Julep confortatif s’assit à table avec eux & fit servir une des moitiés de son pâté qu’il aimoit beaucoup mieux que toutes les confitures seches & liquides dont la table étoit garnie. Il se consola aisément de son infortune lorsqu’il vit qu’on le laissoit tout seul manger le pâté, que personne n’y osoit toucher, ce qui ne seroit pas arrivé s’il l’eût apporté sain & entier.

Marinette accouche d’un Garçon.

SCaramouche ayant parcouru pendant l’Été les principales Villes de la Lombardie, revint l’Hyver suivant jouer la Comédie à Rome.

Sa femme étoit presque à terme d’accoucher de son premier enfant : lorsqu’ils y furent arrivés, il ne l’abandonnoit pas d’un moment & il tâchoit en la divertissant d’adoucir le mal qu’elle souffroit.

Comme elle fut dans le fort des douleurs, elle ne cessoit de crier que Scaramouche étoit un fourbe & qu’il l’avoit trompée : est ce là, disoit-elle, comme tu m’avois promis de ne me point engrosser, traître, imposteur ? Tais toi ; tais toi, ma mignogne, répondit Scaramouche, pardonne moi pour cette fois-ci, & je t’assure qu’une autre fois j’accoucherai pour toi.

Est-ce donc comme cela que tu prétends m’en donner à garder, ajoûta Marinette, comme si je ne sçavois que c’est une chose impossible. Point du tout, ma mie, reprit Scaramouche, il y a une année mâle & l’autre femelle ; pourquoi ne veux-tu pas que la même chose puisse arriver aux hommes ?

Marinette s’étant enfin délivrée heureusement d’un petit Scaramouche, son Mari alla aussi-tôt supplier un Seigneur d’avoir la bonté de le tenir sur les fonds.

Ce Seigneur qui aimoit Scaramouche, lui accorda volontiers cette faveur, & se trouva en personne dans l’Eglise où le petit Scaramouche fut baptisé solemnellement.

La cérémonie achevée, ce Seigneur se retira sans faire aucun don ni au Pere, ni à la Mere, ni même à son Filleul, contre la coûtume qui s’observe en Italie.

Quinze jours après les Comédiens étant allés jouer chez la Reine de Suede, Scaramouche s’écria en présence du Noble Seigneur qui s’y trouva : Diraculum, Miraculum, Nobilissimo Signore ! votre Filleul vient de parler.

La Reine de Suede impatiente de sçavoir à quoi Scaramouche en vouloit venir, lui demanda ce que son fils pouvoit avoir dit. Madame, répondit Scaramouche, l’enfant s’est plaint de ce que son Parrain ne lui a rien donné après le Baptême.

Ce Seigneur, après un souris, tira aussi-tôt le Diamant qu’il avoit au doigt, le donna à Scaramouche, lui disant ; Tiens, voilà de quoi le faire taire.

Scaramouche, le remercia humblement, & lui dit qu’il ne manquera pas de lui envoyer son Filleul, afin qu’il l’en remercie lui-même, & que d’ailleurs il ne sçavoit si l’enfant n’auroit pas quelque chose à lui dire.

Toute l’assemblée éclata de rire, du plaisant moyen dont Scaramouche s’étoit servi pour engager ce Seigneur à lui faire un présent. Le Carnaval fini, Scaramouche quitta Rome pour aller passer le Carême à Florence, où il acheta une belle terre hors la porte du Poggio imperiale, & fit mettre sur sa maison cette inscription :

                Fiori Fiorille.
                     Egli su stota il fato.

Faisant allusion à son nom de Fiorilli ; & voulant apprendre aux passans par ses paroles, que le destin avoit fait fleurir une heureuse abondance dans sa famille.

Scaramouche va à Milan.

SCaramouche après avoir demeuré à Florence le tems nécessaire pour mettre sur le bon pied la terre qu’il avoit acquise, passa dans le duché de Milan où sa réputation étoit tellement répandue que le Gouverneur lui fit présent d’une chaîne d’or.

Scaramouche ne démentit point sur le Théâtre la bonne opinion qu’on avoit conçue de lui, & les scenes qu’il jouoit dans le particulier, ne marquoient guere moins la disposition naturelle qu’il avoit à être Comédien en toutes ses actions.

Il alla un jour chez le Marquis de Cara ene avec la chaîne d’or au bout de laquelle il avoit attaché un image en papier où étoit le portrait du gouverneur, qui en parut irrité ; mais Scaramouche lui ayant dit qu’il n’avoit eu d’autre dessein en cela, que de faire connoître à tout le monde celui dont il tenoit la chaîne, le Marquis lui donna une belle médaille d’or, où étoit son Buste. Pendant qu’on l’admiroit à Milan, il put demandé avec la troupe, pour aller à Vienne jouer à la Cour de l’Empereur ; d’un autre côté le Prince Alexandre Farneze lui dit de passer en France.

Scaramouche qui avoit appris par la renommée quelle étoit la Grandeur & la générosité de Louis XIII, ne balança pas un moment à refuser les offres de l’Empereur ; avec l’agrément du Prince de Parme, il résolut de passer en France.

Ce qui se passa de remarquable dans le voyage de Scaramouche.

SCaramouche étant en chemin pour la France, n’eut pas peu d’embarras depuis le Novaleze jusqu’à la Grande Croix : Marinette ne voulut point monter sur les mulets qui font d’ordinaire ce trajet, alléguant pour ses raisons, qu’elle ne pouvoit jamais écarter les jambes pour chevaucher sur de si grosses montures. Il ne restoit que d’aller dans une chaise portée par deux hommes dont elle ne s’accommoda qu’à condition que Scaramouche la suivroit : comme ces Porteurs tiennent une route où les mulets ne peuvent passer, Scaramouche la suivit à pied comme un barbet. A une lieue de l’endroit dont ils étoient partis, un des Porteurs s’étant laissé tomber, se démit une jambe & ne pouvant passer outre, Scaramouche fut contraint de prendre sa place & de porter Marinette jusqu’à la grande croix, où il trouva d’autres porteurs.

Quand ils eurent traversé la plaine, comme il y a voit encore assez de neige, Scaramouche fit mettre Marinette sur une Traîneau pour maniere de passe-tems, & dès qu’elle y fut, le conducteur qui avoit le mot partit comme un trait. Il falloit entendre Marinette qui ne fit qu’un cri depuis que le Traîneau commença à glisser jusqu’à Lunebourg, où il s’arrêta.

Scaramouche qui y étoit arrivé le premier eut toutes les peines du monde à appaiser Marinette qui pensa le dévisager. Après l’avoir laissée exaler sa colere en paroles injurieuses, il la mit en croupe derriere lui & arriva sur le soir dans une Hôtellerie où il n’y avoit qu’un lit déjà occupé par deux Marchands qui alloient à Turin.

Invention de Scaramouche pour avoir le lit des Marchands.

MArinette fatiguée du cheval, appris pour comble de disgrace, qu’il lui faudroit coucher sur la paille, se mit à maudire le moment qu’elle avoit quitté l’Italie.

Scaramouche pour l’appaiser lui dit qu’il lui venoit dans l’esprit un moyen d’avoir le lit des Marchands, pourvu qu’elle voulût lui aider à jouer son personnage.

Marinette ayant répondu qu’il n’y avoit rien qu’elle ne fît pour avoir un lit, Scaramouche pria l’Hôte de vouloir bien faire du feu en la chambre où étoient couchés les Marchands puisqu’il n’en avoit point d’autre, que lui & sa femme y passeroient la nuit sur des chaises.

Scaramouche étant auprès du feu avec Marinette, tira de sa poche une corde qu’il avoit détachée de la valise & demanda du savon à sa femme en lui disant : Tu scais que demain je dois pendre un voleur de grand chemin, je veux que la corde soit bien frottée, car quoique je sois Bourreau, il faut je fasse mon métier avec conscience, mon frere est un homme intéressé ; & pour épargner deux sols, il n’use point de savon & fait languir les pauvres patiens.

Pour moi j’ai de l’honneur, & j’exerce ma charge avec humanité ; mon Pere ma montré ce qu’il y a de plus subtil dans nos fonctions, & grace au Ciel j’en ai scu profiter, pouvant me flatter sans vanité d’être un des plus habiles Bourreaux.

Les Marchands qui ne dormoient pas, crurent à ce discours que c’étoit effectivement le Bourreau & sa femme, & se glissant tout doucement dans la ruelle du lit, sortirent de la chambre pour s’aller plaindre à l’Hôte d’avoir mis le Bourreau avec eux.

Dès que Scaramouche les vit dehors, il ferma la porte par derriere ; & après avoir retourné les draps, se mit au lit avec sa femme. Le lendemain il découvrit la ruse à son Hôte qui rit de tout son coeur.

Scaramouche se présente devant le Roi avec son Chien & son Perroquet.

SCaramouche étant arrivé à Paris, balança quelque tems de quelle maniere il se présenteroit au Roi pour la premiere fois. Enfin il se détermina d’y aller avec son Habit de Scaramouche, sur lequel il mit son manteau.

Dès qu’il fut en présence de sa Majesté il jetta son manteau par terre & parut avec sa Guittare, son Chien & son Perroquet. Il fit un concert fort plaisant avec ces deux bêtes qu’il avoit dressées à tenir leur partie, dont l’une étoit sur le manche de la Guittare & l’autre sur un Placet, quand il chanta ses paroles.

        Fa la ut ami modo nei cantar,
        Re mi si ou non aver lingoa a que la
        Che sol fa posession di fat me flar
        Mi reflo in questo
        Mi re resto en questo
        La berinto chlogni mal discerno.
          La mi fa sufporate la notte è il di
        Re mi rar la non vol el mio dolor ;
        La fa far ogni canto sol per mi
        Mi mi sol mor o ristoro
        Non son mai per aver in sin chio spire.
        Che la sol fa la mo, io mi ro miro,

Ces trois animaux firent si bien leur devoir, que le Roi prit en affection celui du milieu, qui étoit Scaramouche, de sorte que depuis ce tems-là il a eu l’honneur de divertir ce grand Prince plus de trente ans, paroissant toujours nouveau dans ces manieres, quoiqu’il ne changeât point de personnage.

Il se vit bientôt gravé & même mis en marbre. On paroit les cheminées & les cabinets de son Buste & de sa figure : En un mot la cour & la ville ne pouvoient se lasser de le voir.

Mot plaisant de Scaramouche.

LE Roi ayant un jour apperçu Scaramouche à son dîner voulut bien prendre la peine de lui verser à boire de sa propre main d’un vin étranger pour voir s’il étoit bon gourmet. Scaramouche eut bientôt avalé le verre de vin, & comme le Roi eut demandé de quel pays il étoit ; Scaramouche répondit que le plaisir qu’il avoit eu en le buvant, l’avoit empêché d’y réfléchir.

Le Roi lui en donna encore une seconde fois, en lui disant : il faut que tu y penses à présent ; car tu n’en auras pas davantage. Scaramouche devina & dit que c’étoit du vin du Piémont.

Un Seigneur de la Cour l’ayant tiré à part lui dit : Scaramouche, tu peux te vanter que le plus grand Monarque du monde t’a versé à boire. Ceux qui étoient auprès de lui s’étant pris à rire de la réponse que Scaramouche lui fit, le Roi voulut sçavoir ce que c’étoit, mais personne ne l’ayant osé dire, Scaramouche prit la parole, & dit à sa Majesté, que son Eminence lui ayant dit qu’il pouvoit se vanter que le plus grand Monarque du monde lui avoit versé à boire, il avoit répondu, qu’il ne manqueroit pas de le dire à son Boulanger.

Le Roi comprenant par ce discours, que l’honneur qu’il avoit fait à Scaramouche ne lui donnoit pas de pain, repartit aussi-tôt avec une générosité sans pareille : Tu lui diras aussi que j’augmente ta pension de cent pistoles. Scaramouche remercia Sa Majesté & se retira fort content.

Invention de Scaramouche pour porter la Reine mere à lui donner un habit d’hiver.

SCaramouche étant venu à la Cour par un grand froid avec un Pourpoint & des Hauts-de-chausses de taffetas, apprêta bien à rire aux Courtisans, qui disoient en raillant qu’il avoit apparamment pris Janvier pour Juillet, mais Scaramouche qui avoit son but, souffroit patiemment leur raillerie, & feignant même d’avoir plus froid qu’il n’avoit, claquetoit des dents en versant des larmes.

La Reine Mere qui étoit fort sensible à ceux qu’elle voyoit pleurer, voulut scavoir quel sujet il avoit de se plaindre ainsi, Scaramouche répondit trois disgraces, Madame, me sont arrivées ce matin.

Mon fidèle barbet, que j’aimois autant que ma femme, est mort. Mon Laquais m’a volé tous mes habits, & ne m’a laissé que celui que j’ai sur le corps ; enfin pour comble de malheur comme je courois désespéré dans ma chambre, mon Perroquet s’est mis à crier au voleur ; je lui ai donné un soufflet pour le punir de l’avoir fait si tard : voulant seulement le châtier, je l’ai tué : en expirant il m’a appellé cent fois traître & se voyant près du tombeau, il a chanté si mélodieusement, Ut, re, mi, fa, sol, la, que j’en suis inconsolable.

Voilà, madame, trois coups mortels pour le pauvre Scaramouche : il faut que je sois assez malheureux pour être marié, car sans cela dans le chagrin où je suis, je m’irois confiner dans un Hermitage pour le reste de mes jours : je joue déjà assez le rôle de l’Hermite, & d’ailleurs ce seroit le vrai moyen de me délivrer de l’importunité de mes créanciers, qui ne cessent de me persécuter.

La Reine mere attendrie par ses plaintes, lui fit donner soixante Louis pour avoir un Chien & un Perroquet, de plus lui permit de lever un habit chez le Marchand de la Cour qui étoit en deuil pour la mort d’un Prince étranger.

Scaramouche qui pleuroit auparavant de froid, commença à pleurer de joie : & après avoir remercié la Reine, il lui dit que sa libéralité l’avoit mis en état de ravoir des Habits, & que sa servante qui avoit le caquet bien affilé, lui tiendroit lieu de Perroquet ; mais qu’il désespéroit de pouvoir trouver un Chien semblable au défunt.

Lorsque Scaramouche fut habillé, il ne manqua pas d’aller faire sa révérence à la Reine mere, qui le voyant vétu de noir avec un long manteau de drap d’Espagne, doublé d’un écarlate, ne sçavoit que s’imaginer de cette bigarrure extraordinaire ; elle lui demanda pourquoi il s’étoit fait habiller de la sorte : il répondit que c’étoit pour se conformer à la Cour qui portoit alors le deuil ; mais répliqua la Reine, il ne falloit donc pas faire doubler votre Habit de rouge, c’est Madame, ajouta-t-il, que j’ai voulu faire d’une pierre deux coups, je porte le deuil de mon Perroquet en même tems que celui du Prince N.

L’imagination de Scaramouche fut trouvée si grotesque & si bouffonne, qu’elle servit de divertissement à la Cour pendant plus de quinze jours.

Amourette de Scaramouche avec la fille d’un Boulanger de Paris.

SOit que Scaramouche eût aporté d’Italie comme une contagion l’humeur fantasque assez naturelle aux gens de cette nation, ou bien avançant en âge il eût pris les habitudes de la vieillesse, il donnoit tous les jours quelque sujet de chagrin à ses confreres avec lesquels il se brouilloit sans cesse, & la plupart du tems sans sujet.

L’amourette que Scaramouche se mit alors en tête vint heureusement leur procurer du repos ; car étant occupé à sa nouvelle inclination, il ne songeoit qu’à gagner le coeur de sa belle.

C’étoit la fille d’un boulanger, qui pour une grisette etoit assez jolie, & qui n’avoit tout au plus que quinze ans. Bien qu’elle fût si jeune, elle eut l’adresse d’amuser long-tems le pauvre Scaramouche, qui enfin après beaucoup d’instances obtint d’elle qu’il la viendroit voir un jour que son Pere iroit à la campagne.

Quoique la fille eût donné sa parole, comme le coeur étoit fort eloigné d’avoir le moindre penchant pour Scaramouche, elle avertit son pere du projet de son vieux amant, & du rendez-vous qu’elle lui avoit donné.

Le Pere qui connoissoit Scaramouche & qui étoit bien aise de se divertir à ses dépens, convint avec sa fille qu’elle le recevroit, & que de son côté faisant semblant de n’avoir pu aller à la campagne, il viendroit frapper subtillement à la porte, afin qu’elle obligeât Scaramouche de se cacher dans une Huche qu’elle fermeroit à la clef, lorsqu’il seroit enfermé.

Scaramouche ignorant le tour qu’on lui devoit jouer, se rendit à l’heure marquée chez sa maîtresse, avec toute l’espérance qu’un vieillard amoureux est capable de concevoir.

Mais à peine avoit-il commencé à lui témoigner par son compliment combien il s’estimoit heureux de la voir tête à tête, que le pere frappa fort brusquement à la porte.

La fille faisant l’étonnée, Ah ! dit-elle, je suis perdue, mon Pere vous va tuer s’il vous trouve ici.

Scaramouche qui trembloit tout de bon, lui demanda s’il n’y avoit point d’endroit où il pût se cacher. La fille lui montra aussi-tôt la Huche ; où Scaramouche se blotit parmi un reste de farine ; elle fut ensuite ouvrir à son pere qui frappoit plus fort.

Le Pere étant entré ne manqua pas de gronder sa fille, & lui dit qu’il vouloit souper, & que s’il n’étoit point allé en campagne, c’étoit à cause du mauvais tems.

La fille obéit, & prépara le souper à son pere, qui coucha encore dans la même chambre où étoit la Huche dans laquelle Scaramouche passa toute la nuit fort mal à son aise, car il n’osoit soupirer ni se plaindre de peur de se faire découvrir.

Le lendemain comme il espéroit que sa Maîtresse viendroit le délivrer, & qu’elle lui feroit oublier ses peines par les faveurs qu’il en obtiendroit infailliblement.

Un compere du Boulanger qui avoit le mot, lui vint proposer d’acheter la Huche : à quoi le Boulanger taupa volontiers. L’acheteur ayant conclu le marché, la fit descendre dans la rue par des gens aussi apostés. Je laisse à penser la frayeur de Scaramouche, qui ne sçavoit où on alloit le transporter.

Quand la Huche fut dans la rue, on l’ouvrit, & Scaramouche reprenant toute son ancienne vigueur, en sortit si brusquement, que les assistans qui s’attendoient à le bien berner, furent eux-mêmes bien surpris.

Scaramouche tout blanc de farine, couroit comme s’il eût eu le feu au derriere, & fit assembler tous les enfans par où il passoit, qui le poursuivirent jusques chez lui, en criant ; il a chié au lit, il a chié au lit.

Autre amourette & second mariage de Scaramouche.

NOnobstant le mauvais succès qu’eut Scaramouche dans ses amours avec la fille du Boulanger, il ne laissa pas d’engager son coeur de nouveau à une autre grisette encore plus belle que la premiere & qui ne fut pas difficile.

L’état indigent où elle se voyoit réduite, lui fit écouter le vieillard avec de sinceres intentions : & par l’intrigue d’une certaine Revendeuse, elle se donna toute entiere à Scaramouche qui la retira dans sa maison.

Elle y vêcu pendant quelques années en assez bonne intelligence avec lui ; mais à la fin, suivant le penchant qui est inséparable du sexe, elle le quitta pour un jeune homme qui la mena en Angleterre, d’où elle revint un an après.

Scaramouche que l’avoit tendrement aimée, la reprit, & quoiqu’elle eût sur elle des marques de son infidélité, il l’aima tout de même qu’auparavant, puisqu’ayant appris en ce même-tems que sa femme Marinette étoit morte en Italie, il l’épousa.

Scaramouche ne pouvoit lui donner de plus grands témoignages de son amour : cependant cette nouvelle épouse méconnoissante de tant de bontés, & se voyant unie à lui par un lien indissoluble, lui donnoit chaque jour sujet de se plaindre & de se répentir de lui avoir fait sa fortune.

Scaramouche qui n’ignoroit pas qu’une jeune femme est difficilement sage avec un mari octogénaire, feignit d’être encore plus aveugle qu’il ne l’étoit effectivement, & passoit comme on dit, bien des choses au gros sac.

Mais voyant enfin qu’elle levoit le masque & qu’elle ne gardoit aucun ménagement, il l’a fit enfermer dans le Châtelet, & de là dans un Couvent où elle mourut bien-tôt de chagrin.

Présent de Scaramouche à son Chirurgien.

UN jeune Chirurgien qui avoit autrefois pansé à Scaramouche la tête, d’une playe qu’il s’étoit faite en tombant du haut en bas de l’escalier, le vint visiter quelques jours avant sa mort, & voyant qu’infailliblement, il n’avoit pas long tems à vivre, il dit enfin, Seigneur Tiberio, il faut songer à mourir & mettre ordre à votre conscience.

C’est ce que j’ai fait aussi, repartit Scaramouche, puisqu’il n’y a que deux jours que j’ai reçu le Saint Sacrement, je ne crois pourtant pas mourir si tôt, & en signe que je vivrai encore long-tems, en montrant ses jambes enflées, c’est que voilà la graisse qui me revient.

Il étoit alors dans un fauteuil, où il fut contraint de rester les derniers jours de son indisposition, de peur d’être suffoqué, s’il se fût mis dans le lit.

Après avoir parlé de choses & d’autres, je me ressouviens, dit Scaramouche, que je ne vous ai rien donné que des Billets de Comédie pour m’avoir guérit d’un coup à la tête, il est bien juste de reconnoître un si bon service.

Il dit cela d’un ton si sérieux, que le Chirurgien crut qu’il lui alloit donner quelque somme d’argent.

Mais Scaramouche tirant de sa poche une vieille paire de lunettes, avec quelques paperasses : Tenez, Monsieur, dit-il, voilà des lunettes qui me servent il y a près de soixante ans, on les peut à bon droit appeller immortelles, puisqu’elles sont tombées plus de mille fois sans se pouvoir rompre.

Comme vous pouvez vieillir & en avoir besoin pour vous, je vous en fais un présent aussi-bien que de mes Chansons, qui ne sont à la vérité pas notées, mais vous qui êtes homme d’esprit vous ne manquerez pas de trouver les airs sur lesquels je les ai faites. Le Chirurgien bien loin de se fâcher, ne put s’empêcher de rire à ce discours, & dit en s’en allant, que Scaramouche vouloit jouer la Comédie jusqu’à la mort.

Présent de Scaramouche à son Laquais.

SCaramouche avoit un laquais qui le servoit depuis long-tems par le seul plaisir de lui voir faire ses postures, & de pouvoir entrer à la Comédie sans payer.

Scaramouche l’ayant embrassé tendrement & lui ayant recommandé d’avoir toujours la crainte de Dieu devant les yeux, lui dit : Brindavoine, (il l’avoit nommé ainsi) je sçais que tu es un brave garçon & qu’il y a sept ans que tu me sers sans intérêts ; je veux te récompenser à présent avec usure, afin que tu prie Dieu de bon coeur pour mon ame en cas que je meure bientôt ; mais si j’en dois croire un Astrologue, qui m’a dit, que j’ai encore vingt-trois ans à vivre, ainsi tu auras lieu de vieillir à mon service sans qu’il t’en coûte un double, & tu peux t’assurer que je ne parlerai jamais de gages ; car je sçais que cela te déplaît, mais du moins laisse moi la liberté de te donner quelque chose pour les bons & agréables services que tu m’as rendus.

Brindavoine répondit qu’il étoit le maître, qu’il n’avoit jamais douté de son affection. Scaramouche l’embrassant de nouveau lui dit : Voici déjà un petit sac que je te donne, dans lequel sont toutes mes Scenes, tu y trouveras des Chefs-d’oeuvres. Tout mon regret est de ne pouvoir te laisser aussi-bien les postures, & les grimaces dont je les assaisonnois, soit quand je voulois faire rire, ou quand je voulois causer de l’épouvente.

Mais comme je ne puis te laisser un don si précieux, je veux faire ta fortune, d’un autre côté, en te donnant un habit de Scaramouche qui est encore tout neuf, car il y a près de cinq ans qu’il ne me sert plus à la Comédie, & il est d’un si bon drap qu’après toutes les culbutes que j’ai faites sur le Théâtre pendant plus de vingt ans, il n’a pas la moindre déchirure.

Tu pourras le louer pendant le carnaval, & pourvû que tu dises que c’est mon habit, chacun le voudra avoir pour se déguiser en Scaramouche (quoique l’habit ne fasse pas le Comédien) Si les frippiers gagnent tant à louer des Habits de Masque, de quel revenu ne sera point celui-ci ? d’ailleurs il te pourra servir d’Habit de deuil, en cas que je meure.

Voilà, mon cher Brindavoine, les plus grandes marques d’amitié d’un maître à l’égard d’un fidèle domestique, & si j’ose dire d’un pere pour son enfant, car si j’avois un second fils, je ne lui aurois pas laissé d’autre héritage.

Mort de Scaramouche.

SCaramouche voyant que son appétit diminuoit, commença à croire tout de bon qu’il n’avoit pas long tems à vivre ; cependant il mangeoit encore tous les matins une soupe de deux livres de pain, un grosse poularde, & buvoit sa chopine de vin de Bourgogne, le soir il prenoit un bouillon & mangeoit un poulet, trois biscuits, & buvoit sa chopine du même vin.

Il garda ce régime de vie pendant l’espace de trois mois, quoiqu’il fût travaillé d’une espece de dyssenterie, pour avoir mangé trop de melons.

Le jour qu’il devoit mourir, il demanda pour son dîner une soupe à l’Italienne, savoir un grand plat de Vermiceli, avec du fromage de Parmesan.

Son Médecin qui l’étoit venu voir, lui ayant dit que cela nuiroit à sa santé, que s’il vouloit se modérer ; il pourroit vivre encore plus de huit jours.

En êtes-vous bien sûr, reprit Scaramouche ? Oui, Monsieur, répondit le Médecin. Hé bien, huit jours de plus ou moins, sont une bagatelle pour un homme qui a tant vêcu, & ne valent pas la peine que je me prive d’un bon plat de Vermiceli : qu’on me fasse ma soupe bien ample, & qu’on m’aille chercher mon Confesseur.

Après qu’il eut conféré quelque tems avec celui à qui il avoit donné le soin de son ame, il mangea sa soupe de Vermiceli, & but encore plus qu’à l’ordinaire.

Le soir il redoubla la dose, & mangea d’aussi bon appétit qu’il eût jamais fait.

Mais hélas ! voici le moment fatal où la mort avoit résolu de terminer le cours d’une si belle vie.

Sur les deux heures après minuit, voyant qu’il ne pouvoit dormir, il fit venir trois jeunes garçons Tapissiers, du même logis, avec lesquels il joua aux cartes quelques momens, ensuite il dit, continuez, mes enfans, divertissez-vous : mais ne me détournez pas dans mes prieres.

Pendant un quart d’heure il prononça tout haut plusieurs Oraisons qu’il savoit par coeur, & étant à ces paroles du Pater, Sicut in Coelo & in terra, il jetta un soupir, qui fut le dernier de sa vie.

Outre un legs considérable qu’il a fait à une maison Religieuse, il a laissé à son fils, qui est un prêtre savant & d’un grand mérite, tout le bien qu’il avoit en France & en Italie, qui se monte à la valeur de cent mille écus.

Voilà quelle fut la fin du plus illustre Comédien qui ait jamais paru sur le Théâtre Italien, & l’on peut dire sans hyperbole, que la nature après l’avoir fait, en cassa le moule.

Il a été regretté de tout le monde, & même de ses Confreres, quoique depuis cinq ans il tirât sa part de la Comédie sans y jouer. Une foule extraordinaire de toutes sortes de personnes accompagna son corps jusques dans l’Eglise de S. Eustache, où il fut inhumé avec grande pompe le 8 Décembre 1696.

FIN.


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