LE FORT, Victor (18..-19..) : L'Affaire de Carrouges (1913).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.I.2015)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 31bis) de la Revue illustrée du Calvados, 7ème ANNÉE / N°7 - Juillet 1913.

L'Affaire de Carrouges

par
V. Le Fort

~*~

Le château de Carrouges, paroisse de Mesnil-Mauger, fut le théâtre d'un crime
à propos duquel eut lieu le dernier combat judiciaire que l'on ait vu en France.

IL n'y a pas, aux beaux jours, de vallée plus riante, plus pittoresque et plus riche que celle où coule, à travers des pâturages étonnamment fertiles, la Vie, la bien nommée, qui semble en effet charrier dans ses eaux claires les principes d'une exceptionnelle prospérité.

Par Vimoutiers, Livarot, Saint-Julien-le-Faucon, Le Mesnil-Mauger, fécondant les prés, faisant mouvoir les usines, traversant vingt villages elle gagne la vallée de Corbon dont le sol passe pour être le meilleur fonds de France.

Un peu après avoir contourné le mélancolique et charmant manoir de Grandchamp, la rivière va s'engouffrer sous les roues hydrauliques de la minoterie de Carrouges, à trois cents mètres du hameau de Caparmesnil.

Ces deux noms vous ont, n'est-ce pas, un arrière-goût assez marqué de romantisme, une sonorité rude qui évoque la truculence médiévale.

Il faut se défier des impressions irraisonnées suggérées par les vocables, la réalité accolant parfois une désignation délicieuse et désuète au paysage le plus prosaïquement moderne, mais affublant tout aussi bien, de noms tragiques ou démoniaques, des contrées d'idylle.

Pourtant, en ce qui concerne Carrouges, il n'y a pas mal donne : le vieux château sur les assises duquel s'élève un moulin blanc et rose, a eu son drame : drame émouvant où la fatalité a joué son habituel rôle de traître, drame historique aussi et on pourrait dire bienfaisant puisqu'il a entraîné par l'horreur de ses conséquences, la suppression d'une monstrueuse iniquité légale.

Sans grand effort d'imagination — l'imagination n'a rien à faire avec l'histoire — nous pouvons en retracer les phases dont les vieux chroniqueurs Froissard, Brantôme, l'Anonyme de Saint-Denis et plus tard Louis Dubois ont pris la peine de consigner les moindres détails.

A la vérité, M. de Caumont a bien relevé dans les chroniques de Froissard une phrase où le vieil historien n'est pas extrêmement affirmatif quant à l'endroit où le crime initial se perpétra ; cette vilaine action « se passa, dit-il, en un chastel sur les marches du Perche et d'Alençon, lequel chastel on nomme, ce m'est avis. Argenteuil ».

Froissard, grand voyageur et chasseur de récits, nous dirions aujourd'hui « bon reporter », n'est pas cette fois bien sûr de son fait. Dans le fatras d'histoires plus ou moins compliquées qu'il entendait et enregistrait chaque jour, il ne faut pas lui tenir rigueur d'un lapsus calami qu'il soupçonne du reste, et dont, par un correctif anticipé, il s'excuse.
 
Carrouges et Caparménil étaient bien situés sur les limites de la généralité d'Alençon. Reste Argenteuil ; Argenteuil est bien près de Paris, et nous avons sur la route de Dives à Lisieux un Argentel qui expliquerait mieux, au pis-aller, la confusion faite par le bon Froissard.

Le Hameau de Carrouges.
Le Hameau de Carrouges. Un moulin blanc et rose, celui de X. Busnel, s'élève aujourd'hui à peu près
exactement sur l'emplacement du manoir normand qui remplaça l'ancien château féodal où se déroula
le premier acte du drame.



*
* *

Un fait est patent. C'est que l'un des héros de cette affaire retentissante, le chevalier Jean de Carrouges, chambellan de Pierre III, comte d'Alençon, possédait vers 1380, au hameau qui s'appelle aujourd'hui Caparmesnil, mais qu'autrefois, on nommait Capoménil ou Cateménil, un château fort avec donjon sur la rive gauche de la Vie.

Après lui, ses frères ou ses neveux, Thomas et Jean, le possédèrent. En 1441, ils sont inscrits sur la liste des hommes d'armes auxquels était confiée la garde et la défense de l'abbaye fortifiée de Sainte-Barbe de Mézidon.

Plus tard, Carrouges appartint aux familles Blosset et Le Veneur qui donnèrent des évêques à Lisieux. Le manoir moins rude qui remplaça le nid féodal est aujourd'hui lui - même disparu. La dernière aile a été abattue il y a une quinzaine d'années. Seuls subsistent les communs et un vaste espace vide dans le clos planté de pommiers.

Nicole de Carrouges, mère du chevalier, avait fait de ce château sa résidence, son fils habitant sa terre noble de Carrouges, près d'Alençon, lorsqu'il n'était pas retenu à la cour de son seigneur.

Jean de Carrouges touchait à la cinquantaine lorsqu'il épousa en secondes noces une belle et gracieuse jeune femme, Marguerite de Tibouville, dont il se montrait, comme il convenait, fort épris.
Peu soucieux de laisser exposé aux entreprises des damoiseaux un tel trésor, le chevalier, prêt à partir pour une expédition en Ecosse et en Angleterre, jugea prudent d'en confier la garde à sa mère et aux murs solides et suffisamment isolés de son manoir de Capoménil.

Ayant réduit, ainsi pensait-il, les risques que court toujours, plus ou moins, un vieux mari, Carrouges baisa sa femme au front et s'en fut guerroyer l'Anglais.

Il y avait trois semaines que Marguerite habitait avec sa belle-mère lorsque celle-ci fut mandée à Saint-Pierre-sur-Dives où de graves intérêts nécessitaient sa présence.

Restée seule au château, la jeune dame de Carrouges vit entrer, dans la nuit du jeudi 18 janvier 4386, deux hommes, dont, elle reconnut le premier pour être Jacques Le Gris, simple écuyer mais fort riche, et jouissant à la cour d'Alençon, par son esprit, son instruction et sa bravoure, d'un crédit justifié. Jacques Le Gris et Carrouges vivaient en mauvaise intelligence : Marguerite se demandait donc quel dessein le visiteur poursuivait en se présentant à elle.

Elle le sut bientôt. Après avoir épuisé les ressources de la séduction, usé d'offres d'argent et de caresses qui furent repoussées avec indignation, le prétendu Jacques Le Gris, avec l'aide de son compagnon, un certain Adam Louvel, parvint à exercer sur la malheureuse terrorisée, les plus odieuses violences.

Marguerite dissimula jusqu'au retour de son mari l'affront qu'elle avait reçu. Mais lorsque au soir de ce retour les deux époux se retrouvèrent seuls dans leur chambre, « la jeune femme vint devant son mari, se mit à genoux et lui conta moult piteusement l'adventure qui advenue lui était (1).

« Le chevalier ne le pouvait croire que elle fut ainsi. Toutefois tant lui dit la dame que il s'accorda et lui dit :

— Bien certes, Dame. Mais que la chose soit ainsi que vous le me contez, je le vous pardonne, mais l'écuyer en mourra par le conseil que j'en aurai de mes amis ! et des vôtres ; et si je trouve en faux ce que me dites, jamais en ma compagnie ne serez. »

Jean de Carrouges assembla sa famille et porta plainte au comte d'Alençon, qui ne put croire coupable son ami Le Gris d'une aussi noire félonie, d'autant moins que le jour susdit il avait soupé en sa compagnie à Argentan et qu'il l'y avait retrouvé le lendemain matin ; en ce cas il lui aurait fallu faire en plein hiver, la nuit et par de mauvais chemins, plus de quarante lieues, ce qui n'était guère croyable.

Carrouges tenait à sa vengeance. Il porta l'affaire au Parlement de Paris. On enquêta longuement et sans résultat bien que les moyens d'action des juges instructeurs fussent assez persuasifs en ce temps-là. Louvel et une servante qui avait dû assister au viol, furent en qualité, l'un de complice et l'autre de témoin, soumis à la question. On ne put rien en tirer. En désespoir de cause, le tribunal déclara par un arrêt du 13 janvier 1386, qu' « il échéait gage de bataille », s'en remettant pour trancher le différend au jugement de Dieu.

Ce qui reste du Château de Carrouges.
Ce qui reste du Château de Carrouges. Une aile de communs, adossée à la Vie, qui coule immédiatement derrière.
Le manoir s'élevait juste en face. Carrouges est aujourd'hui la propriété de M. Montargis, notaire de Bayeux.
Cest une ferme riante et plantureuse, comme il y en a tant dans ce coin privilégié de Normandie.




*
* *

Le jour fixé pour le combat — le 29 décembre — des barrières furent dressées pour limiter l'arène dans un terrain situé derrière le prieuré de Saint-Martin-des-Champs, à Paris, et des tribunes élevées pour le roi et sa cour. Une foule immense était venue de la capitale et des provinces de Normandie et du Perche.

Couverte de voiles sombres, debout sur un char de deuil, Marguerite de Carrouges allait assister à ce duel sans merci engagé pour venger son honneur. Outre le juste ressentiment qu'elle éprouvait contre son insulteur et l'amitié portée à son mari, la jeune châtelaine avait quelque sujet de souhaiter la victoire. Vaincu et même épargné par son adversaire, Jean de Carrouges eût été pendu et sa femme brûlée vive.

Un peu avant le signal du combat, le chevalier s'approcha :

— Dame, dit-il, sur votre information, je vais aventurer ma vie et combattre Jacques Le Gris, vous savez si ma querelle est juste et loyale.

— Mon Seigneur, répartit Marguerite, il est ainsi et vous combattez sûrement, car la querelle est bonne.

— Au nom de Dieu, soit ! dit le chevalier.

Carrouges embrassa sa femme, lui prit la main, fit le signe de la croix et sauta dans la lice. Brantôme assure avoir vu ce combat représenté sur une tapisserie de la chambre du roi au château de Blois, et il dit : « …leurs armes étaient qu'ils étaient couverts tout le corps, et pour les offensives avaient des masses, ni plus ni moins que celles que portent les cent gentilshommes qu'on nomme Bec de Corbin, et une fort courte épée en façon de grand' dague ».

Carrouges et Le Gris, de même âge, de même force et de semblable bravoure, combattirent d'abord à cheval avec un égal avantage, puis ayant mis pied à terre, ils s'attaquèrent avec une extrême vivacité. Le seigneur de Capoménil, légèrement handicapé par un accès de fièvre dont il souffrait depuis plusieurs jours, parut immédiatement en assez mauvaise posture. Il reçut de son adversaire un coup violent à la cuisse et peu ne s'en fallut qu'il tombât. Pourtant, il continua la lutte avec une énergie désespérée, rendant à Le Gris coup pour coup. Soudain, celui-ci glissa et empêtré dans sa lourde armure s'affala sur le sol.

Carrouges en une seconde fut sur lui. Vainement le mari offensé voulut-il faire convenir son adversaire de sa traîtrise. Le Gris qui sentait cependant déjà la pointe d'une dague lui fouiller la chair et qui n'avait à conserver aucun espoir, persista à protester hautement de son innocence. Alors le vainqueur, usant de toute la rigueur de sa victoire et du droit de pleine justice qu'elle lui donnait, enfonça son épée au cœur de son ennemi.

Le corps de Le Gris fut suspendu par le bourreau au gibet de Montfaucon. Ses biens furent confisqués ; un arrêt du Parlement du 9 février 1387 accorda à Carrouges 6.000 livres tournois à prendre sur cette liquidation. Tout cela fut trouvé très juste. Le seigneur de Capoménil fut comblé d'honneurs, de faveurs et d'argent, et la mémoire de son adversaire vouée à l'ignominie.

Malheureusement, quelques années plus tard, l'auteur véritable du viol, un écuyer dont les traits avaient quelque ressemblance avec ceux de Le Gris, torturé par le remords, vint faire l'aveu de son crime. Carrouges était alors en Palestine d'où il ne revint pas.

Sa femme, déterminée à faire pénitence de la témérité de son accusation, embrassa la vie monastique (2) et mourut dans les regrets et la douleur d'avoir causé, par une méprise funeste, la mort d'un innocent.

Le jugement de Dieu perdit du coup la totalité de son crédit, et la justice royale, si embarrassée qu'elle fût, cessa d'y avoir recours. Il était depuis ce temps pratiquement aboli, lorsqu'en mars 1577, des lettres patentes d'Henri III datées du château de Blois supprimèrent définitivement le combat judiciaire et les épreuves d'innocence ou de culpabilité par le feu, l'eau ou l'huile bouillante.

V. L. F.


NOTES :
(1) Froissard, livre III, ch. 46.
(2) C.-F. l'Anonyme de Saint-Denis, *Histoire de Charles VI*, Tome I, p. 130.

retour
table des auteurs et des anonymes