MADELAINE, A. (18..-19..) : L’Ex-Marquis de Canisy (1911).
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L’EX-MARQUIS DE CANISY

Introduction du mémoire
« La Gérance du Manoir de Vassy pendant la période Révolutionnaire »
par
M. A. Madelaine
lu au Congrès des Sociétés Savantes, tenu à Caen, le Mardi 18 Avril 1911

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MADELAINE, A. (18..-19..) : L’Ex-Marquis de Canisy (1911).

En épousant la descendante des puissants barons de Vassy,  ̶  « noble damoiselle Marie-Louise Marguerie »,  ̶  M de Canisy devenait possesseur de l’un des plus vastes domaines du centre de l’ancien Bocage Normand.

Ce domaine s’étendait alors sur les paroisses de Vassy, du Theil, de Pierres, de Saint-Germain-du-Crioult, de Moncy, de Montsegret, de Clerfougère et se composait de – « quinze fermes »  ̶  contiguës, de divers moulins « à plusieurs tournants » et d’une vaste retenue de « cent acres » de terre, entourant le riant château dit « de Vassy », édifié sur une hauteur couronnée de futaies gigantesques qui annonçaient, au loin, la majestueuse opulence des maîtres de céans.

On le voit évaluer à « quinze mille livres de revenu », au moment de la « Déclaration » obligatoire qui en fut faite, lors de l’ « Emprunt forcé ».

Charles-Eléonor Carbonnel, marquis de Canisy, naquit, vers 1729, à Saint-James, département de la Manche. Vingt-cinq des plus belles années de sa vie se passèrent sur les champs de bataille et au milieu des camps, pendant la période agitée des guerres néfastes de Louis XV. Il conquit le grade de général à ce dur métier, mais il y contracta de graves infirmités, qui l’obligèrent à abandonner l’armée, après la bataille de Clostercamp.

M. de Canisy était à la tête d’une fortune colossale évaluée à 1.169.809 livres 10 sols en biens fonds. (1).

Le richissime propriétaire aurait pu étourdir son existence souffreteuse, au milieu de l’activité fastueuse des villes. C’était, avant tout, un homme bienfaisant et humain, et la vie sylvestre et rurale lui sourit. Il fixa sa résidence au manoir de Vassy, en 1763 ; consacra 100.000 livres pour en fertiliser les terres de la retenue, et pour y créer :  ̶  « un haras des plus superbes juments anglaises et normandes dont les produits fourniraient à la patrie, les meilleurs éléments pour son armée ;  ̶  un établissement de vaches suisses et anglaises de la plus grande beauté et bonté, surtout une race sans cornes : précieuse, par son abondance en lait,  ̶  et en ce qu’elle ne pouvait blesser, dans les herbages, ni les poulains, ni les juments pleines. » (2)

Il avait vu, de près, l’existence routinière des prolétaires du pays, végétant, misérablement, dans leurs chaumières obscures, basses, trapues, humides, ratatinées à l’ombre des épineux buissons, plantureux au point d’isoler les « jardins à herbes » qu’ils entouraient. Il s’était dit :  ̶  « A l’aide de bons reproducteurs, j’améliorerai les races défectueuses des animaux domestiques du pays, à l’insu de ses habitants les plus réfractaires au progrès – Et, ainsi, je modifierai leur sort. » Il l’avait fait, semant sans cesse, autour de lui, des libéralités. La popularité allait, grandissant sur son nom.

En 1779, un violent incendie détruit 250 maisons dans la ville de Vire, rue du Pont et rue aux Teintures ; trois individus périssent dans les flammes qui ruinent, en outre, un grand nombre de personnes. Le marquis de Vassy s’empresse d’envoyer un secours de 25 louis. (3)

En 1789, le 17 mars, il est nommé, dans l’abbaye de Saint-Etienne de Caen, commissaire-rédacteur, (ils étaient cinq) du cahier des doléances de l’ordre de la noblesse. (4)

La même année, les communes du canton de Vassy le choisissent, comme électeur, pour les représenter au bailliage de Vire.

En 1790, la garde nationale se forme à Vassy, pour sauvegarder la sécurité du pays. Elle le fait son général. En reconnaissance, il l’arme de 80 fusils, de ses propres deniers, et lui donne, en outre, drapeau, tambour et munitions urgentes.

En 1791, la garde nationale de Vassy, voulant prendre part au courant de fédération, qui gagnait de proche en proche toutes les contrées de la France, députe M. de Canisy et l’un de ses fils, pour aller fraterniser avec les gardes nationales de Vire, de Condé et de Tinchebray. Tous les deux s’acquittent de leur mission, à la satisfaction générale de leurs mandants.

Grâce à sa popularité, M. de Canisy parviendrait-il à éteindre cette haine atavique que le roturier bocain nourrissait à l’égard des détenteurs de titres, et des propriétaires de redevances diverses : seigneurs, ecclésiastiques, tabellions ?... Echapperait-il à cette haine farouche qui se rencontre, à chaque instant, dans les anciens registres des paroisses, sous forme de meurtres, de cambriolages, de destruction de titres, d’attentats atroces, commis, malgré les fulminations des mandements de quérimonie, et la sévérité de la justice du temps ?...

On en était à l’espérer, malgré la délicatesse de l’époque où on se trouvait. M. de Canisy en était persuadé lui-même. … « J’étais bien loin, relève-t-on dans ses notes après l’importance de mes achats de 1791, … faits uniquement pour parfaire mes établissements de Vassy, de me voir obligé de les abandonner de sitôt. » (5)

Un incident, insignifiant en apparence, devait raviver cette haine héréditaire, et d’une façon atroce. M. de Canisy avait eu, comme fermier du greffe de la haute justice de Vassy, un nommé Pierre Bônière dont l’exactitude, à solder ses fermages aux échéances, était loin d’être la principale de ses qualités.

Le 24 mai 1789, le greffier Bônière se reconnaît redevable d’une somme de 400 livres, envers M. de Canisy. Il signe alors son billet, sans récriminer, et toute la famille est correcte. En 1791, un des fils Bônière, Jean-Baptiste-Amand, devient provoquant à l’adresse du créancier de son père. Le 28 avril, M. de Canisy relève le gant. Par le ministère de Louis, Gilles, Gabriel-Elisabeth La Coudre, greffier de la municipalité de Vassy, il fait citer le père Bônière à comparaître devant Bernardin-Charles d’Alligny, juge de paix du canton de Vassy, au « Bureau de paix et conciliation », le 3 mai suivant, à huit heures du matin. En plus des 400 livres ci-dessus relatées, il lui réclamait deux années d’arrérages du greffe de la dite haute justice, soit 440 livres ; au total, 840 livres. (6)

Le fils Bônière fut insolent, à l’égard du juge de paix, en fonction. Son procès-verbal de l’audience relate, en effet, prises en autres, les expressions injurieuses qui suivent, à l’endroit de ce magistrat :  ̶  « que, si ce n’est qu’il (le fils Bônière) ne lui est pas permis de suspecter la pureté des sentiments du juge de paix,  ̶  il serait porté à croire qu’il était prévenu,  ̶  et qu’il régnait un concert, entre lui, et M. Carbonnel ;  ̶  que, d’ailleurs, la manière dont M. le Juge de paix s’est comporté dans l’affaire, ne lui permet pas d’en être médiateur ; pourquoi, Bônière, demande son renvoi, devant juge compétent  ̶  » (6)

L’impunité d’un acte aussi agressif eut un retentissement immense, dans un pays où les idées nouvelles faisaient leur chemin, avec une rapidité effrayante. Depuis 1789, les rôles y étaient, en effet, changés, à tel point :  ̶  « qu’on y rencontrait, maintenant, bien des maîtres qui, autrefois, n’étaient que des domestiques ; » selon la caractéristique réponse d’un journalier de M. de Canisy, faite au bureau municipal de Vassy, lors de l’ « Enquête » du 15 nivôse an II, sur les agissements des serviteurs du citoyen Carbonnel (6)

L’incident Canisy-Bônière fut l’origine de la lutte acharnée qui se déroula, pendant une dizaine d’années, dans les contrées bocagères avoisinant Vassy, entre les partisans du régime nouveau, les « patriotes » et ceux de l’ancien (dont les militants s’appelèrent « chouans ») avec une intensité inouïe, souillant ces paisibles vallons de ruines et de sang. Il rallia les timides et leur inspira confiance.

Bônière fils devint leur pontife. Et, braconniers, quémandeurs,  écumeurs de toute nature deviennent si menaçants, que M. de Canisy dut abandonner son cher manoir de Vassy, fin juin 1791. Ses jours et ceux des siens n’étaient plus en sûreté, depuis que la municipalité de Vassy, escortée de la garde nationale, lui avait enlevé les armes qu’il possédait, conformément à la loi.

Au cours de cette période agitée, M. de Canisy dissimula successivement son existence errante : à Caen, à Neuilly, à Forges-les-Eaux, à Villiers, à Clichy, à Paris ; au gré des évènements.

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MADELAINE, A. (18..-19..) : L’Ex-Marquis de Canisy (1911).

M. de Canisy s’engagea, résolument, dans « le sentier de la Révolution ». Partout où il résida, les diverses administrations des municipalités sont unanimes à louanger : « son civisme, sa générosité, son amour constant pour la liberté, la justice, l’humanité, et la prospérité de la République ».

N’empêche que le citoyen Canisy fut l’objet de vexations inouïes, de la part des administrations locales et régionales surtout, sous divers prétextes – « présumés »  ̶  , mais « jamais prouvés ».

En principe, M. de Canisy avait contre lui, son origine aristocratique. Ensuite, ses deux enfants. L’aîné, François-René-Hervé Carbonnel Canisy, ex-colonel au ci-devant Régiment de la Reine Cavalerie, avait épousé la nièce de l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne. Dès l’aurore de la Révolution, sa femme fut égorgée. Lui, ne dut son salut, qu’en cachant ses jours. Le jeune, Carbonnel Canisy Henri-Marie, ex-comte, était major, en second, au Régiment de Royal Cavalerie.

Absents de Vassy, et ne fréquentant pas leur père, on les porta sur la liste des émigrés des départements de la Manche, du Calvados et de l’Orne. M. de Canisy fut dénoncé aux pouvoirs publics, comme père d’émigrés ; et, inscrit lui-même comme tel, sur la terrible liste, pour le département de l’Orne.

Le séquestre est mis sur tous ses biens. Il n’en touche plus les revenus. Déjà, des commissaires, pour arpenter et estimer les terres, sont envoyés par l’impitoyable Régie des Domaines Nationaux qui presse, avec ardeur, pour vendre. On veut expulser ses fermiers. Que vont devenir ses établissements de Vassy ?... M. de Canisy est aux abois.

A Paris, le hasard le mit en rapport avec le conventionnel Pépin, qui représentera, plus tard, le département du Cher, au Conseil des Cinq Cents. Son intervention, unie à celle de ses collègues et amis, J. J. Chazal, Lomont, Chenu, chef de bureau de l’administration des charrois,  ̶  auprès du Comité du Salut Public, lui procura une lueur d’espoir. Ce fut un répit d’un instant.

En suite de leurs démarches, le 8 ventôse, an III, le comité de Salut Public, rendait un arrêté, d’où l’on détache l’expressif passage suivant :  ̶  « Le citoyen Canisy est engagé fortement à rétablir et à maintenir son haras de Vassy, dont on s’est emparé déjà deux fois. Et, ni les autorités constituées, ni aucune commission exécutive ne pourront y exercer le droit de réquisition sur les chevaux et juments ;  ̶  ni le troubler directement ou indirectement,  ̶  tant dans la jouissance de son haras,  ̶  que dans celle des réserves, herbages, approvisionnements, et autres objets nécessaires à l’entretien et à la conservation de cet établissement, reconnu précieux ». (7)

C’était formel et c’était le salut. On ne l’exécuta pas, malgré les efforts réitérés du sage ministre de l’Intérieur, le citoyen Beinezeick. Il avait contre lui, son collègue à la Justice, le citoyen Merlin, qui ajoutait foi, sans preuves, aux dénonciations dirigées contre Canisy et les siens, et favorisait les désordres. Finalement, le désastre eut lieu.

Le 2 messidor, an III, un arrêté des administrateurs du département du Calvados, lève, cependant, le séquestre sur la propriété de Vassy. Aussitôt, les établissements se repeuplent de sujets d’élite. On les réapprovisionne, en conséquence, et leur aspect d’antan reparaît.

M. de Canisy oublie ses billets de garde, ses arrestations d’avril 1793, du 31 août suivant, de prairial an II, et celle de Neuilly, dite de la « Conspiration du Camp », même ses frais d’emprisonnement et de « fraire-écrou », qu’il lui avait fallu solder, avant d’être libéré ; madame de Canisy, son incarcération de deux mois, à la prison du Plessis. C’est l’espoir. C’est la vie et le retour à Vassy, sous l’impulsion du Gouvernement, cette fois, et sous sa protection.

Des machinations ténébreuses se tramaient, hélas, contre le manoir de Vassy et contre ses propriétaires. Avec un cynisme écœurant par sa cruauté stupide, la perte des uns et des autres fut lâchement résolue, par de lugubres personnages, fonctionnaires publics pour la plupart, qui avaient cependant reçu, du gouvernement, la mission la plus formelle de les protéger. Pour ces ignobles sectaires, affolés par la vengeance, anéantir était tout et l’avenir du pays ne comptait pour rien. L’assouvissement des rancunes personnelles étouffa l’intérêt primordial de la société dans leurs consciences étroites ; les châtelains et le manoir durent succomber.

Les évènements commencèrent par servir les criminels desseins de ces êtres malfaisants. Précisément, en l’an III, la « chouannerie » fit des progrès effrayants dans le canton de Vassy. Elle s’organisait, silencieuse, avec une audace stupéfiante, pénétrait partout, massacrait et écumait partout, semblant, cependant, réserver ses préférences aux municipalités constituées et à leurs corps de garde, qu’elle aimait à surprendre, à dévaliser et même à incendier.

Les malheurs publics, on les mit sur le compte de M. de Canisy. Ce vieillard « impotent au point qu’il lui fallait l’aide de deux hommes vigoureux pour le hisser à cheval », on le dénonça comme :  ̶  « étant le protecteur des chouans qui infestaient le département du Calvados ; comme recrutant pour eux, leur fournissant des chevaux, et exerçant des violences et voies de fait, contre les citoyens. On insinuait, enfin, « que la famille était la terreur du pays de Vassy, à tel point que personne ne voulait y exercer le rôle d’agent de la commune, ce qui faisait que cette fonction y était remplie par un commissaire – ».

Le citoyen Merlin, ministre de la Justice, l’ « ennemi juré de M. de Canisy », ajouta foi à ces dénonciations. Et, lâchement, il frappa sans preuves.

A la date du 20 ventôse, an IV, il lança contre lui un sensationnel mandat d’arrêt, à cause des motifs précités, stipulant, article 1er :  ̶  « que le citoyen Carbonnel sera mis en état d’arrestation – et les scellés seront apposés sur ses papiers, munitions de guerre, armes, argent et assignats, par l’officier de police judiciaire du canton de Vassy, qui en fera la description ».

L’intéressé n’eut connaissance de cet arrêté que le 19 floréal, an IV. Et, l’inventaire spécifié ci-dessus n’eut pas lieu : le mobilier mort ayant été enlevé et dispersé, pendant le laps de temps qui s’écoula, entre l’envoi du document, et sa signification.

La dévastation totale du manoir de Vassy réapprovisionné, fut une grosse affaire, malgré tout. Il fallut plus de trois semaines à la rapacité avide des garnisons de Domfront et de Vire,  ̶  pour perpétrer cet acte de vandalisme :  ̶  sous les yeux de leurs chefs respectifs, les généraux Muller et Bourgeois, et malgré les plaintes réitérées du malheureux Canisy et les efforts du ministre de l’Intérieur, pour faire cesser le sinistre.

Tous les deux, trois et cinq jours, au plus, Vire et Domfront opéraient sur place. Vire, prit l’initiative, à cause de son voisinage, sans doute. Il se tailla la part du lion, dans l’affaire. Domfront, suivit, rivalisant, en principe, avec lui, de rapacité dans le pillage ; les doléances de M. de Canisy le montrent, toutefois, moins insatiable, sur la fin des opérations.

Coïncidence cruellement combinée, l’enlèvement du mobilier vif devait avoir lieu le jour même de l’incarcération du citoyen Canisy à Caen, le 16 floréal, an IV.

Cette fois, le hasard se fit vengeur, et la tentative républicaine échoua piteusement. Ce jour-là, quarante hommes dépêchés de la garnison de Vire pour enlever les animaux du manoir, furent égorgés, dans la cour même du château, par les Chouans, hurlant furieusement.

Le 25 floréal, 25 bêtes à cornes, 2 juments et 6 poulains quittent le château de Vassy et sont emmenés à Vire, ordre du commandant Bourgeois.

Le 15 messidor, sous la pression du ministre de l’Intérieur, ces animaux réintègrent leurs anciennes demeures, mais les désastres continuent.

Le même jour, le commissaire Bônière, de Vassy, et le commandant Bourgeois, de Vire, font enlever tous les fourrages du manoir, et les pauvres animaux sont sans nourriture et sans personne pour les soigner.

Le commandant de Vire installe alors à demeure, un poste de 50 soldats, dans le manoir même de Canisy, et le vandalisme y reprend, de plus belle. Les céréales sont coupées, battues et expédiées, séance tenante. Les glaces, les boiseries sont brisées ou brûlées, de la cave au grenier, dans les appartements dépavés à loisir. Sur les instances de l’intéressé, une expertise générale a enfin lieu, sous le contrôle d’un commissaire délégué par le Gouvernement, et les dégâts sont estimés à 200.000 livres. M. de Canisy estimait sa perte à plus de 400.000 livres.

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Le 23 floréal, an IV, le citoyen Canisy est arrêté ordre du général Dugua, commandant de la division de l’Est, par la gendarmerie de Caen. Après examen des pièces du dossier, aucune juridiction ne veut assumer l’initiative de s’occuper de l’affaire. Le Président du Tribunal civil la remet à l’autorité militaire. Et, à son tour, le général Dugua, s’adresse au ministre de la justice, et lui demande une solution. Enfin, après sept mois d’attente, elle revient corsée de toutes les observations administratives et judiciaires, à la juridiction du propre frère de l’un des accusateurs les plus acharnés contre M. de Canisy, au citoyen Jean-Baptiste Dumont, juge de paix du canton de Vassy, en résidence à Vire, rue de la Chaussée. C’est là que M. de Canisy fut acquitté et remis en liberté, faute de preuves, le 2 frimaire an V, après un interrogatoire de neuf heures, aux applaudissements du public.

Le jugement libérateur n’améliora point la situation de la famille Canisy. Des dénonciations atroces émanant du district, du département, même de l’anonymat, affluèrent de plus en plus à la Police générale et au ministre de la justice. En voici des spécimens :

- « Le prétendu haras de Canisy n’est qu’un rassemblement de chevaux inutiles au pays.

- « L’autorisation qu’il a obtenue de maintenir ce haras est regardée comme un nouveau privilège, accordé à un homme déjà trop puissant et qui se sert des faveurs officielles, pour combattre et tromper le Gouvernement.

- « Vassy et ses environs fument encore du sang des républicains assassinés ; accusent les fils ci-devant marquis, ses gardes-chasses et autres personnes ayant été attachées à son service, d’avoir été les chefs et les principaux agents de ces assassinats.

- « Le vieillard Bônière et un voyageur furent assassinés la nuit, par ces sicaires.

- « Lorsque le capitaine Cuiret et plusieurs volontaires de sa compagnie furent inhumainement mutilés et assassinés dans la commune de Bernières-le-Patry, un des fils Canisy passait alors pour commander la colonne qui commit ces atrocités.

- « Il commandait, dit-on encore, la colonne qui, à l’affaire du château de Vassy, se livra à tous les excès de la fureur, envers l’officier et les soldats républicains qu’ils firent périr dans les tourments.

- « Cantrel, ancien garde et homme de confiance de cette maison, était chef des égorgeurs ; il a été tué dans une affaire, sur la route de Vire à Condé, par une colonne républicaine.

- « Proteste contre l’indemnité, si considérable, accordée à Canisy, quand tant de familles dépouillées et privées du nécessaire, à la suite d’un brigandage organisé par les ci-devant nobles, n’ont reçu aucune espèce de dédommagement.

- « Carbonnel a organisé la « chouannerie » avec sa famille et les Frotté de Couterne, les Puisaye, les Letellier, etc…

- « Canisy est l’homme qu’il était le plus efficace de rendre responsable des brigandages et des assassinats commis dans le canton de Vassy et autres environnants. »  ̶  (8)

Les persécutions continuèrent en suite de ces faits.

En messidor, an VI, le département du Calvados remettait, à nouveau, sous séquestre, les biens de M. de Canisy.

En floréal, an VII, son fils aîné est arrêté à son domicile, comme émigré insoumis. Le 23 messidor, an VII, M. de Canisy est sommé de se rendre à Caen, comme otage, à cause de ses fils, présumés émigrés.

Pour le même motif, M. de Canisy tente aussi d’opérer son partage de présuccession, avec la nation. Il offre la remise de 200.000 francs offerts par le Gouvernement, en compensation du vandalisme inouï commis à son château de Vassy et à celui de la Paluelle (Manche), par les troupes républicaines. Le département de la Seine accepte volontiers la combinaison. Celui du Calvados s’y oppose, avec la dernière énergie.

La famille de Canisy (y compris Louis Canisy, gendre du fils Hervé) essaye, ensuite, d’enlever la flétrissure d’émigré qui ternit le nom de Canisy. Ce fut peine perdue.

Sous ce rapport, le gouvernement consulaire se montra infiniment plus conciliant. Les tentatives de réhabilitation recommencèrent, nombreuses. Tous les yeux se tournèrent alors, suppliants, vers Fouché, ministre de la Police Générale. Même les sommités politiques du pays mirent leur influence en jeu, pour la réussite de l’affaire : le sénateur Le Couteulx, Emmanuel Grouchy, général divisionnaire, etc…

Le succès devait couronner tant d’efforts.

Le 13 germinal, an X, les consuls de la République arrêtent :  ̶  « Art. Ier – Sont rayés, définitivement, de la liste des émigrés, les noms de Canisy, François-René-Henri, et Canisy, Henri-Marie-Carbonnel, du département du Calvados ». Art. II – « Les dits citoyens rentreront dans la jouissance des biens qu’ils possédaient – qui ne se trouvaient point aliénés – et, dont il n’est pas disposé, par l’arrêté du 24 thermidor, an IX – ».

Le séquestre était levé – Les ennemis étaient confondus.

Le Ier germinal, an VIII, Hervé Canisy offre ses services au général Dumas, chargé de l’organisation des corps de volontaires de la Réserve, avec une impatience qui tient du délire. – « Jaloux de partager avec eux l’honneur d’avoir combattu pour la paix et l’affermissement d’un gouvernement réparateur, il assure le premier consul que son dévouement ne sera pas surpassé ».

La demande d’Hervé Canisy est accueillie avec enthousiasme.

« C’est avec un double plaisir que je vois paraître de tels signes de ralliement et de force nationale, et que je retrouve d’anciens amis », répond le général. Hervé Canisy appelle bientôt Mathieu Dumas, « ancien camarade ». Le voilà enrôlé. Pour son frère Henry, les choses furent les mêmes.

L’Empire accueillit, volontiers, ces personnages dans la noblesse impériale, mais il les faisait filer, étroitement, par sa police.

De Caen, le 3 brumaire, an XIV, le Préfet du Calvados informait, en effet, le sous-Préfet de Lisieux, que : - « D’après une décision de son Excellence, en date du 26 du mois dernier, le sieur François-René-Hervey Carbonnel de Canisy – Emigré amnistié du département de la Manche, était autorisé à se rendre dans le département du Calvados et dans celui de l’Orne, où il a des propriétés.

̶  « Je vous invite, en conséquence, ajoutait le Préfet, à le faire surveiller, s’il paraît dans votre arrondissement, ainsi qu’à me rendre compte du résultat de votre surveillance ». La lettre fut, sur le champ, transmise au commandant de la gendarmerie de Lisieux.

Enfin, en 1808, on relate (Dossier F 7 (n° 6509 – 1062 – série 2) aux Archives nationales, une série de lettres saisies à la police, toutes à l’adresse de – « Madame de Canisy, dame du palais impérial »  ̶ .


N. B.  ̶  La presque totalité des faits contenus dans cette introduction, sont extraits des documents précieux que les Archives de la Mairie de Vassy renferment sur la Révolution.

A.    MADELAINE,
      Instituteur à Montchamps


NOTES :
(1)    Extrait de l’Estimation de la fortune de M. de Canisy, faite en l’an IV – pour la Régie des Domaines Nationaux, après le séquestre mis.
(2)    Extrait d’une supplique de M. Canisy au ministre de l’Intérieur – à la date du 9 frimaire an III. Archives de la mairie de Vassy.
(3)    Extrait d’une lettre de M. Desmortreux, subdélégué à Vire, à M. Esmangart, intendant de la Généralité de Caen. – Archives du Calvados. – Ville de Vire. – Incendie (1759 à 1780).
(4)    D’après le « Procès-Verbal de l’Assemblée de l’Ordre de la Noblesse du Grand Bailliage de Caen », papiers Amiard, négociant à Vassy.
(5)    Faits extraits des documents renfermés aux archives de la mairie de Vassy.
(6)    Faits extraits des documents renfermés aux Archives de la mairie de Vassy.
(7)    Extraits des documents renfermés en la mairie de Vassy, aux Archives.
(8)    Archives Nationales, série F 7, n° 4950.

M. A. MadelaineNOTES BIOGRAPHIQUES :

M. MADELAINE Officier d’Académie – Instituteur à Montchamps : M. Madelaine, instituteur à Montchamps, membre du Comité départemental de recherches et de publication des documents économiques de la Révolution Française, est un de ces modestes érudits qui travaillent infatigablement pour le progrès de l’histoire de leur pays. Et c’est avec ces travaux bien fouillés, bien documentés que les grands écrivains font l’histoire définitive. Il a recueilli une foule de documents précieux sur la vie économique du Bocage, non pas comme certains collectionneurs pour s’enorgueillir de les posséder, mais pour les publier et en faire profiter ses contemporains. De plus, M. Madelaine est un folkloriste très avisé ; il a collaboré longtemps au Bulletin des Parlers Normands, de notre ami, M. Ch. Guerlin de Guer, et il a donné sous le titre Au Bon Vieux Temps, un volume de récits, contes et légendes du Bocage, qui est le complément nécessaire des œuvres du regretté J. Lecœur (Tirard, de Condé). A l’occasion du Congrès des Sociétés Savantes, tenu dernièrement à Caen, M. Madelaine a été nommé Officier d’Académie. C’est là un ruban bien placé.


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