Remonte des écuries de la Maison du Roi.- La Normandie Agricole journal d'agriculture pratique d'économie rurale et d'horticulture.- Tome III - 3e année, 7e livraison, Janvier 1846.- Caen : Impr. de Félix Poisson, 1845-1846.-  22 cm.
Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.VI.2004)
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Remonte des écuries de la Maison du Roi


Chaque année M. de Strada, premier écuyer du roi, vient dans notre pays acheter une partie des chevaux qui sont nécessaires pour remonter le service des écuries royales. M. de Strada est arrivé cette année pour faire ses achats au mois de décembre, et il a fait acquisition de 36 chevaux, qui la plupart sont des carrossiers, castrés partie plus ou moins longtems avant l'achat, partie encore entiers quand ils ont été achetés (1).
 
Avant de constater le mérite de l'ensemble de cette remonte, nous croyons utile de présenter quelques observations sur l'époque où ces achats se font et sur le mode d'après lequel ils sont faits.
 
En venant en remonte à la fin de l'année, M. le marquis de Strada a beaucoup moins de chances de trouver le nombre et l'espèce de chevaux qui lui conviennent, que s'il visitait quelques mois plus tôt les écuries de la plaine de Caen. En voici la raison: l'administration des remontes de la guerre, qui est en permanence dans le pays et qui connaît la plupart des écuries, ne laisse échapper aucun des chevaux de mérite dont le prix se trouve dans sa limite, et cette limite va quelquefois jusqu'au prix que M. de Strada met en moyenne à ses acquisitions.
  
Premier inconvénient, auquel du reste il est facile de remédier, puisqu'à cet effet il suffirait de procéder moins tardivement aux achats.
  
Le deuxième inconvénient consiste dans le mode usité pour ces achats, et nous ne croyons pas qu'il soit plus mal aisé d'y parer. M. de Strada paraît même l'avoir compris, car cette année il a déjà apporté quelque modification au système qu'il suivait précédemment.
 
M. de Strada avait l'habitude de faire amener dans la cour de l'hôtel où il descend à Caen, ou sur le bord des routes qu'il devait parcourir, ou dans la cour de l'une des fermes qu'il se proposait de visiter, les chevaux parmi lesquels son choix pouvait s'arrêter. Ce système est mauvais en tout point, et en parlant ainsi, nous ne sommes que l'écho de l'opinion de tout le pays.
  
Cette espèce de montre est contraire aux habitudes de la contrée et elle répugne essentiellement à nos cultivateurs. Aucun d'eux ne se soucie, non seulement de soumettre ses chevaux à la critique du premier venu et de tous ses concurrens intéressés à les blâmer, mais, ce qui pis est, de compromettre ses produits dans leur santé, en les exposant, au sortir des écuries, au vent et à la pluie, dans une cour ou sur une grande route. L'année dernière, un très beau cheval de timon, d'un prix élevé, est mort d'une fluxion de poitrine à la suite d'un refroidissement causé par un stationnement prolongé sur une route où il attendait le passage de M. de Strada.
  
De ce mode d'inspection qui déplaît et répugne aux éleveurs, il résulte que M. l'Ecuyer du roi ne voit qu'une petite partie des ressources chevalines du pays ; que son choix est borné dans la limite du nombre de chevaux que l'on veut bien lui amener, et que souvent les meilleurs chevaux ne lui sont point connus. Et achetât-il tout ce qu'il y aurait de mieux dans ceux qui lui sont présentés, il n'acheterait pas les meilleurs possibles. D'une part donc sa remonte est moins bonne quelle ne pourrait être, et, d'un autre côté, les échantillons qu'il emmène sont loin de donner une véritable idée des richesses chevalines de la Normandie. Nous avons dernièrement visité une partie des écuries du roi, et, nous le disons avec autant de sincérité que de regret, nous avons vu dans les stalles, des chevaux normands que l'on aurait grand' peine à vendre dans nos foires.
  
Avant de commencer ses achats,-que M. de Strada nous permette de lui parler avec franchise-il faudrait qu'il se décidât à visiter toutes les écuries principales du pays : il n'y en a pas une qui ne lui fût ouverte avec empressement, même sans espoir de lui vendre des chevaux , car notre Normandie voudrait être appréciée pour ce qu'elle vaut et pour ce qu'elle peut faire , et elle voit avec une peine qui n'est pas assez sentie par qui elle devrait l'être, que l'on aille acheter en Angleterre des produits que l'on pourrait trouver en France. Quand M. de Strada aurait tout vu ou du moins ce qui mériterait de l'être, quand il aurait relevé les prix et contrôlé le mérite des chevaux, l'un par l'autre, il ferait ses achats avec sûreté, en toute connaissance de cause, et n'aurait pas à regretter à la fin d'une remonte les premiers achats opérés.
  
Tout le monde aurait à se féliciter de ce mode d'opérations : M. de Strada d'abord, qui aurait fait pour sa propre satisfaction tout ce qu'il lui aurait été possible de faire, et aurait obtenu de bons résultats ; ensuite les propriétaires des chevaux de mérite, qui auraient la certitude de lui vendre leurs produits, et enfin le pays en général, qui souvent déjà a protesté contre cette malheureuse tendance à porter à l'étranger des sommes qui    seraient si utiles chez nous pour soutenir et stimuler une industrie digne de tout intérêt, à laquelle il serait aussi juste, aussi sage qu'urgent de donner des encouragemens.
  
Cette année, nous aimons à le reconnaître, M. de Strada a visité un plus grand nombre d'écuries que dans ses tournées précédentes. Mais ce n'est pas assez, et nous entendons dire et redire autour de nous que le seul moyen de bien opérer est de visiter toutes les écuries qui se recommandent à son examen, et qui peuvent lui être signalées par des personnes de conscience et de confiance. Qu'il veuille ne s'en rapporter qu'à lui-même dans son inspection : ce sera pour lui un peu plus de soin, un peu plus de fatigue, quinze jours de plus à dépenser. Tant pis pour l'Angleterre ! ce tems ne sera pas perdu pour nos éleveurs, le pays lui en sera reconnaissant et le service de la maison du roi y trouvera son compte.
  
Cela posé, voici dans quelles circonstances, fâcheuses pour notre contrée, favorables au contraire à la mission que M. de Strada avait à remplir, s'est faite sa remonte de 1845. La guerre et le commerce, ainsi que nous l'avons dit, ayant pris pour leurs différens besoins la totalité ou la plus grande partie des chevaux qui eussent été achetés par la liste civile, M. de Strada avait chance de réussir fort mal dans ses opérations tardives, si l'administration des haras n'avait laissé cette année, dans les écuries du pays, beaucoup de chevaux destinés à faire des étalons.
  
M. de Strada, malgré son désir intelligent de n'acheter que des chevaux castrés de longtems (dût-il les payer plus cher), a été assez bien inspiré ou conseillé pour profiter de la circonstance, en complétant sa remonte dans les chevaux laissés par les haras, et les éleveurs, embarrassés de produits qu'ils avaient espéré placer ailleurs et à d'autres conditions, ont abaissé leur prix assez pour que l'acheteur de la liste civile pût y atteindre. Aussi la remonte de 1845 présentait-elle, à quelques chevaux près-les premiers achetés surtout -un ensemble satisfaisant et de beaucoup supérieur à celui des remontes précédentes. Il nous coûte même d'avoir à constater que parmi les chevaux voués à la castration, il se trouvait au moins cinq à six étalons de distinction, et que l'on s'accorde à considérer comme dignes d'entrer parmi les bons de la dernière remonte des haras. Il serait au surplus facile à l'administration de comparer les uns et les autres.
  
Ce résultat est regrettable, car le pays se trouve ainsi privé de types distingués de reproduction. Il est regrettable aussi que M. de Strada se soit vu dans la nécessité d'acheter des chevaux non castrés; et cependant cet inconvénient est moins grand que celui auquel il était exposé, de n'avoir à emmener que des chevaux médiocres ou au-dessous du médiocre; moins grand surtout, grâce au système généralement suivi dans la maison du roi, où les chevaux sont soignés et dressés pendant un an ou 18 mois, avant d'être attelés aux équipages. Avec de bons soins, en effet, ce tems est suffisant pour que des chevaux de 3 ans et demi à 4 ans soient bien remis de la castration et propres à faire un excellent service.
  
Ceci nous amène à une dernière observation qui n'est pas nouvelle, mais que nous devons reproduire en toute occasion, afin que chacun en fasse son profit.
  
Depuis quelques années que l'administration des Haras a acheté dans la Normandie, pour le service des différens dépôts, un plus grand nombre d'étalons, la production de cette espèce de chevaux a augmenté, en même tems que l'espèce s'est améliorée. Cette production a dépassé, sinon les besoins, du moins les ressources dont cette administration pouvait disposer, tout le monde voulant faire des étalons, et la plupart des éleveurs se faisant assez d'illusion pour voir un bon producteur dans un cheval propre tout au plus à faire pour le commerce un animal de distinction.
  
Delà un encombrement dans les écuries et des pertes déplorables d'efforts et de sacrifices ; delà un mal qui ne pourra que grandir, si les éleveurs, mieux éclairés sur leurs véritables intérêts, ne font un retour en dehors de la voie où ils sont entrés. En supposant, en effet, que les chambres accordent aux Haras la somme nécessaire pour répondre aux voeux de tant de conseils généraux réclamant de nouvelles stations, et pour réformer tout ce qui est réformable dans les dépôts de cette administration , ses achats auront encore une limite, et si la production n'en a pas, les éleveurs auxquels leurs chevaux resteront ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes de leurs mécomptes et de leurs embarras; car ils doivent comprendre que les Haras ne peuvent être leur seul acheteur, et que cette administration ne peut acheter toujours et indéfiniment. Sans doute il lui faudra plus de chevaux qu'elle n'en possède et elle devra se les procurer : et pour cela le pays devra de son côté, afin que l'administration puisse exercer soir choix, élever plus de chevaux qu'il n'en sera acheté. Mais encore une fois, il faut que la production ne soit pas indéfinie, car les mécomptes le seraient également.
  
Ce qu'on peut raisonnablement demander aux Haras et ce qu'on doit conseiller aux éleveurs, c'est, aux premier, d'acheter de bons chevaux, mais rien que de bons chevaux, partout où ils seront et de quelque prix qu'il faille les payer, attendu qu'un bon étalon fait plus de bien dans un pays que dix médiocres ; le conseil à donner aux seconds , c'est de ne conserver pour étalons que des chevaux vraîment convenables à cette destination, et de castrer, sans balancer, pour les vendre au commerce, tous les chevaux d'un mérite ordinaire ou inférieur. Ce que nous venons de dire sur les étalons remarquables que M. de Strada a achetés pour les livrer à la castration, et d'autre part la situation fâcheuse dans laquelle se trouvent un grand nombre d'éleveurs qui avaient compté sur l'argent des Haras, nous autorise à insister vivement sur les observations qui précèdent.
  
Que M. de Strada nous aide, en ce qui le concerne, à donner cette direction à l'élevage ; qu'au lieu d'aller en Angleterre acheter à grand prix des chevaux qu'il peut se procurer chez nous - et que la Normandie seule en France est à même de lui fournir - qu'il donne confiance à nos éleveurs dans la continuation, dans la régularité de ses achats : ils se mettront en mesure de le satisfaire. Ils castreront de bonne heure et en destination des écuries du roi , des chevaux desquels , faute d'un débouché assuré, ils tenteraient à grands et à vains frais, de faire des étalons. Que M. de Strada leur indique le modèle, le type de chevaux qu'il faut pour les services spéciaux de la maison du roi, et nous lui garantissons que l'intelligence des éleveurs, aidée des ressources naturelles du pays, ne lui fera pas défaut. Ainsi les chevaux de timon, les chevaux à la Daumont qui, pour la taille et les proportions, forment une espèce spéciale et la plus difficile à trouver aujourd'hui, la Normandie les lui fabriquera, quand il voudra prendre l'engagement de les lui acheter à des prix convenables. Elle possède pour cela des étalons et des jumens, et elle n'attend que les commandes régulières que l'Angleterre lui enlève, pour jeter au moule cette espèce de chevaux,
  
En opérant exclusivement en Normandie les achats de chevaux que ce pays seul en France peut lui offrir, M. de Strada fera une oeuvre nationale, il encouragera une industrie en souffrance. Car il ne faut pas compter seulement les 40 ou 50 chevaux qu'il enlèvera chaque année. En mettant en relief et en honneur, par le bon service qu'ils feront dans la maison du roi, les produits trop méconnus de la Normandie, il permettra aux riches consommateurs d'apprécier le mérite de nos chevaux; tout ce qui entoure les princes, et de proche en proche les grands propriétaires , voudront aussi se remonter en Normandie : les éleveurs feront des efforts en ce sens , et le commerce reviendra visiter un pays qu'il a déserté par suite d'erreurs et de fautes que ces éleveurs n'ont pas toutes à se reprocher , mais dont ils sont les victimes.
  
Mais encore une fois, en finissant, nous engageons, nous prions l'acheteur de la maison du roi de ne commencer sa remonte qu'après avoir visité toutes les bonnes écuries du pays, et de tout voir par lui-même et rien que par lui-même; et pour être certain qu'aucun cheval de mérite n'échappera désormais à son inspection, qu'il proclame le sinite parvulos ad me venire, au lieu d'employer des agents dont l'intervention, toujours suspecte au pays, donne lieu à la critique des opérations même les mieux entendues. 

(1) Un de ces chevaux, demi sang, de l'espèce de chasse, est mort du tétanos quelques jours avant le départ du convoi.
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