Pages et croquis : 1914-1918 (couv.-1)Pages & croquis : 1914-1918 / textes de Eugène Mary, Jean Gaument, Lucie Delarue-Mardrus, Émile et Louis Bréhier, Ernest Tisserand, J.-L. Lanfant, Maurice Renard, Étiene Deville, Bruhier, Pierre Lévy-Falco, Achille Berl, J. Fillion, Auguste Bunoust, Florent Fels, Charles Hanier, Remy de Gourmont, Gabriel Pierre-Martin, préface de Louis Lumet ; illustrés par Jean-Charles Contel, Paul-Elie Gernez, Raymond Bigot, G. Le Meilleur, Le Poitevin, Maurice Berty, Pasquet, André Frémond, Henri Marret, Pierre Mourier, Robert Salles, R. de Saint-Delis ; musique d'andré Caplet et René Vierne.- Lisieux (22, rue du Bouteillier) : Morière, 1918.- 5 fascicules n. p. sous couv cartonnée illustrée : ill. ; planches h. t., musique notée ; 34 cm.

        I : Autour du clocher, les Gardes-Voies, la Mobilisation, les Belges.
        II : le Front occidental.
        III : le Front oriental.
        IV : les Anglais, l'Arrière, Prisonniers allemands.
        V : Musique écrite au Front.

Saisie du texte du texte : O Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.IX.2013)
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PAGES & CROQUIS

1914-1918

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Pages et croquis 1914-1918 - fasc 1 couv.

I

Autour du clocher, les Gardes-Voies, la Mobilisation, les Belges.


Pages et croquis 1914-1918, vignette 001


PRÉFACE

JE n'ai  pas à  présenter cet Album. Il est né de la guerre. Il s'offre comme son image multiple et exacte, fixée par l'émouvante et forte sincérité des Artistes qui l'ont composé. Si dans ces feuilles, il y a des visions différentes, la vérité l'une à l'autre les relie, pour former un tout qui contient le drame et la comédie des jours vécus depuis  1914, que nous vivons encore.
      
Des camarades se sont trouvés qui faisaient la guerre, ou qui la voyaient de près, pour en dire un des aspects, chacun selon son art, sans autre souci que de s'exprimer, librement, en toute franchise. De là, cet ensemble plein de saveur, où les tempéraments les plus divers se manifestent, loin de se gêner, se faisant valoir en quelque sorte, par leur diversité même. La grandeur tragique de Bigot, ses compositions inspirées par une pensée si haute, peuvent voisiner avec les croquis de Mourier, de Pasquet, de Balande, de Marret ; la force raffinée de P.-E. Gernez s'associe avec les œuvres de Le Meilleur, de Berty, de Frémont, de Saint-Delis.
      
Mais j'ai dit que je n'écrirais pas une préface, et là où l'on se trouve en pleine vie avec Jean-Charles Contel, Jules Fillion, André Frémont, Lake, Géo. Lefèvre, Le Poitevin, Veillet, Pitt, Robert Salles, je me garderai de toute critique d'art.
   
Personne ne verra ni ne lira les feuillets de cet Album sans être ému. Il restera comme un témoignage fidèle d'un temps affreux où cependant dans la pire tourmente subsistèrent des qualités françaises d'ironie, de calme équilibre et de grâce. L'orage que nous subissons n'aura pas tout ravagé dans notre pays de France.
     
Aux pages des camarades réunies dans cet Album, j'ajouterai seulement comme préface une de mes notes de guerre. Et c'est un hommage à la nation tout entière, civils et combattants.

*
* *
     
C'EST le soir. Il pleut. Je vais à l'hôpital temporaire 23, installé dans les bâtiments du Grand Séminaire.
     
Un cloître carré, au milieu duquel on devine vaguement des arbustes, et sur la gauche s'érige une silhouette brumeuse d'église, la masse du vaisseau que terminent la rondeur de l'abside et l'élan de la flèche, dans un ciel moins noir. Puis des corridors blanchis, froids, hygiéniques. Au bas d'un escalier, assez loin, une lampe posée éclaire trois marches qui tournent.
    
Me voici devant une porte : « Section des Blessés », et, aussitôt entré, c'est la perception d'une longue salle presque dans l'ombre, avec deux rangées de lits, la tête aux murs, et séparés par des tables brunes sur lesquelles il y a des brocs. L'infirmier m'accompagne. Le premier blessé près de la porte, à gauche, est allongé sur son lit où il somnole tout habillé. Au bruit des pas, il se dresse à demi pour s'accouder, et sa figure rit, ronde et bistrée, avec des yeux de fièvre. Une sorte de pudeur ne me permet pas d'articuler la phrase habituelle : « Eh bien ! comment va ? »  et je hoche seulement la tête d'un air encourageant. Mais je ne peux pas sourire. Le blessé raconte son histoire.

« C'était près d'Ypres. Nous attaquions. Les obus pleuvaient. J'étais à côté d'un buisson. Un éclat m'est entré dans la cuisse. Leurs obus ne valent rien. Si j'avais été touché par l'un des nôtres, j'aurais été traversé.  Je suis guéri. »
     
Je lui donne une poignée de main. Il rit, je parviendrais peut-être à rire, mais en me détournant à droite, j'ai vu les yeux du second blessé.
     
Celui-là est étendu à plat, dans son lit, sur le dos, la tête entourée de linges blancs. Il est immobile ; il ne respire point — ou du moins on ne s'aperçoit pas s'il respire — et n'étaient ses yeux, on croirait qu'il ne vit plus. Son visage est d'une maigreur extrême, et tout blême comme de la chair vidée de sang, avec de l'ombre verdâtre sous les sourcils, au creux des joues, et sa bouche est grande ouverte. Les lèvres tirées ont disparu et sa mâchoire supérieure avance. Elle a des dents espacées, et cela produit l'effet de dents alternativement blanches et noires. Le menton est tombé, plus froid et plus blême que le reste du visage, et il est d'une couleur terrible. Que dire devant cette chose et qui était un homme ? Je suis muet et sans geste, je ne puis me détacher de ce visage qui me communique je ne sais quel sentiment religieux. Il n'a rien d’amer ni de tragique, ni même de souffrant ; il ne regrette rien ; il n'espère rien ; et son attrait prodigieux, sa beauté unique, viennent de cela, qu'il est naturel, qu'il est ce qu'il doit être, simplement.

Puis on entend sortir de cette bouche ouverte comme un trou, et qui ne remue point, quelques sons : « Fracassé… » Le premier blessé qui craint que je n'aie pas compris, répète : « Fracassé... il dit qu'il est fracassé. On ne compte pas ses blessures... Tout son côté droit est fracassé. »
      
Derrière mon oreille, l'infirmier murmure : « Fichu... il a beaucoup baissé depuis deux jours. » Comment ai-je pu rire et prononcer des phrases sur un ton vrai d'encouragement ? « On en revient... Vous guérirez comme votre voisin. » Aucune émotion ne parut sur le visage du blessé, mais de sa bouche grande ouverte s'exhalèrent ces paroles : « C'est la guerre. » Entendrai-je encore un tel son de voix ? Il ne sortait pas d'une gorge humaine ; il n'était de personne ; c'était l'expression de quelque chose de surnaturel qui dépassait le moribond, et nous, et tous, et tout, c'était la guerre elle-même qui se manifestait en se nommant par le pauvre homme qu'elle avait amené là...
      
Il est singulier qu'à vingt-quatre heures de temps, je n'aie jamais pu recomposer dans ma mémoire le visage entier du blessé. Parmi des ténèbres mourantes, je n'ai revu, malgré mes efforts, que sa mâchoire aux dents blanches et noires, et son menton qui tombait d'un poids si lourd, d'une couleur terrible, déjà mort... J'ai voulu me rappeler aussi le son de sa voix et j'ai dit et redit, doucement dans un souffle : « C'est la guerre... C'est la guerre... C'est la guerre… », mais je n'ai pas retrouvé l'accent, l'absence d'accent de ces mots, moi vivant, trop vivant...

Hier, j'ai été en visite à l'hôpital temporaire. C'était le soir, et il pleuvait comme au soir de l'avant-veille. Le cloître était ténébreux avec ses arbres au milieu, confusément enchevêtrés, la masse dominante de l'église. Des convalescents marchaient en traînant les pieds sur la pierre dure. La même lampe, au loin, éclairait les premières marches d'un escalier, et je remarquai qu'elle mettait une lueur sur la boule de cuivre fichée au départ de la rampe.

On avait prévenu par dépêche la femme du blessé, — qui était contremaître dans une tannerie du Jura, — et elle était arrivée après sa mort. L'infirmier m'a dit qu'elle l'avait d'abord embrassé sur le front, sans trop de cris, mais que, l'ayant contemplé quelques minutes, elle s'était jetée sur le lit, avec une sorte de fureur et qu'elle poussait des hurlements. Il l'avait raisonnée ; puis il l'avait guidée lentement vers la porte, parce qu'elle effrayait les malades.

Maintenant, elle est écroulée sur un banc du cloître et elle pleure sourdement, si bien fondue dans la nuit que l'on ne saurait pas dire d'où vient exactement la longue plainte : « Aa... a... aa... a… ».  Parfois elle s'arrête,  et elle reprend plus bas : « Aa... a... aa... ».

C'est la guerre. Mais j'ai revu cette femme le lendemain, et elle m'a dit sans larmes, le visage sérieux, seulement fatigué par le voyage et l'émotion.

— « Je pars à quatre heures... J'ai trois enfants, et je ne peux plus rien pour celui qui est mort, que de bien les élever. »
     
Voilà, camarades, une page de mes notes de guerre, et je la joins bien volontiers aux vôtres, si belles et si véridiques.


LOUIS LUMET,
Inspecteur des  Beaux-Arts.
 

Pages et croquis : 1914-1918 (fasc.-1)

AUTOUR DU CLOCHER

« UN   FANTOCHE »


TOUT comme un autre, il avait ses idées : traditionnaliste par habitude mais aussi partisan du « Progrès ». Son époque, chacun le sait, fut le siècle de la science, du libre examen et des conquêtes pacifiques… Elle fut aussi un grand moment de l'éloquence parlementaire philosophique et rurale. Donc, n'ayant vécu rien de mieux, il ne conçut rien de plus.
       
La Guerre, ...il n'y avait jamais songé ! C'était pour lui comme une image ancienne, une vieille histoire, un sujet de récitations enfantines. Jadis, à l'école du village, il avait appris « Le Zouave » de Déroulède et « Dis-moi quel est ton pays » d'Erckmann-Chatrian. Ce temps-là était loin. Depuis, quand la fanfare municipale jouait la « Marseillaise », à la façon d'un refrain d'ouverture pour bal champêtre, une émotion particulière lui revenait malgré tout du fin fond de lui-même. Instinctivement il se découvrait la tête, son cœur battait plus fortement et il pensait alors à son oncle Célestin, ancien Mobile de 70, qui rythmait fougueusement les « Cuirassiers de Reischoffen » tout en vaquant à ses petites occupations de capitaine retraité. Souvenirs d'enfance, airs de fêtes et presque un demi-siècle de somnolentes habitudes. La réalité nouvelle apparut si brutale qu'il n'y crut jamais qu'à moitié.

°°°

Le vingt-cinq juillet, un  ami lui avait dit : des complications sont à craindre mais il répondit évasivement, soucieux d'autre chose, car le scandale du jour l'intéressait davantage.

°°°

Le lendemain de la déclaration de guerre, il espérait encore qu'une espèce de non-lieu serait prononcé entre les belligérants. Les parties définitivement engagées, il ne cessait de marquer sa surprise et, ne trouvant d'autre phrase il répétait : la mobilisation a été faite le deux août, justement parce que j'avais choisi cette date pour partir en voyage.

°°°

Il fit partie de la garde civile et il connut l'âpre désir de servir son pays.

°°°

Peu causeur à son ordinaire, il sentit tout à coup le besoin de voir du monde et de parler des affaires. Dehors il vécut. Vingt fois il retournait lire le même communiqué affiché à la Mairie et à la vitrine du libraire. Un soir, il entra au Café de Paris. Décidément, dit-il à son collègue qui s'y trouvait aussi par hasard, les temps sont changés ; voilà qu'on n'est plus bien nulle part et qu'on ne sait où aller. Il y avait au moins quinze ans qu'ils ne s'étaient vus d'aussi près, mais d'un accord réciproque et sous-entendu, ils firent remplir leurs verres et l'union sacrée entre eux fut conclue.

°°°

Athée ! non. A propos de religion, il voulait simplement qu'à la croyance en Dieu s'alliât le culte de la Nature. La nuit du huit au neuf août, il distingua très nettement du côté du nord, un peu à l'est, une étoile de première grandeur dont la lumière intermittente était bleue, puis blanche et rouge. Il admit pour le passé le " miracle de Jeanne " et pensa qu'à nouveau la victoire française se signalait au monde.

°°°

Le scorbut est à Berlin   

°°°

Quand il entendait le mot « boche », il voyait aussitôt Bismarck, représenté sur un fond de ténèbres, le casque pointu sur la tête, une faux à la main, marchant dans un tourbillon de flammes infernales sur des monceaux de petits enfants.

°°°

Où allons-nous ? Il eut aussitôt conscience de sa et il se dit : Je sens le vaincu.

°°°
      
En septembre, les réfugiés arrivèrent. Ce furent d'abord des autos lamentables, surchargées de caisses, de malles à peine fermées, disparaissant sous un amoncellement de vêtements et d'ustensiles ménagers, entassés autour et par-dessus des gens hagards, exténués, fébriles. Puis, les trains amenèrent des files pitoyables de Belges, de Wallons, de Picards, tous ahuris et inquiets de s'arrêter en un endroit quelconque. Il interrogeait les uns, s'en-courait vers d'autres et il eût voulu qu'on lui donnât des nouvelles impossibles, qu'on lui révélât l'inconnu. Des faits sans doute, mais quand même, n'était-il point soumis aux hallucinations d'une excessive et mensongère angoisse ? Il gémissait : c'est inconcevable au siècle où nous sommes !...
       
En cette fin d'automne, la vie lui parut une vision d'apocalypse. Avant de s'endormir, chaque soir, il rêvait d'une humanité lointaine et séraphique, d'un pays fabuleux et d'un bonheur éternel.
       
°°°       
    
Les événements se succédaient si lentement à son avis qu'il en devint malade de tristesse. A cette époque, il se complut à imaginer des supplices de légendes qu'il eût infligé volontiers à Guillaume ; il spécula aussi sur les effets foudroyants d'une invention merveilleuse qui devait anéantir les empires centraux.
       
Ces passe-temps demeurant sans résultat décisif, il les abandonna et s'ennuya de préférence. Il ressentit néanmoins un sursaut d'enthousiasme quand il vit arriver, au petit port de sa ville, trois bateaux immenses, recouverts jusqu'à mi-mâts die soldats français. La foule, massée sur la jetée et sur les quais, acclamait et trépignait d'admiration. Une ferveur patriotique s'exprimait sur tous les visages. Souvent il avait vu des cargos dans le chenal, mais ceux-là lui semblèrent prodigieux et fantastiques, tant ils dominaient de leurs lignes rebondies et mouvantes le minuscule vallon qui se profilait en teinte violette des deux côtés de l'horizon. Une émotion indicible le suffoqua. Il se prit à dire : c'est beau comme une prière. Puis il fut tout étonné de cette comparaison fortuite.

°°°

Il n'aurait jamais cru que la guerre pût durer si longtemps et il n'en prévoyait la fin. Bien qu'il ne souffrît aucunement, il se lamentait : on ne vivra jamais tranquille..., c'est la guerre de cent ans qui commence.

°°°

L'hiver passa, tellement rigoureux que depuis des années on n'avait vu dans le pays de gelées aussi fortes et de neiges aussi persistantes. Le froid le rendit plus pessimiste et il tourna à la mélancolie. Une fois, il fit le compte des pertes déjà subies. Pour cette opération, il appliqua à la population totale de France, une moyenne de disparus par fractions de dix mille habitants. Les sacrifices, les actes d'héroïsme, l'ultime générosité d'un peuple défendant son patrimoine et ses traditions séculaires, le touchèrent, mais il en fut aigri comme par un malaise anonyme qui le tourmentait dans le présent, dans le passé et lui rendait la vie impossible pour l'avenir. II proféra : l'individu est mort, il n'y a plus maintenant que l'espèce.

°°°

Comme il se sentait vieux et las, en marge de son testament il inscrivit : « Les temps sont révolus, l'humanité a atteint sa destinée. Advienne que pourra ».

°°°

Il en advint, hélas ! qu'il se mit à la boisson et se soûla tous les jours. Il craignit soudainement des malheurs sans nombre et des privations de tous genres. Un samedi, jour de marché, ayant constaté une nouvelle augmentation dans le prix des denrées, il conclut : « ça tourne mal, mais je n'en verrai pas le bout. Qui commence bien finit de même ».

°°°

L'avant-veille, à un de ses proches qui l'encourageait, il répliqua : Si les ennemis étaient venus jusqu'ici je leur eusse dit : Messieurs, mes ancêtres ont fait la Révolution et je suis fils d'un peuple libre.

°°°

Sa fin fut brève. Quelques paroles et une sentence. Il prononça : on ne refait pas sa vie à mon âge et ma foi tant pis….. le passé est fini.

°°°

Il mourut ainsi de ne plus « vouloir vivre ».


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LES GARDES-VOIES

I

ILS quittèrent leur chez eux un jour, qu'il est donc loin ce jour, où nous tourbillonnâmes tous au vent furieux de la grande fièvre. Ils subirent, eux aussi, l'irrésistible attrait de l'inconnu, qui change la face des mondes, et se jetèrent sans forfanterie, mais sans faiblesse, dans l'aventure…. Cela tint d'abord tant du vaudeville que de la féerie. Ils allèrent d'étonnement en étonnement. Des foules enthousiastes les entraînèrent ; ils se firent l'écho des plus effarantes informations ; la caserne elle-même leur parut transfigurée. Ils ne reprirent le contact de la réalité qu'au magasin, où l'ingéniosité du gradé préposé à leur habillement dut triompher de la nature.

Et ils commencèrent de garder des voies, des routes, des ponts.


II

TEL un maréchal du grand siècle, leur chef, le plan sur le genou, leur avait assigné des carrefours, des cantons, des postes. Respectivement, ils  avaient gagné les lieux et, le sentiment des responsabilités nettement défini, la première sentinelle, l'arme au pied, ils s'entreregardèrent : leur esprit s'amusa d'abord de constater qu'il existait des types si différents du leur dans la race française.

Puis, comme il est dans les desseins secrets de l'impondérable que les hommes vivent en société organisée, il se fit un échange mutuel de  civilités et d'hypocrites considérations sur la pluie et le beau temps. Dans la réalité, ils s'étudièrent et des groupes sympathiques se formèrent. Les uns, ceux de la mer, furent les « becs-salés », les autres, les « culs-terreux » ; ils habitèrent « Robinson » ou « Nid d'amour ». Néanmoins, il est de toute impartialité d'ajouter que les meilleurs rapports ne cessèrent de régner entre eux et que si, toutefois, ils s'engueulèrent, le service n'en souffrit jamais. Une vie pastorale commença ; leur état ne leur pesa pas trop ; ils le mettaient bien au-dessus de la condition de ces mercenaires de la Réserve Territoriale que l'on vit, sous un soleil de plomb, conduire des chevaux vers des cités lointaines.


III

ILS en ont vu passer des trains. Ce furent d'abord les convois d'enthousiasme de la mobilisation et leurs cœurs s'émurent de fierté et d'espoir. Puis, dans les nuits d'attente, les nuits homicides, tueuses de gardes-voies, que leur imagination peupla d'ombres criminelles se jouant des boulons et des viaducs, ils frémirent sous leurs bourgerons blancs. La silhouette des canons solidement amarrés aux trucks passa dans le clair de lune qu'elle échancra ; et à travers le rideau mouvant de la fumée des pipes, se déroulèrent des frises d'épopée.

Et ils rêvèrent de gloire. Puis ce furent les trains de la retraite, les trains descendants, une fuite éperdue de machines, aux formes nouvelles, filant vite, comme honteuses de n'avoir rien à tirer ; les trains de réfugiés d'où des regards demi-fous croisèrent les leurs. Puis les trains de blessés si longs, si longs, marchant doucement avec leurs croix couleur de sang. Et une sourde colère gronda tout au long des voies aux récits entendus.


IV

MAIS ils mangeaient. Jalousement, ils gardaient au pays la réserve de sang et d'énergie dont ils étaient les détenteurs responsables ; une répartition judicieuse des obligations et l'appoint des initiatives privées concoururent à cet effet. O ! lièvres traîtreusement pris, ô lapins, amants des aurores ; et vous, lapins de clapier, que vous y laissâtes de vos os, à l'ombre de ces tonnelles, que leur génie éleva au gré de sa fantaisie ! Puis, comme les dieux dans l'Olympe, ils demandèrent aux jeux et au vin de les soustraire à la monotonie de leur sort.

Qui de nous n'a pas souri, à voir ces gens d'apparence redoutable, innocemment rechercher dans les combinaisons savantes des cartes et dans de copieuses libations, le dérivatif nécessaire aux heures de fatigue et   de spleen !


V

BIEN que tributaires de la force armée et ne paraissant, à première vue, n'être institués que pour ses offices, ils ne méprisèrent point les jeux de l'esprit et de la grâce. Avec les femmes, ils revêtirent les exigences de l'état de siège de la tournure galante qui sied si bien à nous autres, Français. Par ailleurs, ils concilièrent les mêmes obligations avec la rondeur dans le terme. Hâtons-nous de dire que, cette fois, les privilèges du sexe faible n'en souffrirent point. Des gendarmes randonnaient en auto. Cette façon de se déplacer qui, comme chacun le sait, leur est peu coutumière, et une vieille inclination de la race, celle qui incitait déjà nos aïeux à rosser le guet, leur méritèrent une mésaventure. Arrêtés à renfort de chaînes à l'entrée d'un village, ils arguèrent de leur uniforme et de leur qualité pour passer. Peine perdue ; c'étaient des papiers en bonne et due forme que ces incorruptibles exigeaient.

-    Mais... enfin...

-    Des papiers
       
-    Je suis le capitaine de gendarmerie !

-    Je m'en f... Des papiers. Et moi, je ne tire pas dans les pneus, je tire dans la g….

-    Mais ce n'était pas là leur manière habituelle. Combien d'entre nous, non munis des pièces légales, les avons trouvés pitoyables !
       

VI

PUIS les jours passèrent et l'on ne s'étonna plus de les voir surgir et barrer des routes. Il sembla même qu'il fût impossible de concevoir des ponts, des croisements, des gares sans eux. Mais à l'impitoyable consigne du début avait succédé une conception moins rigide du devoir. Ils devinrent même d'un commerce agréable. Ils demandèrent à la terre qu'ils défrichèrent la juste récompense de leurs efforts. Des villages voisins, on vint les voir en théories et ils s'honorèrent par la pratique de la vieille vertu française d'hospitalité. Des banquets champêtres s'organisèrent et même, nous assure-t-on, des idylles naquirent. Ils se perfectionnèrent, pour leur plaisir, dans l'art de dresser des animaux tels que le renard, le marcassin, jusque-là réputés rebelles à toute éducation.

J'en vis un, haussant son âme à celle de François d'Assise, converser avec les oiseaux qu'il nourrissait.


VII

QUOI d'étonnant que l'on ait compté parmi eux des artistes et des philosophes ! Délivrés des soucis domestiques et de l'importunité des bavards, l'ordre naturel des choses que les premiers interprètent et que les seconds expliquent, les inspira heureusement. Les crépuscules leur livrèrent le secret de leurs couleurs âprement discutées  dans   les écoles.

Le luth du poète s'enrichit de cordes nouvelles que tendit la sérénité des nuits. Une symphonie sylvestre gronda en l'âme du musicien ; le murmure du ruisseau en était le récital ; les sapins en chantaient la berceuse et la grande voix de la tempête en trama la fugue. Leur science s'augmenta des observations les plus originales et des découvertes les   plus inattendues.
       
Ce serait leur faire injure que de supposer qu'ils profitèrent tous de l'inaction forcée aux postes isolés pour faire ripaille à la ferme voisine.

D'aucuns, à qui l'argent nécessaire à ces fins, ne faisait nullement défaut, passèrent leurs heures de planton en fructueuses méditations ; et ils énoncèrent alors des maximes morales d'une incomparable beauté ; et ils en devinrent meilleurs. De l'un d'eux, qui connaissait son temps et qui versait facilement dans le  modernisme, j'ai   retenu   celle-ci :

« Il n'y a que les imbéciles qui soient vertueux. »

La connaissance profonde qu'ils eurent bientôt des bêtes, des choses et des gens les incita à mépriser doucement l'humanité entière. Ils professèrent dès lors une indifférence sceptique pour les humains et les événements qu'ils précipitent, voire les choses qu'ils écrivent. Ils ne coururent plus après les trains pour réclamer des journaux. Ils eussent honoré l'abbé Jérôme Coignard qui aimait les goujons, les discours sentencieux et méprisait tous et tout sans s'en excepter lui-même. Il se peut même, on n'osera le nier, que leur logique se soit graduellement élevée au-dessus des préoccupations ordinaires de l'entendement humain. Peut-être quelques-uns s'approchèrent-ils, par des formes nouvelles du raisonnement, des solutions de la métaphysique. Peut-être pénétrèrent-ils ce mystère de deux parallèles qui courent vertigineusement et s'éternisent à courir sans se rencontrer…. Et alors, appuyés sur le fusil, dans l'attitude du soldat recueilli, qu'ont popularisée les imageries d'Epinal, ils eurent la notion de l'infini qui commençait là-bas, vers le passage à niveau, dans une petite vapeur  bleue où le  quadruple  ruban  d'acier s'évanouissait.

EUGÈNE MARY,
Sous-Lieutenant au 205e Régiment d’Infanterie.



Pages et croquis : 1914-1918 (fasc.-1)


LA MOBILISATION
LE DÉPART

UN raidillon entre les blés. Sur sa bécane qui grince, le garde-champêtre en demi-cercle déclanche un  coup de jarret à gauche, un coup d'épaule à droite.
       
Il décale d'une pichenette son képi d'où la sueur dégouline, et d'un coup de jarret à droite, d'un coup d'épaule à gauche, grimpe vers un soleil tout rond, posé sur le bord de la côte et qui le regarde venir d'en haut avec des airs de se ficher de lui.
      
— « Garde-champêtre, poussif et ridicule, quel ordre biscornu portes-tu au soleil, dans ton bissac de toile grise ? »

°°°
      
UN carrefour, un arbre, une femme, un mioche. — L'affiche est sur l'arbre : la femme est devant l'affiche ; le mioche, entre l'arbre et la femme.

— « Ecoute-moi bien, petit gars. Dégaloppe-toi jusqu'aux Fretils. Va trouver le père et dis-lui que ça y est. » L'enfant déguerpit. Un bout de chemise le suit.
      
Pour couper au raccourci, le mioche déboule au creux du fossé, et le bout de chemise qui le suivait, s'allonge : « Tu l'embrasseras d'abord. Un bec qui sonne. Un bec pour de bon, mon Pierre. Tu ne lui diras la chose qu'après, la chose de l'affiche et que ça y est… »
      
La tête rouge et frisée roule comme une boule à travers les avoines blondes.
       
Mais la voix lointaine de la femme vole sur les brindilles menues : « Si tu chantes au père que tu m'as vu pleurer, tu reçois deux beignes. »

— Et c'est vrai que la mère ne pleure pas. On pleurera plus tard, quand on aura le temps.

°°°

L'HOMME défait ses sabots à la porte et traîne sur le pavé luisant d'eau claire, ses chaussons de basane. Il s'assied sur le banc de chêne entre la table et la fenêtre aux carreaux verts. Dans le beau soir qui tombe sur les choses familières, il relit, la tête entre les poings, son fascicule de mobilisation.

La marmite chante sous la poignée de branches dont la flamme bondit. Active et silencieuse, la femme tire du fond du placard les deux meilleures chemises et les chaussettes sans ravaudages. Puis elle recoud à la musette brune un carré de toile neuve et graisse d'une chandelle les lourds souliers à clous.

°°°

LA soupe avalée, ils font à travers les cours un tour minutieux et lent. La lanterne de corne promène sa clarté trouble sous la char-trille, au fond de la grange, dans l'étable  chaude où la vache réveillée les fête.

L'homme explique ce qu'il faudra faire demain et tous les jours qui viendront. — Et la femme, avec soin, range ces choses dans sa tête, comme elle range, après les grandes lessives, le linge blanc dans les armoires.

— La lune blonde passe sur le toit de chaume rapiécé et coule doucement sur le clos endormi. La grande nuit d'août est pleine de silence. Un phare d'auto glisse à travers les arbres noirs de la route d'en bas. A la ferme du Buquet, un coq, trompé par la lueur, chante...

°°°

LE suif fond goutte à goutte au long des spirales du chandelier de fer.

- Avec la douce obstination des femmes contre les choses qui sont, elle s'entête à d'impossibles espoirs : « C'est un coup pour nous faire peur et tâter si on est d'attaque. Quand ils verront qu'on est prêt à leur répondre, ils rentreront dans leurs trous de taupes... »

Mais lui, secoue sa tête dont le poil déjà grisonne. Il conduit sa raison lente à travers les rudes vérités, du même pas tranquille et fort dont il pousse droit la charrue par le champ difficile : « C'est des gars qui ont les reins solides et qui manigançaient leur saleté depuis beau bail. Aujourd'hui ou demain, fallait que ça casse, et quand la pomme est mûre, c'est pitié de s'en prendre au vent de l'avoir fait tomber... »
       
Il rallume à la chandelle sa pipe courte et d'un souffle lentement rageur pousse aux solives l'acre fumée : « Pour les avoir, ça sera coûteux ; mais capon qui rechigne à mettre le juste prix pour acheter la paix sans quoi rien n'est rien... »
       
C'est un marché où l'on peut perdre ; une affaire comme une autre, que l'on n'a point voulue et où le sort vous pousse. Bonne ou mauvaise il faut la prendre, comme l'homme de labour s'attaque sans grogner au lopin de côte pierreuse, qui fait trembler les mains sur les mancherons secoués...
       
L'homme est le maître et la femme est la servante. Pour vendre une bête, pour acheter une corde de bois ou rallonger de quelques arpents le pré qui borde le ruisseau, c'est le maître qui tire les écus du sac et c'est lui seul qui a le signe.
       
Cependant, il dit ce soir : « Donne-moi la plume, femme, et la bouteille d'encre, que je te fasse un mot d'écrit. »
       
Les deux coudes écartés, il lutte péniblement avec les mots rebelles, chargés de sens : « C'est pour vous prier par la présente de rédiger pour ma femme, Anne-Marie Lebreton, un papier de procure aux fins de vendre et acheter... » La plume pesante égratigne l'enveloppe mince de papier jaune : « A maître - maître Nivelle, auprès la Halle-au-Beurre ».

- « Tu porteras ça chez le notaire, en allant au marché. »

Et le papier est entre eux comme une chose étrangère toute pleine d'obscures menaces.
       
°°°

C'EST l'adieu à tout ce qu'on quitte, à tout ce qui, sans qu'on le sache, était vous-même, autant que la main au bout du bras : l'horloge aux roses rouges, le fusil de chasse sur la cheminée, les pauvres meubles des pauvres gens...
       
Il se penche sur le petit lit de bois où le dernier né dort en tétant son pouce. Pour ne point le réveiller du chatouillement de sa lourde moustache, il tapote de sa main énorme et légère, la menote blanche.

°°°

DANS la cuisine grise — avant l'aube levée — l'homme tourne lentement sa cuillère dans le bol de café bouillant ; et la pensée confuse cherche à tâtons  les choses suprêmes qu'il faut dire : « La guerre, c'est casuel... Des fois... On ne sait pas... Une ferme comme la nôtre, c'est lourd... Il n'est pas bon que la maîtresse reste seule... »

Pour détourner l'horrible pensée, la femme verse le calvados doré qui fait couler jusqu'aux moelles l'amour de vivre ; mais lui, sans hâte, va jusqu'au bout, en homme qui a pesé le pour et le contre et qui veut laisser derrière lui les choses nettes, comme le champ d'où le dernier épi a été ramassé.
      
— S'il arrivait du vilain, tu ferais ce qu'il faut faire, à ton entendement. Mais promets-moi, qu'un coup que ça serait possible, — plus tard, — on me ramènerait là-haut où sont mes vieux...

°°°

L’AUBE qui  rôde  au bas du  ciel délaie de  roses  lueurs l'ombre verte du clos.
             
Il ferme derrière lui la porte de la ferme basse où dorment les petits. Les pommiers tortus se penchent à son passage. Le chien jappe, tirant sa chaîne et traînant son tonneau défoncé : « Adieu, Pataud ! A la revoyure... si on se revoit ! »
       
Il coupe au coudrier un bâton robuste et brun ; passe au trou de la haie ruisselante d'aurore humide ; et dans le chemin creux, son pas rajeuni éveille la mare verte où tintent les rainettes...

°°°
      
PAR tous les chemins de la France, par les venelles fraîches au long des rivières lentes ; par les raidillons de montagne où roule le caillou sonore ; par les sentes qui courent sur les falaises blanches ; par les ruelles pointues des gros bourgs endormis, des milliers et des milliers d'hommes s'en vont ainsi vers l'âpre devoir humblement accepté.
       
...Et des milliers et des milliers de pas lourds réveillent, sous la terre qui se souvient, l'écho des sabots de bois de tous ceux de Quatre-Vingt-Treize, qui par les mêmes routes, et sous le même ciel, s'en allaient à la conquête des mêmes libertés, en chantant qu' éAux jardins de mon père, les lilas sont fleuris... »


JEAN GAUMENT
18  Juillet 1917


Pages et croquis : 1914-1918 (fasc.-1)

LES BELGES

UN !...   DEUX !...   UN !...   DEUX !...

(Récits de Guerre)

UNE infirmière, habituée à m'entendre converser avec les Arabes, m'a demandé naïvement, un matin, à l'hôpital, « si je savais aussi parler le flamand ». Je regrette de dire que je ne sais pas, car ce doit être une bien belle langue. J'aime sa rudesse, son énergie, quand les soldats belges s'interpellent de lit à lit, le long des salles de notre blanche ambulance.
       
Muets et concentrés d'ordinaire, regard bleu qui souffre en silence, dès qu'ils causent entre eux on voit leurs yeux briller, leur visage passif s'animer.

C'est que leur pays perdu revit, sans doute, dans les syllabes gutturales qu'ils prononcent. A ces moments, des villages doivent leur apparaître, des maisons, des familles, tout ce que la basse colère allemande a bousculé, tout ce qu'ils savent atteint, estropié pour toujours.

Avec une indicible pitié, j'écoute ces paroles que je ne comprends pas, que personne ne comprend, ces paroles — tout ce qui leur reste — dites par ces petits étrangers magnifiquement sacrifiés pour nous. Car ils n'ont pas, comme les autres alliés, ils n'auront jamais d'interprètes, à travers les hôpitaux de France où la guerre les a jetés en masse.

Nous ne nous rendions pas compte, avant la guerre, que la Belgique parlait une autre langue que la nôtre. La Belgique, pour nous, c'était un intense foyer de littérature et d'art français, c'était, en somme, la France. Aujourd'hui, nous voyons bien que le gros du peuple est autre chose. Ce qu'ils ont fait pour nous n'en est d'ailleurs que plus beau.
Je dis : « Ce qu'ils ont fait. » Je pourrais dire : « Ce qu'ils feront encore. »
       
Maintenant que notre petite ville est devenue une garnison belge, puisqu'elle héberge, depuis plus d'un mois, près de deux mille jeunes gens belges qu'on dresse pour la guerre, et tout un état-major belge, nous pouvons, de près, juger de l'effort que continue à donner la petite grande nation amie pour aider la France à délivrer le monde du monstre germanique.
       
Ces jeunes gens, leurs clairons, tous les matins, réveillent les vieilles maisons de Honfleur, ratatinées autour de deux clochers.
       
On est encore dans le coma du sommeil, encore dans les rêves nocturnes. On entend en bas le bruit sourd, immense, tragique, des seize cents paires de pieds qui marchent en mesure. On sursaute à la voix toute jeune et si mâle des sergents qui scandent le rythme : « Un !... Deux !... Un !... Deux !... » Alors on sait que, sur le large boulevard marin, parmi le beau désordre du petit port plein de voiliers, de bouées, de chantiers, le port qui fume, le port qui siffle, le port qui remue, on sait que, face à la jetée de bois où le sémaphore et ses drapeaux claquants racontent la marée, où les matelots au bonnet tricoté ressemblent à de très vieilles estampes, on sait que les « petits Belges », comme disent les Honfleurais, vont commencer leurs exercices.
      
Courts et trapus, sans costumes, sans fusils, vêtus de vieux habits poussiéreux, de cache-nez sales, coiffés de casquettes déformées, ils s'avancent par carrés réguliers. Seuls les sergents et les caporaux portent un uniforme. Ceux-là, du reste, sont si jeunes qu'on leur donnerait au plus douze ans. Mais avec quelle crânerie ils mènent la troupe grisâtre de leurs hommes !
       
La question de l'habillement paraît bien épineuse pour ces petits Belges. On a proposé de les vêtir avec de vieux uniformes anglais ; on a dit qu'on leur donnerait toutes les tenues des pompiers de la région ; puis on n'a plus rien dit, et ils sont restés en civils comme devant. Quant aux fusils, ils semblent plus chimériques encore. Qu'importe ! La troupe dépourvue de tout, manœuvre avec tant de fougue qu'on finit par oublier ce qui lui manque.
         
« Un !... Deux !... Un !... Deux ! » Quand vient le moment de bondir puis de s'agenouiller, selon la méthode des tirailleurs, on les entend rire, ces dépaysés, ces orphelins, d'un rire si frais qu'on en a les larmes aux yeux — un rire de dix-neuf ans, pour tout dire.

Depuis trois mois, dans toute la France, on voit les enfants, au sortir de l'école, " jouer à la guerre ". Ils manient des baïonnettes de bois, fabriquées à la hâte, ils campent un bonnet de papier sur leurs caboches rondes, ils crient, ils courent, ils se bousculent à travers les rues. Nos petits Belges ont l'air, eux aussi, sur le large boulevard marin, de jouer à la guerre. Mais quel jeu dramatique, celui-là !... Quand on les entend rire, on ne peut s'empêcher de frissonner, car c'est au feu que toute cette jeunesse court, car ces grands enfants seront demain, après-demain, des blessés et des morts.
       
« Un !... Deux !... Un !... Deux !... » Les enragés petits sergents font des signes de chef d'orchestre. Ils jettent des ordres, en un français mal assuré mais irrésistiblement impérieux : « Demi-tour à droite... Arche !... » Et la volte s'exécute, parfaite, exacte ; et la masse grisâtre, sur le fond lumineux de l'estuaire, devient tout à coup belle à voir comme un ballet.
       
Peu à peu, les habitants de la ville se sont groupés. Ils regardent, et ils sourient. Toute la ville leur sourit, aux petits Belges. Je crois qu'ils se souviendront longtemps de l'accueil qu'ils ont reçu chez nous. Il n'y a presque pas une maison, riche ou pauvre, qui n'ait ici ses deux Belges. Cela s'est fait tout simplement, comme se font les belles choses. Au sortir de la gare qui les amenait, dans les rues, ils ont rencontré des hommes, des femmes qui leur ont dit : « Venez donc chez nous... » Et tous les soirs ils ont, à la table familiale, leur dîner servi. Une fermière que je connais met chaque jour, à sept heures, le couvert d'un étudiant en médecine et d'un cultivateur. Une autre trempe la soupe pour un élève de l'école commerciale et un tapissier d'art. En revenant de l'hôpital, dernièrement, j'ai vu l'une de nos commères d'ici, rougeaude, édentée, qui, sur le pas de sa misérable maison, guettait ses deux Belges. Les voyant venir de loin, elle s'est exclamée : « Les voilà, ces por's éfants ! » Et vraiment, dans les yeux de cette vieille femme mal peignée et crasseuse, il y avait le plus beau regard du monde, le regard d'une mère.
       
Eux, les petits étrangers, qui ne peuvent répondre que par monosyllabes aux questions qu'on leur pose, dont certains ne savent vraiment pas un mot de français, ils acceptent toutes ces gâteries avec un si bon sourire que cela vaut toutes les paroles. Dociles, ils reviennent chaque soir dans leur famille d'adoption, apportant leur malheureux linge à blanchir, leurs vêtements loqueteux à réparer. Et déjà d'authentiques fiançailles se sont faites dans les vieilles maisons accueillantes.
       
C'est encore une révélation inattendue qui nous vient de cette guerre à surprises. Nous n'avions pas soupçonné, jusque-là, les trésors de tendresse qui dormaient dans notre cité vieillotte, si tranquillement installée chez elle, entre sa colline herbagère et son port de pêcheurs. Déjà, quand un régiment français était venu de Dunkerque, passant par là pour se rendre plus loin, du côté de la bataille, nous avions été profondément émus de voir la réception que Honfleur lui avait faite.
Je me souviens du mot d'une petite servante, mot sublime dans sa naïveté.
      
— Oh ! Madame !... m'avait-elle dit, oh ! Madame, que c'est beau ! Ceux qui n'ont rien donnent tout ce qu'ils ont !


*
* * 
      
Toutes les villes de France qui ont reçu des soldats belges ont, je pense, mérité l'éloge. La masse populaire, avec son grand cœur, a compris quel service la Belgique nous avait rendu.
      
A la fête du roi Albert Ier, nous avons vu l'affluence empressée qui prenait d'assaut notre église doyenne. Cette fête, ce n'était, après tout, qu'une grand'messe comme celle de chaque dimanche. Mais la signification de cette grand'messe-là n'échappait à personne. Et ce n'était pas la chose la moins extraordinaire et la moins splendide de la guerre que de voir les représentants des « partis les plus avancés » se précipiter dans l'église pour assister à la messe et crier : « Vive le roi ! »
       
Ils étaient là, les petits soldats de tous les matins, avec leurs sous-officiers, dont le visage a douze ans, avec leurs beaux officiers bien bottés. Ils étaient là, parqués dans la nef de cette originale Sainte-Catherine que ceux du temps passé construisirent en bois comme une barque. Les magnificences du culte enveloppaient de richesse leur pauvre troupe terne, la lumière religieuse des vitraux semblait les couvrir de cendre fine.
       
Les orgues, l'encens, les manteaux d'or... Cela, c'est le dimanche des jours de paix. Mais des drapeaux, des clairons pendant l'élévation, des soldats français blessés, pansés encore, groupés dans un coin, un Belge au bras en écharpe chantant l’ « Ave Maria », cela, c'est le dimanche des jours de guerre.
       
Assise dans le chœur avec mes collègues de la Croix-Rouge, je voyais très distinctement de ma place un petit vitrail ancien où saint Georges, sans doute, perçait de sa lance le dragon tortu, tandis qu'une dame de quatre couleurs, assise sur une tour du moyen âge, attendait sa délivrance. L'aumônier belge prêchait, je regardais l'image translucide...
       
Eloquent et beau, le jeune prêtre parlait avec précaution ce français qui n'est pas sa langue originelle. Et quand il disait : « le roi », toute une adoration passait dans sa voix chaude. En vérité, ce discours éminemment actuel ressemblait à l'histoire de quelque saint monarque des époques archaïques. Qu'elles étaient loin, les fadeurs du prêche dominical !
         
« Le roi ne pourrait pas supporter la pitié. Il ne lui faut que de l'admiration. » Simples et martiales, élégantes et gentiment corsées d'un peu d'accent, les phrases résonnent sous la voûte étonnée.
      
Maintenant, le jeune prêtre a terminé son sermon. Mais il ne descend pas encore de la chaire. Avec véhémence, le voici qui se met à parler flamand ; et les rudes syllabes qui tombent sur les jeunes soldats grisâtres sont recueillies avec dévotion. Ils pleurent...
      
 Au moment où éclatent, chantés à pleines voix, la « Brabançonne » puis le « Lion de Flandre », je me dis soudain que si quelqu'un, l'année dernière, à pareille époque, nous avait prédit qu'un an plus tard nous entendrions prêcher en flamand à l'église Sainte-Catherine de Honfleur et chanter dans sa nef les deux hymnes guerriers de la Belgique, nous eussions pris celui-là pour un aliéné.
       
Les voix chantent. Autour de la simple petite église paroissiale, nous sentons qu'il y a l'Europe en feu ; dans le ciel, au-dessus du clocher, nous sentons qu'un possible avion et sa bombe peuvent rôder. Les voix chantent. Elles chantent en l'honneur du roi héros. Je regarde le petit saint Georges, son dragon, sa sainte assise sur la tour...
       
Oui, les horreurs de cette guerre, oui, l'abomination universelle... Mais c'est tout de même à cause de cette guerre que, par moments, en plein vingtième siècle, nous croyons vivre sur un vitrail.
         
         
« Un !... Deux !... Un !... Deux !... » Dès le lendemain matin, ils avaient repris leurs exercices le long de l'estuaire agité, les petits Belges, soldats sans uniformes et sans fusils.
       
Ecoutons-les passer. « Un !... Deux !... Un !... Deux ! » Ce n'est pas la « Brabançonne », certes, ni le « Lion de Flandre », mais les voix sonnent si courageusement, les pas sont si bien cadencés que c'est presque aussi beau, je crois.


LUCIE DELARUE-MARDRUS,
Infirmière de la Croix Rouge, Hôpital 113, Honfleur.
27 Novembre 1914


I : Autour du clocher, les Gardes-Voies, la Mobilisation, les Belges.
II : le Front occidental.
 III : le Front oriental.
IV : les Anglais, l'Arrière, Prisonniers allemands.
V : Musique écrite au Front.

Pages et croquis : 1914-1918 (couv.-4)


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