MOURLOT, Félix : Un délit de Presse au dix-huitième siècle : Victor Dubourg et la Cage de fer du Mont Saint-Michel.- Alençon : Typographie et lithographie A. Herpin, 1902.- 11 p. ; 24 cm.
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.I.2006).
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  Un délit de Presse au dix-huitième siècle
Victor Dubourg et la Cage de fer du Mont Saint-Michel
Par
Félix Mourlot

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Parmi les nombreux prisonniers que l'Abbaye du Mont Saint-­Michel, la « Bastille normande » comme on l'a justement appelée, renferma sous l'ancien régime, le plus illustre ou du moins le plus intéressant est, sans contredit, le publiciste Dubourg.

Prisonnier d'Etat, comme le furent plus tard Linguet et Latude, il dut aux motifs politiques qui avaient fait décider son arrestation, d'être traité avec une rigueur inouïe ; les mauvais traitements dont il fut l'objet, et qui amenèrent sa fin rapide, à l'âge de 31 ans, lui acquirent une réputation faite surtout de sympathie et de pitié.

De bonne heure, un roman se forgea sur son nom. Sous la plume fantaisiste de ses biographes, Henri Dubourg, ainsi qu'on le nommait à tort, devint un courageux journaliste, hollandais et protestant, contemporain de Louis XIV, dont il flétrit le despotisme dans les gazettes du temps. Ni les offres les plus séduisantes, ni les menaces n'eurent raison de son indomptable loyauté. Louis XIV le fit arrêter à Francfort, enfermer à la Bastille. et transférer de là, dans un fourgon de fer, au mont Saint-Michel, où, enchaîné dans une cage de fer, sur la paille humide, il mourut, après cinq ans d'agonie, laissant son cadavre à la dent vorace d'une légion de rats.

Dubourg devint, en un mot, un héros de légende, - de cette même légende qui créait le Masque de fer pour symboliser, par d'effroyables images, « l'odieuse tyrannie » de Louis XIV.

L'impartiale histoire, qui fait justice de toutes les légendes, a déjà ramené à ses proportions véritables celle de la captivité du comte Mattioli, ministre du duc de Mantoue, le fameux prisonnier d'Etat au « Masque de velours ».

Une consciencieuse étude écrite par M. de Beaurepaire, et l'examen de dossiers existant aux Archives départementales de Caen, dans le supplément du fonds de l'Intendance (1), vont nous permettre également de mettre au point la biographie de Dubourg, et d'être exactement informé sur ses origines, les motifs véritables de son arrestation, la durée de sa détention et les circonstances de sa mort.

Victor de la Cassagne naquit à Espalion, en 1715, l'année même où mourait le grand roi. Ce n'est donc pas son contemporain. Dans un des interrogatoires qu'on lui fit subir pendant sa détention, il avoua « être de la ville d'Espalion, distante d'environ 6 lieues des confins de l'Auvergne, sur la rivière de Loth, à 4 ou 5 lieues de Rodez, entre Rocquelaure, Saint-Côme et Chirac (aujourd'hui Ceyrac) ». II n'était, par conséquent, ni hollandais, ni protestant, mais issu d'une vieille famille catholique du Rouergue, maintenue dans sa noblesse lors de la recherche des faux titres qui eut lieu dans ce pays de 1697 à 1716.

Sa mère, Anne Dubourg, était native d'Espalion ; un de ses cousins germains était subdélégué dans cette ville, ses deux soeurs étaient religieuses à Saint-Geniez, et son frère, le Père de la Cassagne, professeur de philosophie au Couvent des Augustins de Toulouse.

Après des études assez régulières et assez brillantes à Toulouse, le jeune homme qui n'avait point embrassé, comme les siens, l'état ecclésiastique, vint à Paris, sans doute dans les derniers temps du ministère Fleury. Il portait, nous dit-il, « l'habit cavalier et l'épée ». Vite, il se créa des relations : avec l'abbé Chérest, maître à la Chambre des comptes, avec le sieur de Picard, avocat au Parlement, avec des littérateurs distingués comme le poète Crébillon, le vieux Fontenelle alors plus qu'octogénaire. II s'y lia aussi avec un de ses compatriotes, l'abbé Séguy, de Rodez, chanoine de Meaux, orateur religieux qui avait attiré l'attention sur lui par son Oraison funèbre du maréchal de Villars, en 1735, et qui avait été reçu l'année suivante à l'Académie française.

Dans ce milieu, Victor de la Cassagne se fit publiciste. Il abandonna le nom de son père pour prendre celui de sa mère, suivant un exemple que plusieurs hommes de lettres avaient déjà donné. C'est sous le pseudonyme de Dubourg qu'il écrivit une Esquisse de Traité de l'histoire universelle, les Mémoires de la comtesse***, les Lettres tartares, deux tragédies, Montézuma et Mérope, et qu'il collabora à un grand Dictionnaire géographique en cours de publication.

Esprit audacieux, Dubourg touchait à tous les genres. A une époque où les discussions littéraires se changeaient fréquemment en débats philosophiques et politiques, où le club de l'Entresol avait trouvé dans les salons parisiens de nombreux imitateurs, où l'opposition contre la cour de Versailles allait sans cesse grandissant, où la presse devenait de plus en plus hardie et envahissante, il y avait chance que l'aventureux Rouergat quittât vite les confins du pur domaine littéraire et d'auteur se fit pamphlétaire politique. Le malheur est que Dubourg vendit sa plume aux cours étrangères.

Il avait fait connaissance à Paris d'un baron de Pahli, allemand de Francfort qui, sous prétexte d'apprendre la langue française, vivait en France sur le pied de 30.000 livres de rente et y exerçait sans doute la profession d'espion politique au profit de l'impératrice Marie-­Thérèse. Ce baron allemand dut lui promettre que, s'il se distinguait comme auteur de libelles contre la politique extérieure du roi de France, il pourrait obtenir quelque emploi avantageux à la cour d'un des princes de l'Allemagne, qui sait ? devenir peut-être bibliothécaire et historiographe impérial. Il l'engagea à se rendre à Francfort, ou on lui offrirait tous les moyens de s'assurer un brillant avenir.

Dubourg tomba dans le piège. Il prit congé de ses amis, en 1744, prétextant qu'il allait chercher un emploi dans l'armée française, prête à envahir 1 Allemagne, et se rendit secrètement à Francfort, d'où il s'interdit toute correspondance avec ses compatriotes. Il noua cepen­dant des relations avec Blondel, ministre de France près la ville libre de Francfort.

Ce fut là que, sur les conseils de plusieurs ministres plénipotentiaires des cours allemandes, notamment sur l'invitation réitérée des ministres des électeurs de Cologne et de Trèves, des ducs de Wurtemberg et de Saxe Gotha, il se mit à rédiger une gazette politique, ou plutôt une série de lettres critiques qui parurent de semaine en semaine, depuis le mois de janvier jusqu'à la fin de juin 1745, peu avant son arrestation.

Cette publication périodique, qui avait un ton diffamatoire, parut sous le nom de Mandarin chinois ou d'Espion chinois. Il en existe à Paris, à la Bibliothèque de l'Arsenal, un exemplaire complet en deux tomes. Sorti d'une imprimerie clandestine de Francfort, écrit en caractères grossiers sur du papier de rebut, il est censé provenir de Pékin, chez Ochaloulou, libraire de l'empereur Chuanty, rue des Tygres. Le premier tome, dédié à son Altesse le « duc de Virtenberg » comprend seize lettres ; le second, interrompu par l'arrestation de l'auteur, n'en compte que onze fort courtes, et est dédié à « Son Altesse Impériale le Bon Sens ». L'épigraphe de l'ouvrage est significative : Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

A l'imitation de Montesquieu, qui avait écrit les « Lettres persanes », Dubourg a voulu écrire des « Lettres chinoises ». Sacrifiant au goût de l'époque, il s'est attaché à faire, dans un cadre de fantaisie, une satire de moeurs politiques. Un mandarin chinois, qui est venu visiter l'Europe, écrit chaque semaine à ses collègues de Pékin ou de Canton ses impressions sur les kalifes, les mandarins et les bonzes de ce continent, traduisons les rois, ministres et prélats des nations européennes. C'est la chronique scandaleuse de l’Europe en l'an 1745. Récit des principaux événements politiques, portraits des puissants du jour, détachés en assez vigoureuse saillie, réflexions critiques souvent acerbes sur l'état des moeurs donnent à cette oeuvre, en dépit d’un style parfois négligé, de la vie et de l'intérêt.

A la fin du premier tome parut une clef historique qui expliquait très clairement les allusions de l'ouvrage et donnait les noms des personnages incriminés. Or, Dubourg n'avait pas craint de s'attaquer aux plus puissantes têtes de l'Europe. Il y menaçait le kalife Alexandre (Frédéric II) et le kalife Théodat (Louis XV) ; il y flétrissait le bonze Tencin, le Catilinat de la France nouvelle ; il y raillait le mandarin d'Argenson, qui n'avait du mérite que les apparences, c'est-à-­dire le « mérite à la Française ».

S'il faisait un éloge dithyrambique de Marie-Thérèse, il diffamait en revanche et sans réserve la reine d'Espagne, Elisabeth Farnèse. Voici les lignes qu'il consacrait à cette princesse :

« Il y a une Agrippine en Europe. Son époux Claudius ne règne point, il ne sait qu'obéir. Il adopte, il approuve, il applaudit, voilà ses occupations. Agrippine commande avec un empire absolu. Son pouvoir est sans bornes. Si le jeune Néron n'est point encore à la place de Britannicus, c'est que Claudius est encore en vie. D'ailleurs, toutes les mesures sont prises. Grand Dieu ! quelles ressources ne trouve-t-on pas dans les secrets de la chimie ! La tendresse d'une mère est bien ingénieuse ».

Il n'est pas besoin de clef historique pour que l'allusion soit transparente. Agrippine, c'est Elisabeth, et Claudius, c'est Philippe V. Dubourg accusait la reine d'Espagne de vouloir frayer le trône à son fils don Carlos au détriment de Ferdinand, fils de la première femme de Philippe. Et il évoquait l'ombre de Locuste ! Ce fut ce passage de son oeuvre qui le perdit.

Songeons à la situation politique de l'Europe à cette date. On est en pleine guerre de la succession d'Autriche. Louis XV, qui a pris le parti de Frédéric II contre Marie-Thérèse, se voit successivement abandonné de tous ses alliés de la Bavière, dont il a voulu faire le duc Empereur, du roi de Prusse pour qui on l'accuse de travailler.

L'Angleterre, la Hollande, la Sardaigne, les princes de l'Empire, tout le monde se déclare contre lui. Seule, l'Espagne se rapproche de la cour de Versailles, isolée en Europe. Un premier pacte de famille est scellé entre les deux branches de la maison de Bourbon, le dauphin Louis épouse l'infante Marie-Thérèse, la fille d'Elisabeth, et c'est au lendemain des noces qu'un pamphlétaire stigmatise ainsi la belle-mère d'un futur roi de France, et ce pamphlétaire est un sujet français, déserteur du royaume, un écrivain qui a vendu sa plume à l'ennemi !

On ne le devine que trop : Dubourg fut la victime d'une vengeance politique. Comme il n'avait pris aucune précaution pour déguiser sa retraite, des agents français l'arrêtèrent chez un négociant de Francfort. On l'amena au Mont Saint-Michel, sur l'ordre du comte d'Argenson, ministre de la guerre, au mois d'août 1745, quelques mois après la victoire de Fontenay. Son seul crime était d'avoir « distribué ou fait distribuer des feuilles périodiques qu'il composait à Francfort, avec la licence la plus effrénée, et sans aucun égard au respect qui est dû aux têtes couronnées (2) ». L'intendant de Caen, Arnaud de la Briffe, fut chargé de procéder à une très minutieuse enquête sur ces faits.

Après cinq mois de mise au secret, le président de l'élection d'Avranches, de la Mazurie, vint interroger par deux fois Dubourg, les 20 et 21 décembre 1745, et plus tard les 6 et 7 avril 1746, en compagnie du subdélégué. Dubourg avoua être l'auteur du Mandarin Chinois, mais se défendit d'avoir écrit la clef historique. Quand on lui montra son livre pour lui demander s'il le reconnaissait, il ne put « s'empescher de soupirer, et de prononcer par une acclamation et par quelques gestes.... Ah ouy le voila.... Et quand on luy a demandé si ce n'étoit pas le même exemplaire qu'il avoit donné à M. Blondel, à Francfort, il a palli, s'est mordu la lèvre inférieure, les a serré plusieurs fois l'une contre l'autre, est devenu pasle, les yeux lui ont changé, se sont remplis d'eau, et les a eu attaché prez d'un quart d'heure vers la terre, d'où il ne les a levé que deux ou trois fois pour regarder vers le ciel en soupirant et en disant.... M. Blondel, vous me rendez là un mauvais service.... Et le lendemain, jour que le sieur de la Mazurie est retourné pour continuer son interrogatoire, il luy a paru encore plus triste et plus rêveur qu'il n'étoit la veille (3) ».

Malgré les dénégations de Dubourg et l'extrême circonspection de ses réponses, (4) les magistrats sortirent convaincus que la clef historique était de sa composition, comme l'ouvrage lui-même. On ne sait point à quelle peine le prisonnier eût été condamné, car il mourut quatre mois après son second interrogatoire, probablement dans la situation d'un désespéré, menacé d'une détention perpétuelle. Il était resté exactement un an et quatre jours au Mont Saint-Michel.

Ce qui justifie l'intérêt qui s'attache à la personne de Dubourg, c'est le traitement barbare qu'on lui fit subir dans sa prison. L'abbaye du Mont Saint-Michel était une des maisons de force les plus redoutées de la généralité de Caen. Sa situation de roc alors isolé en pleine mer, la solidité de son enceinte et la hauteur de ses murailles la prédestinaient à ce rôle. Mais les prisonniers qu'on y amenait n'y étaient pas toujours traités avec toute l'humanité désirable. Si l'étude des archives de la Bastille a permis de remettre au point les récits effroyables auxquels l'existence de cette célèbre prison d'Etat avait donné naissance, on ne peut affirmer que l'examen des dossiers relatifs au Mont Saint-Michel considéré comme lieu de détention aboutisse au même résultat.

La correspondance de l'intendant et du subdélégué d'Avranches au dix-huitième siècle est remplie du bruit des plaintes dirigées contre le régime de cette prison. Les détenus y sont mal nourris et abandonnés dans la plus sordide malpropreté. Vainement les intendants font-ils appel aux bons sentiments que le caractère religieux devrait affermir chez les moines de l'abbaye ; vainement les ministres eux-­mêmes interviennent-ils pour ramener ceux-ci au devoir. « Vous ne devez jamais perdre de vue, écrit Vergennes au prieur, que c'est moins à la force qu'à l'humanité et à la sagesse que le Roi entend confier la garde de ceux qui ont le malheur d'être privés de leur liberté, et qu'il faut, par une vigilance soutenue, par des soins charitables, adoucir les esprits et prévenir les excès, pour n'avoir point à les réprimer (5). » Les religieux du Mont entendent rester « souverains despotes de leur rocher. L'autorité des lois ne s'y fait sentir qu'accidentellement, par convulsions, et lorsqu'elle tend à augmenter la leur. » Le seul remède proposé par les intendants, c'est la nécessité d'une inspection annuelle qui force les moines à l’observation du règlement. Mais ce remède n'est point du goût de ces derniers ; ils refusent de recevoir les commissaires du roi, les rossent même parfois ; aussi un subdélégué chargé de la visite de l'abbaye déclare-­t-il éprouver la plus grande répugnance à s'isoler dans cette maison. Il demande l'autorisation de se faire accompagner par la maréchaussée, craignant qu'il ne lui faille faire le saut des murailles, qu'il trouve très hautes, si on ne lui donne pas une escorte pour le rassurer (6).

C'est à de tels geôliers qu'avait été livré Dubourg. Le montant des dépenses relatives à son entretien, pendant son année de captivité fut dressé par le subdélégué Badin ; il nous édifie tristement sur le sort réservé à ce malheureux détenu.

Lors de son arrestation, en août 1745, Dubourg ne portait qu'un méchant habit d'été, trop léger pour le cachot humide et froid qu'on lui destinait. Les religieux furent obligés de lui faire faire « une robbe de chambre de calmande et un gilet ou camisolle d'une forte étoffe pour passer son hiver » et de lui fournir le linge dont il avait besoin. Sa nourriture fut payée au célerier de l'abbaye sur le pied de 600 livres par an, prix fixé d'ordinaire pour la pension d'un prisonnier d'État. Quand à son logement, ce fut un souterrain sombre et humide, une véritable cage, selon l'expression du subdélégué chargé d'aller vérifier sur place les dépenses nécessitées par le séjour de Dubourg. La recommandation spéciale et étroite dont l'illustre vengeance qui poursuivait sans doute cet infortuné l'avait accompagné jusqu'au mont Saint-Michel entraîna même quelques frais indispensables pour la solidité du cachot. Ils s'élevèrent à 300 livres environ ; en voici l'emploi, d'après le rapport du subdélégué lui-même.

« Les religieux ont fait faire deux portes neuves de plus de 2 poulces d'épaisseur et de 3 pieds de large sur 7 à 8 de hauteur, dont une sert à l'entrée de la voûte, et l'autre à l'apartement où est la cage ; toutes deux bien garnies de bandes de fer avec deux serrures et deux forts verouils à chaque porte ; ils ont été obligez de faire placer deux fortes grilles de fer à la fenestre de l'apartement, la rouille ayant miné haut et bas des barreaux celle qui y étoit, sçavoir une en dedans et l'autre en dehors, toutes deux pezant ensemble 650 livres suivant les mémoires des marchands qui ont été représentez, et il a falu prez de 30 livres de plomb pour enclaver ces deux grilles ; Dubourg leur ayant été étroitement recommandé, ils ont fait réparer la cage où il devoit être mis, il a falu pour cela des crampons, ceintures et bandes de fer, de 8 à 9 pieds, et employer pour la couvrir sept à huit grosses planches de bois, l'eau qui filtroit dans les mauvais temps à travers la voûte, tombant dans la cage, ce qui incommodoit beaucoup ce prisonnier (7). »

Après la lecture d'une telle description, est-il possible de regarder comme exagérées les plaintes des détenus gémissant sur la rigueur exagérée de leur régime et comparant leur prison à un tombeau ? (8). C'est dans ce froid cachot qu'enseveli vivant, Dubourg se laissa mourir le 26 août 1746, d'inanition et de désespoir, peut-être même de folie furieuse, après être resté, disent les religieux, douze jours sans vouloir prendre aucun aliment, même le bouillon qu'ils s'efforçaient vainement de lui taire avaler avec un entonnoir.

Cette fin misérable, ces tortures physiques et morales sont absolument hors de proportion avec la faute que Dubourg avait commise. Il a été victime de l'atroce rigueur avec laquelle on punissait les délits de presse au dix-huitième siècle. Sa vénalité, sa trahison envers la France étaient certes des plus blâmables ; la malignité de son esprit satirique, le voile de l'anonymat dont il couvrait ses diffamations n'étaient sans doute point des titres à l'approbation des honnêtes gens ; on ne peut toutefois se défendre d'un frisson de commisération en présence de cet homme encore jeune qui paie par un supplice si horrible, à l'âge de trente et un ans, une imputation calomnieuse échappée à sa plume imprudente. - Un régime social qui laisse s'accomplir de pareilles atrocités est un régime condamné. De nos jours, où « la libre communication des pensées et des opinions » est reconnue comme un des droits les plus précieux de l'homme, et où les pires excès de cette liberté n'ont plus rien à redouter des cages de fer à jamais brisées, l'histoire de la captivité et de la mort de Dubourg n'en est pas moins digne d'être racontée comme un terrible exemple des peines auxquelles la législation de l'ancien régime exposait les publicistes assez audacieux pour toucher à l'honneur des reines.


NOTES :
(1) DE BEAUREPAIREDocuments sur la Captivité et la Mort de Dubourg. Caen, 1861. Archives départementales du Calvados. C. supplément, 6326-6327.
(2) Archives départementales du Calvados, C. 345.
(3) Archives départementales du Calvados. C. 6326.
(4) Archives départementales du Calvados. C 6326. « Au surplus, cet homme à qui on ne peut refuser d'avoir beaucoup d'esprit, est fort réservé et ne dit pas tout ce qu'il pense. Il l'a même assez fait entendre au sieur de la Mazurie, lui ayant dit, en le quittant : « On aurait de la peine à se tirer d'affaires, si on ne sçavoit faire des distinctions. »
(5) Archives départementales, Calvados. C. 480.
(6) Archives départementales, Calvados. C. 478, 479 et 480.
(7) Archives départementales, Calvados. C.6327.
(8) Archives départementales, Calvados. C. 477.


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