MORLENT, Joseph. (17..-18..) : Promenade maritime du Havre à Caen.- Seconde édition.- Le Havre : J. Morlent, 1844.- 76 p.-2 f. de pl. ; 16 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Norm 1536).

PROMENADE
MARITIME
DU HAVRE A CAEN

par
J. Morlent
Auteur du Voyage sur la Seine,
du Guide du voyageur au Havre
et de la Normandie pittoresque

Avec carte et vignette
Seconde édition

~*~


Page de titre et frontispice


Carte du Littoral


CHAPITRE PREMIER.

Le Départ. – Les Pilotes. – La Tour de François Ier,
– Les Signaux. – Les Pouliers. – Les Jetées. –
Les Chantiers de construction. – Napoléon sur les
remparts du Havre.



                            Oh ! je reviendrai voir
                Ta jetée en granit, où les femmes le soir
                Viennent respirer l’air de la vague embaumée,
                Et ta côte de fleurs et de villas semée ;
                Et debout sur leur cap, ces deux phares jumeaux
                La nuit, d’un oeil de feu, veillant sur nos vaisseaux ;
                Et ta falaise aride, et ta vieille tour grise
                Où depuis trois cents ans la mer en vain se brise.



Il y a quelques minutes il gisait à terre inanimé sur son triste lit de vase, notre beau steamer, attendant le flot qui allait soulever mollement sa coque gracieuse, et le flot est venu le reprendre où il l’avait laissé et le convier à des ébats sans périls. Voyez avec quelle docilité il obéit au mouvement que le flot lui imprime, comme il s’éveille et s’anime, comme la vie lui revient ; une légère oscillation le balance, c’est que déjà il ne tient plus à la terre : on dirait qu’il a hâte de s’éloigner de l’humide muraille qui masque son flanc et cache ses formes sveltes et sa coquette allure.

Déjà les trois coups de cloche ont tinté : la vapeur s’échappe avec un siflement aigu du long tube métallique qui l’enserre, et, bruyante, elle s’épand en nuage blanchâtre et retombe en rosée sur l’avant ou sur l’arrière du bateau, selon la direction du vent qui doit favoriser ou retarder notre promenade maritime. Le quai se pare d’une triple rangée de curieux qui viennent saluer notre départ : là se dit le dernier adieu, là se pressent des mains amies..... mais les ailes rapides du Calvados sont en mouvement : elles ont déplacé notre navire, et ces mots : bon voyage, écris-moi, écrivez-moi ; se croisent et se perdent dans l’air au milieu du tumulte : déjà l’absence a commencé ; la parole est impuissante à faire entendre les derniers témoignages d’amitié, d’affection ou de politesse ; c’est le geste qui la remplace, tandis que, rapidement fugitive, la machine impitoyable emporte le navire qui,

Tourne et nage dans l’écume,
En traînant sur les eaux son panache de brume.


Le steamer passe fièrement devant une flotille de petits bateaux non pontés, sentinelles vigilantes de la rade, qui ne manquent jamais à leur consigne ; c’est dans ces barques, d’un aspect si misérable, que nos pilotes intrépides se précipitent à l’envi pour aller, au milieu des tempêtes, prendre, pour ainsi dire par la main, le navire en péril, et le conduire au port, à travers les dangers qui en hérissent l’entrée ; combien paient de leur vie cette généreuse témérité !

Voici maintenant la vieille tour grise qui porte le nom du fondateur du Havre, la tour de François Ier. En 1536, on voyait sur la porte d’entrée la statue équestre du monarque, bas-relief de pierre que le temps a détruit comme il a brisé irrespectueusement les armoiries qui la surmontaient, le bel écusson d’azur à la salamandre d’or, couronnée de même, au chef cousu de France. Trois siècles ont passé sur ce monument, gardien fidèle, pendant une longue période, de l’entrée du port de Françoise-Ville. Aujourd’hui le sommet de cette ancienne forteresse est un observatoire ; c’est de ce point culminant qu’on découvre au loin la rade, et qu’à l’aide d’un ingénieux système de pavillons, véritable poste maritime, qui correspond avec la Hève et les sommités de la côte nord, le commerce du Havre est informé de la présence d’un navire long-temps avant que l’oeil de l’armateur ait pu le découvrir en mer. La tour est franchie, un peu plus loin, à gauche, sont la retenue d’eau appelée la Floride, et les écluses de chasse dont la fonction est de débarrasser l’avant-port des galets qui tendent continuellement à l’obstruer ; puis la petite jetée du sud qui se lie aux murs de la Floride ; son bassin porte en temps de guerre des batteries flottantes et sa plate-forme se couvre de canons. Au pied de ses murs, battus par les flots, gît un banc de cailloux qui se nomme le Poulier du sud, c’est un écueil fatal aux navires qui manquent l’entrée du port, et que la tourmente brise en quelques heures et disperse sur cette plage, célèbre, chaque année, par plus d’un naufrage ; c’est le désespoir du marin qui, échappé aux périls d’une longue navigation, échoue cruellement à quelques pieds du but où tendaient ses efforts. Nous longeons notre belle jetée du nord, promenade favorite des étrangers, entretenue avec un soin qui ressemble à de la coquetterie, et visitée chaque jour par une grande partie de la population du Havre, dont elle est le lieu de rendez-vous au moment de la pleine mer. Une ceinture de granit l’entoure, un petit phare la termine, et son étroite plate-forme a souvent peine à contenir la foule qui se presse pour jouir de l’imposant spectacle de l’entrée ou de la sortie des navires, soit que le ciel soit pur et la brise légère, soit que le vent souffle avec violence et que des nuages gris et tempêtueux assombrissent le curieux panorama.

        Pittoresque jetée,
        L’Océan t’est soumis.
        Car la vague irritée
        Par tes flancs rejetée
        En reculant frémit.

        Mais dès que le vent cesse,
        Que l’Océan s’endort,
        Le flot va, vient sans cesse
        Et chaque fois caresse
        Ton indomptable bord.


Mais cette belle et forte ceinture de granit est souvent impuissante à la protéger contre le choc des navires brusquement poussés par la lame. « Un des premiers jours de février de l’an dernier, le navire américain l’Empereur, en entrant dans le port la heurta si violemment qu’il renversa trois assises du couronnement et ébranla les autres sur une hauteur de plus de dix-huit pieds. L’étrave du navire fut presque broyée. Lorsque l’on a vu les jetées du Havre, construites en blocs de granit de Cherbourg, liés entr’eux par des tenons de fer et enchassés dans du ciment, qui a la dureté de la pierre, on est frappé d’étonnement de ce que les mouvemens de la mer viennent ainsi renverser des constructions qui paraissent à l’épreuve des siècles.

Si, du point où nous sommes, vous portez sur le Havre un dernier regard en suivant de l’oeil les deux jetées et la route maritime tracée par l’avant-port, vous verrez là le sujet d’une belle page de peinture écrite par Gudin en 1835 ; vous trouverez ce tableau dans un cadre étroit du Musée de Versailles.

Nous avons doublé la jetée et déjà la ville nous échappe. Sur une longue ligne, qui se déploie anfractueuse du sud au nord, se dessinent, sur le premier plan, les batteries qui protègent le rivage, les fourneaux à rougir les boulets, une poudrière, les chantiers de construction, au-dessus desquels sont suspendus les squelettes de ces beaux navires du commerce.

    Qui vont bientôt, s’ouvrant une ornière profonde,
    Comme un rapide éclair glisser au sein de l’onde.


Sur le second plan on découvre encore les remparts ouest du Havre dominés par la côte d’Ingouville, et là quelques souvenirs historiques viennent arrêter un moment la pensée sur la position relative de ces deux points, et sur la controverse dont ils furent l’objet en 1810 : c’était la seconde fois que Napoléon visitait le Havre ; M. de Sénermont, directeur du génie militaire, accompagnait l’empereur sur les fortifications , et lui faisait observer, avec toute la franchise d’un vieux soldat, que les trois fossés qui entourent la place étaient inutiles, le Havre étant dominé par le coteau d’Ingouville. – « C’est égal, dit Napoléon, je veux que ce soit ainsi. – Mais, sire, la ville sera foudroyée. – C’est possible. – On la brûlera. – Oui, mais on ne la prendra pas, et j’ai de l’argent pour payer les maisons. » – M. de Sénermont allait faire une objection nouvelle, mais un regard de l’empereur lui fit comprendre que là devait, sous peine de disgrâce, se terminer le dialogue. – L’empereur est mort, et nos fortifications subsistent ; l’appui de son grand nom les a protégées contre l’opinion des hommes de l’art, qui presque tous partagent l’avis de M. de Sénermont.


CHAPITRE II.

Les Bains Frascati. – La Hève. – Les Phares. –
L’Embouchure de la Seine. – Les côtes de Basse-
Normandie. – Les trois Léopards.



                                Ces crètes déchirées,
                    Ces antres à fleur d’eau qui boivent les marées ;
                    Cette Montagne au front de nuages couvert,
                    Qui dans un de ces plis porte un beau vallon vert,
                    Comme un enfant des fleurs dans un pan de sa robe.
                                    Victor HUGO.

                    Devant vous est la Hève, aux sauvages arêtes
                    Qui montre son front gris rongé par les tempêtes ;
                    Et mon oeil cherchera soit le point incertain
                    Où le ciel bleu se perd dans l’Océan sans fin,
                    Soit le noir Calvados sous son voile de brume.



En embrassant le contour que forme la grève depuis la Jetée jusqu'au village de Sainte-Adresse, l’oeil s’arrête un instant sur la plage où s’élève un édifice d’assez bon goût, d’autant plus remarquable, qu’aucun autre ne peut lui être comparé dans la courbure de cette ligne soumise aux dures prescriptions des servitudes militaires, qui prohibent sévèrement toute construction propre à gêner la défense de la place. – L’édifice dont nous parlons est l’exception qui prouve la règle, il porte le nom de Frascati : c’est un établissement de bains d’eau de mer assez fréquenté pendant la belle saison.

A l’extrémité de la grève, au milieu d’un joli vallon, vous apercevez, au travers des massifs d’arbres, le joli village de Sainte-Adresse, abrité par le sommet de la Hève, qui le défend contre la furie des vents d’ouest. A partir de l’entrée de ce vallon, deux chemins conduisent au promontoire ; l’un rugueux et escarpé se dessine sur le flanc sud de la côte, l’autre se prolonge du nord à l’ouest avec une pente douce et commode, image de la vie humaine qui arrive à son terme en suivant un sentier de fleurs, ou à travers les aspérités de l’infortune.

Le cap de la Hève, que nos ayeux appelaient le Chef de Caux, s’élève à 285 pieds au-dessus du niveau de la mer : il est surmonté de deux tours carrées dont la couleur blanche tranche vivement avec le sol grisâtre sur lequel elles reposent. Chacune de ces tours porte à son sommet une lanterne qui contient douze réflecteurs plaqués en argent, qui éclairent par vingt-quatre becs que l’huile alimente, l’Embouchure de la Seine, les deux rades du Havre. Ces phares projettent sur le littoral de trois départemens leur lumière étincelante ; mais leur base est minée par la mer qui la détruit lentement. Dans le cours de six siècles, la Hève a reculé de plus de mille pieds le front qu’elle présentait à l’Océan.

La rapidité de la traversée va nous conduire en quelques heures au terme de notre voyage. Tandis qu’il en est temps encore, arrêtons-nous, du moins par la pensée, au milieu de cette rade magnifique, si féconde en souvenirs historiques, et passons brièvement en revue les événemens dont elle fut quelquefois le sanglant théâtre. Suivez avec moi géographiquement tous les points remarquables de la vaste étendue de côtes qui se déploie durant notre courte navigation. En remontant la Seine, on voit d’abord les pointes de Quillebeuf et de Tancarville, puis Honfleur.

En reprenant le littoral, embarrassé de quelques bancs de sable, on remarque les rochers d’Hennequeville, et l’embouchure de la Touque, au-dessous de Touques et de Trouville. La Touque descend de la forêt d’Ouche près de l’ancienne abbaye de Saint-Evroul, traverse de riches paturages, passe à Lisieux, où elle reçoit l’Orbiquet, et à Pont-l’Evêque, où elle se grossit de la Calonne.

A peu de distance de là, la Dive, qui a reçu la Vie et le Laison, et qui descend du département de l’Orne comme la Touque, se jette dans la mer au-dessous du bourg de Dives. C’est à l’embouchure de la Dive que Guillaume-le-Bâtard rassembla 3000 navires et 60,000 hommes, avec lesquels il alla conquérir l’Angleterre, déployant sur le vaisseau qui le portait une bannière bénite par le pape, autour de laquelle s’agitaient ses voiles nombreuses, offrant à tous les yeux les trois léopards, enseigne des Normands. La pointe de Merville se montre ensuite, puis l’embouchure de l’Orne, qui a pris sa source près de la ville de Seès, et qui a traversé les villes d’Argentan et de Caen ; le nouveau port de Courseules ; puis le rocher de Lion, le raz de Langrune, l’ancien havre de Bernières à l’embouchure de la Seule, grossie des eaux de la Mue et de la Thue.

Là commence le long rocher du Calvados derrière lequel s’offre la Fosse-d’Espagne, fameuse par le naufrage de cette Armada, flotte prétendue invincible, qui fut vaincue par les tempêtes et les Anglais, contre lesquels Philippe II, roi d’Espagne, l’avait envoyée.

Au-delà on découvre Port-en-Bessin, à l’embouchure de l’Aure, qui descend de Baïeux, et au-dessous de la Fosse-de-Souci, où se perdent l’Aure et la Drôme ; puis la pointe la Percée, la pointe du Hog, les roches de Maisi, les bancs de la Rouelle et de Fer, entre les bouches de la Vire, au-dessous des Vès et du bourg d’Isigny ; la petite et la grande île Saint-Marcouf ; le havre de Quineville ; la pointe de l’Epée ; la Hougue ; l’île Tatihou ; l’ancien et célèbre port de Barfleur, le cap de Barfleur, ou raz de Gatteville (1).

(1) Itinéraire de Normandie.

CHAPITRE III.

Barfleur. – Débarquement d’Edouard III. – Dévotion
du prince anglais. – Il fait empoisonner les nobles
et gens d’armes d’Harfleur, ses prisonniers. – Ba-
taille de Formigny. – La flotte invincible. – Mort
de Philippe II.



        Où sont tous ces vaisseaux dont les fronts couronnés
        Menaçaient de son joug l’Europe intimidée ?
        Du sang de ses guerriers la rive est inondée :
        Partout des mâts rompus, des voiles en lambeaux,
        Des cadavres épars sont vomis par les eaux ;
        L’algue les a couverts, mais l’histoire inflexible
        Grave sur ces débris ce grand nom d’Invincible
        Qui d’une cour superbe excitait les transports,
        Et du tyran vaincu rappelant les efforts,
        Lui laisse, pour flétrir sa mémoire cruelle,
        Dans ce nom glorieux une honte éternelle.
                            ESMENARD.



Cette vaste étendue de mer sur laquelle vogue notre navire fut, à différentes époques, le champ clos où se livrèrent des combats acharnés ; elle est encore célèbre par d’effroyables désastres. De grandes questions politiques y furent discutées et décidées, et l’histoire de ces débats ne serait pas la moins intéressante de nos annales ; essayons d’en esquisser quelques traits principaux et laissons à plus habile que nous, le soin d’attacher son nom à cette oeuvre qui ne sera pas sans gloire pour l’écrivain qui osera l’entreprendre.

Sur le point extrême de cette ligne de côtes, que le but de notre voyage ne nous permet pas d’approcher, est le port de Barfleur.

Ce fut là qu’en 1340 débarqua Edouard III, roi d’Angleterre, qui s’était mis en tête de conquérir la Normandie, et qui était, par malheur, en voie d’y réussir ! Voulez-vous que je vous cite un trait de parfaite dévotion et un trait de royale humanité de cet excellent prince ; écoutez : « Quand il prit possession de la ville d’Harfleur, il vint à cheval jusqu’à la porte principale, où il descendit, se fit déchausser et fut pieds nuds jusqu’à l’église de Saint-Martin ; il y entra, se mit à genoux et, dit la chronique, y fit très-dévotement son oraison, rendant grâce à Dieu de sa bonne fortune ; ensuite il fit mettre tous les nobles et gens de guerre en prison et peu après leur donna l’ordre de sortir de la ville, n’étant vêtus que de leur pourpoint. Après qu’il eût fait mettre tous leurs noms en écrit, il leur fit jurer sur leur foi qu’ils se rendraient tous prisonni[e]rs en la ville de Calais dans la Saint-Martin, l’hiver prochain, et sur ce partirent, et pareillement furent mis prisonniers la plus grande partie des bourgeois de la ville, dont quelques-uns se rachetèrent par de fortes sommes ; on chassa les femmes et les enfans en retenant leurs vêtemens et ne leur donnant à chacun que cinq sous.

Rendus à Calais, Edouard, craignant que ses prisonniers ne lui échappassent et qu’ils ne retournassent à Harfleur, les fit tous empoisonner et confisqua leurs biens (1). »

Charles VII, quatre-vingt-dix ans après cette invasion, nous vengea d’Edouard, et le village de Formigny, qui cache son clocher derrière les rochers du Calvados, fut témoin de la réhabilitation des armes françaises et de la glorieuse et définitive expulsion des Anglais.

Les vers qui servent d’épigraphe à ce chapitre, sont le résumé de cette fameuse expédition navale, qui mit aux prises la flotte de Philippe II, roi d’Espagne, avec les vaisseaux d’Elisabeth, reine d’Angleterre. La flotte espagnole s’intitulait modestement l’Invincible, ce qui ne l’empêcha pas d’être vaincue. Les vaisseaux des deux nations ennemies couvraient la Manche, huit brûlots lancés au milieu des Espagnols pendant qu’ils étaient à l’ancre, les forcèrent à couper leurs câbles ; une partie de leurs bâtimens couvrit de ses débris toute la côte depuis Barfleur jusqu’à Dives ; la plupart des autres furent pris par les Anglais. Les vaisseaux espagnols étaient remarquables par leur architecture magnifique dont les ornemens, sans ajouter à leur force, nuisaient à leur légèreté. Leur pesanteur contribua beaucoup à leur défaite ; on a dit souvent que cette flotte immense n’avait péri que par la tempête, et l’on a répété ce prétendu mot de Philippe II : Je ne l’avais pas envoyée contre les vents ; ce mot est douteux, et ce qu’il indique n’est point exact. Un historien contemporain assure que Philippe II était à la messe quand il apprit les malheurs de sa flotte invincible ; qu’il mordit de rage un chandelier d’argent, et jura qu’au péril de son trône il vengerait l’affront fait à ses armes. La reine Elisabeth fut presque témoin de ce triomphe ; cette femme intrépide était sur les côtes de son royaume, et tandis qu’on se battait sur mer, elle passait en revue ses troupes de terre.

(1) Antiquités d’Harfleur, page 37.


CHAPITRE IV.

La flotte de François 1er. – La Hougue. – Le roi
Jacques. – Le lougre le Rusé. – Abordage d’un
brick anglais. – Les îles Saint-Marcouf. – Leurs
fortifications. – Les Anglais s’en emparent. –
Expédition française pour les reprendre. – Echec.
– Ces îles rendues à la France.



                            Près de se voir réduits en poudre,
                        Ils défendent leurs bords enflammés et sanglans ;
                        Voyez–les défier et la vague et la foudre
                            Sous des mâts rompus et brûlans !
                                        LEBRUN.



Vers le milieu de son règne, François Ier médita une descente en Angleterre, beau rêve de plus d’un roi de France ; il arma une flotte « qu’il fit tant nombreuse et puissante, dit un chroniqueur, que l’escarcelle royale en fut mise à sec, et même bien des joyaux passèrent des coffrets du roi dans ceux des Juifs. » Quand la grande armée fut en état de prendre la mer, François vint au Havre, monta sur la Hève pour la voir manoeuvrer et partir ; mais des ramberges ennemies lancèrent de la rade des projectiles qui obligèrent le monarque à faire prompte retraite. – Les exploits de la flotte trompèrent l’attente du roi, et l’expédition contre l’Angleterre n’eut aucun résultat.

En deça de Barfleur l’île Tatihou, et, presque en face, St-Vaast-la-Hougue, où la France, en 1692, perdit ses vaisseaux et le roi Jacques une couronne.

Les rivalités de la France et de l’Angleterre, pendant la révolution et l’empire, ont fait de cette vaste plaine liquide un champ de bataille où vainqueurs et vaincus s’escrimèrent vigoureusement pendant vingt-cinq années de guerres maritimes.

Les premiers jours de janvier 1795 virent sur les eaux de la Manche un exploit glorieux : le lougre le Rusé, petite barque expédiée avec des dépêches pour le capitaine de la frégate le Tartu (1), alors en croisière sur les côtes de Norwège, tomba, sous le cap de Gatteville, au milieu d’une division anglaise de cinq bâtimens ; un brick et un côtre s’en détachèrent pour appuyer la chasse au navire français.

Poursuivi à travers les cailloux des îles Saint-Marcouf et le long des rescifs du Calvados, le Rusé, dont la mâture et le gréement avaient souffert d’une récente bourrasque, vint chercher un asile dans l’embouchure de l’Orne. Mouillé, la batterie au large, il attendit dans cette position l’attaque ou la retraite de l’ennemi ; mais celui-ci se trouvant dans des eaux sillonnées fréquemment par nos caboteurs, convertit sa chasse en blocus. Le lougre français profita de cette relâche forcée, pour effacer ses avaries. Ces légères réparations exécutées, comme l’Anglais semblait s’obstiner dans sa surveillance, le Rusé se disposa à la tromper ou bien à la rompre.

Ce fut la soirée du 7 qui fut choisie pour cette évasion. On résolut de profiter de la partie de la nuit où la lune, encore au-dessous de l’horizon, laisserait le ciel sans lumière, pour cacher cette sortie dans l’obscurité. Dès huit heures, l’ordre d’appareillage fut donné : le Rusé, hissant ses basses-voiles et l’un de ses focs, se pencha légèrement sous un joli frais de sud-est et vida la rivière de Caen, courant tribord-amures, le cap au nord-nord-est.

La nuit était plus favorable à son entreprise que n’eussent dû le faire espérer les jours froids qui en précédèrent l’exécution. Bien que le ciel fût assez clair, la brume légère dont un commencement de dégel chargeait les couches inférieures de l’atmosphère, eût pu dérober sa fuite aux Anglais, si leurs vedettes eussent été moins vigilantes et leurs longues-vues moins parfaites. Le petit lougre était à peine sur la ligne des navires ennemis, que le bruit qui s’éleva de leurs bords ne lui laissa point de doutes que son passage ne fût découvert.

Le capitaine du Rusé pouvait entrer dans le port du Havre ou se jeter dans le lit de la Seine ; mais, confiant en la marche de son léger navire, réputé pour ses prouesses de loch, il maintint hardiment la direction de son erre, et, pour en développer la rapidité, il fit mettre toutes voiles dehors. Il croyait ainsi enlever à l’ennemi l’espoir de l’atteindre ; mais lorsque la lune, en se levant au-dessus des terres, permit au capitaine français de connaître la position des chasseurs, il fut profondément surpris du peu d’espace qui le séparait du brick.

Au point du jour, il jugea prudent de se préparer à un engagement devenu possible, en s’efforçant toutefois de gagner le havre de Fécamp. Un accident rendit le combat inévitable : le Rusé, vivement pressé par l’Anglais, rangeait la côte à très courte distance, lorsqu’il fut ébranlé par une brusque et violente secousse. Le navire ne s’arrêta cependant pas ; il avait abordé un écueil dont le choc avait fait rentrer la partie inférieure de son bossoir de tribord ; l’eau se précipita dans la calle avec tant de force, que malgré le jeu prompt et continuel des pompes, le lougre perdit beaucoup de sa vitesse. Une demi-heure après, vers neuf heures du matin le brick allait le longer à demi-portée de pistolet, et lui lâcher sa bordée pour le forcer à se rendre, lorsque le capitaine Adam, laissant arriver, ordonna à tous ses hommes d’abandonner les pompes pour prendre les armes. Un hourra s’élève du lougre qui, accostant le bâtiment anglais, lui jette à bord tout son monde. Le combat fut long et meurtrier : après une lutte acharnée, les Français restèrent maîtres du pont, baigné de sang et couvert de cadavres.

Le Rusé ne jouit pas long-temps de la gloire de ce triomphe : le pauvre lougre, coulant bas d’eau, se débattait au milieu des vagues qui devaient l’engloutir. Le côtre ennemi ne jugea point prudent de venir offrir à nos marins vainqueurs l’occasion d’un nouveau succès.

Les îles Saint-Marcouf, qui sont comme la digue de la rade de la Hougue, se trouvent vers l’entrée de la baie d’Isigny, en face de la commune de Saint-Marcouf et à cinq quarts de lieues de la côte de la  Manche. Elles sont au nombre de deux, l’île d’Aval ou de terre, et l’île d’Amont ou du large, éloignées l’une de l’autre de cinq à six cents mètres. Ces îles sont fort petites ; l’île d’Amont, qui est la plus étendue, a moins de sept cents mètres de circonférence au moment de la pleine mer.

La position de ces îles, dit la France Maritime, fixa l’attention des Anglais ; ils sentirent de quelle importance serait pour eux la possession de ce point que le gouvernement français dédaignait d’occuper, et en messidor an 3 (juillet 1795) ils vinrent s’y établir et s’y fortifièrent. Bientôt les rochers Saint-Marcouf furent un poste formidable contre la France. Les communications par mer entre le Havre et Cherbourg devinrent impossibles, et les approvisionnemens de ce dernier port durent se faire par terre, ce qui entraîna à des frais de transport considérables. Cette station navale, en rapport avec celles de Guernesey et de Jersey, avait constamment des navires qui croisaient près des côtes et au large ; tout bâtiment français qui osait prendre la mer était à l’instant capturé ; le peu de cabotage qui se faisait encore fut anéanti dans ces parages. L’occupation de ces rochers porta plus d’un préjudice à la France. De là les Anglais correspondaient avec les Vendéens et les mécontens de Paris ; ils jetaient sur la République leurs brandons de discorde ; ils soufflaient le feu de la guerre civile.

Ces attentats, sans cesse renouvelés, aigrirent le Directoire, et il résolut de reprendre ces îles. Une expédition partit à cet effet du port de la Hougue, le 17 floréal an 6 (6 mai 1798) ; elle était composée de quinze chaloupes canonnières, quatre bombardes et trente-trois bateaux plats, aux ordres d’un officier supérieur de la marine, et de trois mille hommes de débarquement, commandés par un général. L’expédition sortit à la rame vers neuf heures du soir, favorisée par une brume épaisse et par une mer tranquille, et n’ayant rien à redouter de la station anglaise qui croisait au large. La flottille s’approcha des îles à la distance d’une lieue, et y prit le mouillage à minuit. A trois heures du matin, tout étant disposé pour agir, elle se forma en trois divisions qui devaient attaquer simultanément sur trois points différens, d’abord l’île d’Aval, et ensuite l’île d’Amont. Tout promettait un succès complet à cette expédition ; et au lieu d’une réussite qui paraissait certaine, le manque d’ensemble dans ses opérations ne lui fit éprouver qu’un véritable échec. La première division, formant la droite de la flottille, exécuta son mouvement pour se porter au sud de l’île d’Aval ; mais de fausses manoeuvres l’éloignèrent de la route qu’elle devait tenir ; elle s’engagea dans les Vés, courans impétueux, et se trouva bientôt à une distance qui la mit dans l’impossibilité de pouvoir seconder le reste de l’expédition, et qui rendit son concours nul. En ne coopérant point à l’attaque, dont le plan avait été arrêté avant le départ, c’était en paralyser les moyens d’action et peut-être la faire échouer ; du moins cette manoeuvre qu’on ne peut expliquer rendait fort douteux le succès de l’entreprise.

Cependant la division de gauche se porta au nord-ouest et attaqua avec vigueur, en même temps que les bateaux plats de la division du centre s’avançaient sous la volée des boulets de l’ennemi, et ripostaient par leur artillerie aux foudres des batteries anglaises. Alors un cruel malentendu vint de nouveau contrarier les efforts des assaillans : des chaloupes canonnières restées sur les derrières de la seconde division, et qui devaient se porter sur ses flancs pour s’approcher de l’île, tirèrent maladroitement sur les bateaux plats, qui se trouvèrent ainsi placés entre deux feux. Cependant l’attaque continuait avec impétuosité, et la défense faiblissait. Les troupes de débarquement, dont l’odeur de la poudre et le bruit du canon animaient encore le courage, se disposaient à opérer leur descente aux cris, à terre ! à terre ! tandis que les Anglais, effrayés de tant d’audace, cessaient leur feu, et que leur commodore se jetait dans son canot pour abandonner l’île. L’issue du combat n’était plus douteuse. Mais, qui le croirait ! alors qu’il n’y avait plus, pour ainsi dire, qu’à recueillir les fruits de la victoire, le commandant de l’expédition ordonna la retraite et revint à la Hougue. L’action avait duré trois heures. Dans cette affaire qui ne donna que la confusion d’un échec pour résultat, un bateau plat fut coulé près du rocher de Bastin, plusieurs chaloupes sombrèrent et beaucoup de sang fut répandu.

Cette expédition si mal exécutée dut son revers à la mésintelligence des chefs, au défaut de concert dans l’attaque et à la confusion des bâtimens de la division du centre. Elle ne servit qu’à mettre les Anglais sur leurs gardes : ils augmentèrent les fortifications des îles Saint-Marcouf, et s’y maintinrent jusqu’en 1802, qu’ils les rendirent à la France en vertu d’une stipulation du traité de paix d’Amiens.

(1) Le brave citoyen Roussin, aujourd’hui contre-amiral et ambassadeur à Constantinople, faisait alors sa première campagne sur cette frégate.



CHAPITRE V.

Le petit Robinson. – Les marins d’Arromanches. –
Les baigneurs. – Les sables mouvans. – Le poète
et les pêcheurs. – Naufrage du Paris. – La béné-
diction de M. de Cheverus. – Le Maire d’Auderville.
– Les orphelins de La Teste.



                        La vague est brillante et vermeille,
                        Et sous ces nuages flottans,
                        L’immense mer qui toujours veille
                        Ressemble à  l’enfant qui s’éveille
                        Et fait trembler ses rideaux blancs.



A l’embouchure de l’Orne on aperçoit, vis-à-vis des rochers du Calvados, le clocher de Langrune, patrie de J. B. Couture, dont probablement vous n’avez jamais entendu parler ; mais qui, autant par ses aventures que par ses savantes dissertations sur la vie privée des Romains, a bien quelques droits à la célébrité. Gilles Couture, son père, était propriétaire d’une barque, sur laquelle il faisait, il y a de cela près de deux siècles, tous les ans un voyage en Angleterre ; dans une de ces excursions, sa femme, jeune et impatiente de le revoir, ne jugea rien de mieux pour cela que de traverser les mers et d’aller le rejoindre à Londres : elle y resta quelque temps ; mais les affaires de son mari n’étant pas terminées et la grossesse de Mme Gilles Couture étant très avancée, il ne voulut pas qu’elle accouchât en Angleterre, et la mit à bord d’un petit bâtiment qui faisait voile de Londres pour Langrune. A peine la barque eût-elle gagné la haute-mer, qu’un effroyable ouragan les porta en 48 heures dans le détroit de Gibraltar. Ce fut au plus fort de cette tempête que naquit J. B. Couture. – Sa mère revint à Langrune, où elle mourut trois années après l’événement. – Gilles se remaria ; mais sa seconde femme conçut pour l’enfant de la première une si grande aversion, qu’elle résolut de s’en défaire : elle profita de l’absence de son mari pour le remettre au capitaine d’un bâtiment qui partait pour l’Amérique. – Elle obtint de cet homme, qui était son frère, qu’il abandonnerait l’enfant sur quelque plage assez éloignée pour que jamais il ne revînt dans la maison paternelle. Le jeune Couture, qui avait un goût décidé pour les voyages, s’embarqua sans répugnance ; on fit accroire à son père qu’il s’était noyé sur le rivage. – Et pendant que son père pleurait sa mort, J. B. Couture, recueilli sur les bords du fleuve St-Laurent, où il avait été jeté, par de misérables pêcheurs, passa dix-huit mois dans ces parages, et sans doute il eut vécu là dans l’oubli, si une circonstance assez singulière ne lui eut rappelé sa patrie et fourni les moyens de la revoir. – Un jour qu’il était occupé avec ses parents adoptifs à tendre ses filets sur les bords du fleuve, il aperçut un navire qui le descendait et dont le pavillon lui parut semblable à celui du bâtiment qui l’avait apporté ; on fit du rivage des signes qui furent compris à bord, une chaloupe en fut détachée et le matelot qui la montait ne fut pas médiocrement étonné de trouver si loin un enfant qui lui demanda en français des nouvelles de son père, et lui nomma tous les gens de sa connaissance et de son voisinage ; – le capitaine du navire, qui appartenait au port du Havre et qui y retournait, accueillit sans difficulté le jeune Couture : la traversée fut heureuse ; arrivé à sa destination, le capitaine conduisit lui-même à Langrune son petit passager, dont la présence inespérée combla de joie son père et confondit son indigne marâtre. – J. B. Couture fut ensuite conduit à Caen chez la marquise de Cauvigny, qui prit soin de son éducation ; Couture se distingua dans la carrière des lettres ; il obtint à Paris une chaire d’éloquence au collége royal, devint membre de l’académie des inscriptions, et mourut en 1728 à l’âge de 77 ans.

Arromanches est un hameau normand, si voisin de la mer, qu’aux jours des fortes marées, la vague entre souvent dans les maisons ; les bateaux des pêcheurs qui stationnent en face du village doivent être traînés à force de bras sur la terre ferme, et les plus hautes rues leur servent de port et d’abri. C’est en face d’Arromanches que se trouve ce long rocher à fleur d’eau contre lequel vint se perdre le vaisseau le Calvados, immense débri de la Grande-Armada. Lorsque la mer est calme, et qu’aucune ride ne vient en troubler la surface, les riverains disent que l’oeil du matelot, penché sur le bord de sa barque, aperçoit dans les profondeurs de l’Océan le bout des trois mâts du navire espagnol resté debout sur sa quille. Les marins d’Arromanches s’associent pour la pêche, et cette association a pour but et pour résultat une assurance mutuelle contre toutes les chances de pertes et d’avaries. Les colonies de baigneurs, qui affluent sur plusieurs autres points de la côte, ont, jusqu’à présent, à peu près épargné celui-ci ; et c’est un service éminent qu’elles lui rendent, car elles n’y ont pas encouragé encore les habitudes, si aisément prises, de la mendicité et de l’amour effréné du gain. L’habitant d’Arromanches vit de sa pêche et de son travail ; il ne saurait se résigner à vivre de la crédulité ou de la pitié dédaigneuse des voyageurs.

« Les côtes de Normandie, dit M. Paul Delassalle, si blanches et si sablonneuses, si bénignes et si riantes dans la partie qui avoisine l’embouchure de l’Orne, prennent, en avançant vers la Bretagne, un caractère plus abrupte et plus sauvage, une physionomie sévère et triste, qui contraste bien vivement avec les beaux pâturages et les champs fertiles protégés par l’élévation des falaises. La mer, qui semblait se jouer mollement sur son lit de varechs et de coquillages, ou sommeiller au clair de lune, en reflétant le ciel étoilé, commence à se présenter sous un aspect plus sombre. Les vagues se brisent avec fracas contre les rochers qui leur font obstacle ; une écume livide et tourbillonnante couronne la cime de chaque flot ; un murmure lent et sourd sort des entrailles de l’Océan : on dirait que quelque envahissement se prépare, et que l’immense lac va déborder.

» Le type des habitans de la côte se modifie aussi peu à peu ; il devient rude et fier, silencieux et solennel, on trouve çà et là d’abord, puis un peu plus fréquemment, puis enfin à chaque pas, de ces natures primitives dont on pourrait croire que la civilisation n’a jamais approché, tant elles sont demeurées vierges de tout progrès vers le mal comme vers le bien. Tout change alors : et l’accent qui se colore et se prolonge, et le costume qui arrive à des formes plus pittoresques, et les moeurs que l’on trouve moins rarement simples et pures, et les habitudes générales de la vie qui se ressentent de cette simplicité et de cette candeur natives. C’est là que la croyance jette de profondes et opiniâtres racines ; c’est là que le christianisme des premiers âges a conservé ses allures convaincues, auxquelles vient se joindre l’expression d’un mysticisme quelquefois tendre et passionné. Marie est la patrone obligée de tous ces hommes des rivages. On a défini le paysan breton une charrue qui croit en Dieu ; on pourrait appeler le pêcheur normand un aviron qui croit à la Vierge. Il mêle son nom à sa prière du bord comme à ses jurons de l’orgie ; et quand il passe, ses filets sur son dos, le long des petites chapelles qui bordent le chemin de la paroisse, il ne manque jamais à tirer son chapeau de cuir bouilli, et à se signer comme un pénitent qui va mourir.

» A voir ces hommes si heureux au milieu de leurs nécessités et de leur misère ; à les voir croyans et dévoués, laborieux et sages, on se surprend quelquefois, malgré ses idées de philanthropie générale et de propagande civilisatrice, à désirer que ce monde inconnu ne soit pas découvert de sitôt, et que les vieilles moeurs restent debout, comme les vieilles falaises et les vieux clochers. Mais la destinée ne le veut pas ainsi : toujours l’homme cherche l’homme ; toujours le pas fait dans la voie rend nécessaire un pas sinon plus grand, au moins égal au premier : le terrible cri de marche retentit aux oreilles de tous, parfois comme un chant de triomphe, parfois aussi comme une plainte de mourant ou un cri de torture ; et la route s’achève péniblement au milieu des souffrances dramatiques et des dénoûmens ensanglantés. »

Tous les pêcheurs de Luc et de Langrune connaissaient et aimaient beaucoup, au mois de septembre 1836, un jeune homme, étranger pourtant à leur pays et à leurs habitudes, mais qui se faisait simple comme eux, matinal comme eux, insouciant comme eux, qui les aidait parfois à placer dans la mer leurs lignes dormantes, et qui se plaisait à écouter leurs contes de bord et leurs causeries de la veillée.

Il demeura sur la côte pendant un mois, un bon mois de paresse et d’oubli, prenant des bains, cherchant des coquillages, chantant des barcarolles aux Anglaises qui passaient. On le nourrissait de poisson frais, de crevettes, de pain dur ; et le soir, il regardait de sa fenêtre les nuages courir, la vague s’enflammer de lueurs phosphorescentes : puis il s’accoudait sur un shakespeare et sur un code, les deux seuls livres qu’il possédât en voyage, rêvant à la fois d’Ophélia et de Rogron, d’émotions dramatiques et de régime hypothécaire (1).

Ce jeune homme, c’est M. Auguste Broet qui vient de publier sous le titre de Sables Mouvans les inspirations maritimes dont il est redevable aux côtes de Normandie. Citons une de ces pièces :

            La mer est belle,
            Le ciel est pur,
            Et l’hirondelle
            Bat de son aile
            Leur double azur.

            Notre ame se repose et rêve
            En face du soleil couchant ;
            Et le sable fin de la grève,
            Que la brise du soir soulève,
            Fuit sous notre pas indolent.

            La vague est brillante et vermeille,
            Et, sous les nuages flottans,
            L’immense mer qui toujours veille,
            Ressemble à l’enfant qui s’éveille
            Et fait trembler ses rideaux blancs.

            Le pêcheur, debout sur la rive,
            A côté d’un débris marin,
            Ouvre son oreille attentive,
            Ecoutant si sa barque arrive
            Avec l’espoir du lendemain.

            De loin en loin quelques baigneuses
            Vont se plonger au sein des eaux,
            Jouant et folâtrant, heureuses
            De leurs sarabandes joyeuses,
            Des bruits de vents, des bruits de flots.

            Mais ce que rêve l’ame émue,
            Ce n’est ni le sable trompeur,
            Ni le flot qui crie et remue,
            Ni quelque baigneuse inconnue,
            Son rêve est un rêve du coeur....

                La mer est belle,
                Le ciel est pur,
                Et l’hirondelle
                Bat de son aile
                Leur double azur
               
Ces côtes ont été plus récemment signalées par un naufrage dont les circonstances ont fait briller d’un vif éclat la résignation d’un prélat dont Bordeaux déplore encore aujourd’hui la perte ; on voit qu’il s’agit de M. de Cheverus, cardinal archevêque, pair de France ; mais plus que tout cela, pasteur pieux et tolérant, pleuré par les protestans et les catholiques ce qui est son plus bel éloge. – M. de Cheverus, évêque de Boston, fut appelé à l’épiscopat français par une ordonnance de Louis XVIII, datée du 1er janvier 1824 ; il s’embarqua dans cette ville sur le navire américain le Paris avec un naturaliste français, M. Milbert, son ami, qui raconte dans les termes suivans un des épisodes les plus terribles de cette traversée.

« Pour apprécier entièrement le caractère de M. de Cheverus, accompagné à son départ de Boston, de toute la population de cette ville, morne et silencieuse, il me manquait encore de le voir dans cette situation où l’homme, subitement menacé de la mort, montre à découvert la force ou la faiblesse de son ame. Cette épreuve difficile lui était réservée.

Les témoignages de respect dont il avait été entouré en quittant le sol américain, lui furent continués par les passagers dans la traversée. Une heureuse navigation nous avait favorisés, et bientôt nous allions toucher au port, quand tout-à-coup vint nous assaillir une des tempêtes les plus violentes qui aient jamais remué les profondeurs de la mer. Maîtrisé par le vent et par la fougue des flots, désemparé de son gouvernail et d’une partie de ses manoeuvres, notre navire fut jeté sur les rescifs qui bordent la côte-de-fer du Calvados. La nuit approchait ; à chaque instant, on entendait les flancs du navire heurter avec violence contre les rochers ; l’eau se précipitait de toutes parts dans la cale ; le plus grand trouble régnait parmi les passagers, et avait déjà gagné l’équipage. Alors le prélat s’avance et tous les yeux se tournent vers lui ; son calme imposant a commandé le silence : – Quand tous les moyens de salut, dit-il, sont refusés à l’homme, il lui reste encore le recours vers le ciel : adressons-lui donc nos prières, et recevez ma bénédiction. – A ces paroles, la confiance et le calme renaissent, et du bord de l’abîme monte vers le ciel la prière des naufragés ; elle fut entendue. Vers dix heures du soir, un homme intrépide se montre sur la pointe des rochers, près de nous : c’était le brave Nell, maire du village d’Auderville ; profitant du moment où la mer se retirait, grimpant de saillie en saillie ; il venait à notre secours, suivi des habitans de son village ; nous n’avions que le temps de les suivre, car la mer allait remonter et alors plus d’espoir de salut. Nous abandonnâmes à la hâte le bâtiment percé de toutes parts. Guidés ensuite dans l’obscurité à travers les rochers granitiques, et blessés continuellement par leurs pointes aigues ; épuisés de fatigues, à peine couverts de vêtemens en lambeaux et inondés de torrens de pluie froide, nous parvînmes, avec des difficultés inouies, au rivage où nous attendait la généreuse hospitalité des villageois. Le vénérable curé d’Auderville reçu le prélat et le capitaine dans son modeste presbytère. »

Le capitaine Robinson, qui commandait le paquebot le Paris a souvent répété que M. de Cheverus ne voulut se sauver qu’un des derniers, et quand il eut acquis la certitude que personne ne serait plus en danger de périr, après que lui-même aurait mis le pied sur le rivage.

Terminons ce chapitre par un des derniers actes de la vie du vertueux prélat : en 1836, une horrible catastrophe arriva à la Teste ; soixante-dix-huit personnes dont cinquante-six pères de famille furent engloutis dans les flots. A la suite de ce naufrage, le cardinal de Cheverus recueillit et adopta un grand nombre d’enfans, devenus une seconde fois orphelins depuis la mort de ce philanthrope chrétien. On a construit cette année sur la côte de la Teste, un bâtiment de sauvetage qui porte le nom de Cardinal Cheverus.

(1) Avenir de Caen.


CHAPITRE VI.

Sydney Smith. – Ruse contre ruse. – Leloup. – Les
canonnières. – Nouveaux combats. – Désespoir d’une
femme anglaise. – Sa vengeance. – Le feu à la soute
aux poudres. – Retraite des bâtimens anglais. –
Entrée de la petite division à Cherbourg.



            On voit au sein des mers la jalouse Albion
            Rallumer les flambeaux de son ambition,
            Craindre pour sa grandeur le repos de la terre,
            Et confier encore au démon de la guerre
            Son destin qui dépend dans ces funestes jeux
            D’une nuit sans étoile ou d’un jour orageux.



Sur la rade du Havre fut capturé un homme dont la déplorable célébrité n’est enviée de personne, nous voulons parler de Sydney Smith qui faisait vers la fin du dernier siècle le métier de brûleur pour compte du gouvernement anglais, rôle qu’il remplit à la satisfaction du ministre britannique, sur la côte de Hollande, sur le littoral de la Manche, dans le port de Toulon et qu’il se proposait de jouer dans le port du Havre, quand un heureux évènement arrêta le cours de ses prospérités incendiaires : voici comment ce fait historique est raconté par un écrivain havrais qui a connu Sidney Smith en Egypte.

On était au printemps de 1796, le 18 avril, (ou comme on disait alors à la fin de germinal de l’an IV), une croisière se tenait devant le Havre et interrompait ses communications par mer, avec les ports même les plus voisins. Des corsaires français venaient par fois relâcher en ce port, guettant le moment favorable pour tomber à l’improviste sur quelques navires anglais qui naviguaient tranquillement dans la Manche. Un d’eux était mouillé presque à toucher la jetée du Nord. Quelques navires neutres attendaient en rade le moment de communiquer avec leurs correspondans. Au milieu d’eux était une frégate anglaise, commandée par un des officiers les plus renommés, un des plus actifs, mais aussi un des plus audacieux de la marine britannique. Ce commodore avait appelé à son bord les capitaines neutres sous un spécieux prétexte de civilité, mais en effet, pour tâcher d’obtenir d’eux des renseignemens sur la situation de ce port. Vers la fin du dîner, à ce moment favorable aux épanchemens, où, la nappe enlevée, le Claret et le Porto circulent autour de la table, la conversation s’échauffe, et, suivant l’usage anglais les paris s’ouvrent. Le commodore fait celui d’enlever le corsaire que l’on distinguait parfaitement. En effet, dès que le jour baisse, et ne permet plus d’apercevoir ses mouvemens, il fait armer ses péniches dont les avirons sont garnis au tolet, et ramant discrètement, profitant de l’obscurité de la nuit, il s’approche dans le plus grand silence du corsaire dont l’équipage, trop confiant sur le voisinage de la côte, s’était livré au sommeil. Sauter lestement à bord, fermer subitement les panneaux, sont l’affaire d’un instant. Le rusé vainqueur attend ensuite patiemment l’instant où il pourra appareiller sans exciter le soupçon ; mais aussi imprudent que ses prisonniers, il s’endort comme eux. Cependant un matelot français était resté sur le pont sans qu’on le remarquât. Il parvient à couper sans bruit le cable étalingué sur l’ancre qui retient le petit bâtiment, et comme la mer monte, le navire, porté par le flot, dérive lentement en rivière.

Les sentinelles françaises ne s’en aperçoivent qu’au jour : l’éveil est aussitôt donné ; plusieurs canonnières armées de pièces de 24, sortent du port, et ne tardent pas à joindre et à reprendre, après quelques coups de canon, le corsaire qu’elles ramènent aux acclamations de la foule qui s’était portée sur les jetées pour être témoin du combat. Le capitaine Leloup, du Havre, qui commandait une de ces canonnières, reçut l’épée de sir Sidney Smith. On sait comment, conduit à Rouen, puis à Paris, le commodore s’échappa du Temple où il avait été enfermé.

Le 8 septembre 1811, une division de six canonnières, armées chacune de trois canons de 18 et d’une caronade de 24, quitta le port de Boulogne pour se rendre à Cherbourg, sous le commandement de l’enseigne de vaisseau Jourdan. Chacun de ces bâtimens était monté par les capitaines Ratoin, F. Lecomte, Trigan, Anquier et Sanier, tous enseignes auxiliaires, choisis dans les cadres des capitaines au long-cours.

Favorisée par un beau temps d’automne, cette petite division se trouvait le 9, au soir, en vue du cap de la Hève, faisant bonne route vers sa destination, lorsqu’une corvette anglaise qui courait à contre route, aborda la tête de ligne de marche et fit feu de ses gaillards sur les lignes canonnières commandées par les enseignes F. Lecomte et Sanier. Une riposte énergique décida la frégate à abandonner le combat qu’elle avait semblé vouloir présenter à cette avant-garde ; car sa première attaque n’eut pas de suite, et elle prit le large, avec quelques manoeuvres coupées par nos boulets.

Le 10 au matin, la petite flottille longeait les côtes du Calvados, lorsqu’on signala sous la terre une frégate et une corvette que l’oeil exercé des marins reconnut de suite pour ennemies. Les deux bâtimens anglais prenaient probablement les six canonnières pour un convoi marchand, car elles envoyèrent des chaloupes armées pour les reconnaître et pour s’en emparer, sans doute si l’examen répondait à leurs prévisions. Mais les officiers qui montaient les embarcations ne jugèrent probablement pas prudent d’attaquer nos navires ; car, après avoir levé rames à bonnes distances, et essuyé une volée de mitraille bien ajustée, elles prirent le parti de rejoindre la corvette et la frégate, qui déjà s’approchaient pour protéger leur retraite. A peine les deux grands navires ennemis prirent-ils le temps de ramasser leurs chaloupes au passage, qu’ils échangèrent des signaux, et se couvrirent de voiles pour joindre la petite division française qui établissait déjà sa ligne d’embossage, après s’être autant que possible rapprochée de la côte.

La nuit vint interrompre les préludes d’une action devenue déjà fort meurtrière. Bien que la frégate et la corvette eussent pris le large à la chute du jour, le commandant des canonnières ne jugea pas devoir quitter le mouillage pour continuer sa route vers sa destination, pensant avec raison que le combat à l’ancre rendu égal par le courage de son escadrille, présenterait des avantages trop réels s’il venait à être soutenu à la voile le lendemain. L’infériorité de forces était déjà trop marquée entre six petits brigs, peu élevés sur l’eau et montés de faibles équipages, contre deux bâtimens de grande dimension, pour qu’il fût prudent de ne pas se renfermer dans les chances les plus favorables de combat.

Sans doute que, pendant cette nuit d’interruption un des navires ennemis gagna la pointe de Barfleur pour prévenir, de l’action commencée la veille, le commandant d’un vaisseau rasé mouillé sur ce point ; car, dès l’aube, les officiers français virent les trois voiles regagner la terre en lançant leurs premiers coups de canons de chasse. La ligne française offrait un point de mire fort étendu. A ces premières attaques auxquelles elle s’abstint de répondre jusqu’à ce que les positions de l’ennemi fussent également déterminées par le mouillage, le vaisseau courait sous toutes voiles vers la terre, près de laquelle il semblait vouloir jeter l’ancre en coupant la tête de notre ligne ; la frégate et la corvette prenaient leurs distances pour opérer un pareil mouvement. Mais soit que le vent trompât le vaisseau dans son virement de bord, soit qu’il ne connût pas suffisamment la profondeur de l’eau sur ce point, il échoua sur un haut fond appelé la Fosse-d’Espagne, et sa quille se prolongea sur l’ancre de la canonnière n° 140, que montait le capitaine Lecomte, qui eut à peine le temps de filer son câble pour éviter le choc de cette masse formidable.

Les deux autres bâtimens ennemis mouillèrent près des rochers du Calvados, et tout aussitôt le feu commença.

La ligne française se trouvait prolongée en face d’un pauvre village, baigné par la mer, et qu’on appelle Arromanches. Un petit fort, armé de deux pièces d’un faible calibre, joignit son feu incertain aux volées des canonnières qui frappaient en plein bois sur les trois gros navires. Ceux-ci, au contraire, trop élevés sur l’eau pour battre les ponts de leurs petits adversaires, lançaient des bordées terribles, qui, traversant les gréemens de nos batimens, allaient se perdre à terre et jusque dans le village qu’elles ravageaient.

La canonnière n° 140 (1) se trouvait, par l’échouage du vaisseau anglais, à portée de fusil de ses formidables batteries. Aussi souffrit-elle cruellement des paquets de mitraille que son puissant ennemi jetait sur son pont où se déployait une rare et valeureuse énergie. Le feu de cette canonnière et de celle montée par le capitaine Jourdan fut si vif, le pointage de leurs boulets si habile, qu’après deux heures de combat, la batterie du vaisseau anglais était tellement démantelée, que la plus grande partie de ses pièces se trouvèrent hors de tout service. Le reste de la ligne répondait vigoureusement au feu nourri de la frégate et de la corvette ; la fumée de tant d’explosions successives était tellement épaisse, que parfois l’ennemi était contraint d’attendre que le vent la dissipât pour donner plus de justesse au pointage de son artillerie. Le combat dura ainsi jusqu'au soir, c’est-à-dire pendant plus de six heures, dont chaque minute fut comptée par de nombreuses explosions. La nuit vint encore, comme la veille, mettre fin à une action aussi acharnée qu’étonnante, si l’on tient compte de l’énorme disproportion des forces opposées les unes aux autres.

Mais il était temps pour le vaisseau rasé que l’action fût interrompue. Les gonflemens de la marée du soir, en remettant à flot sa coque ravagée, ne l’eussent peut-être pas soustrait à un abordage qui eût pu entraîner sa capture comme conséquence, si les deux alliés ne s’étaient hâtés de lui prêter leur appui pour regagner le large. Son gréement et ses voiles en lambeaux l’eussent rendu impuissant à fuir, et le premier des trois il avait assoupi son feu, d’abord si nourri et si meurtrier, tant avaient été grands les ravages commis dans les batteries par l’adresse de notre pointage et la répétition de nos volées. Un pilote de Barfleur, retenu prisonnier à bord, fut témoin de la manière dont il avait été maltraité. – Lui seul avait perdu quatre-vingt-quatre hommes.

Une anecdote rapportée par ce même marin, nommé Nicolas Legrain, prouvera du reste jusqu’à quel point la lutte opiniâtre des canonnières et les dégâts commis sur le vaisseau par leur feu nourri avaient jeté de démoralisation chez l’ennemi, et d’exaltation chez un sexe dont les habitudes paraissent si antipathiques avec la sanglante mêlée d’un combat naval. Une femme de marin, embarquée sur le vaisseau, comme il s’en trouve quelquefois à bord des bâtimens anglais, avait vu ses deux fils tués dans la batterie par des boulets, qui, entrés par un sabord, avaient causé un dégat affreux. Exaltée par sa douleur, elle se sentit transportée par la soif de la vengeance, et elle fit un appel aux autres femmes du bord pour les engager à servir avec elle une pièce de canon abandonnée par ses canonniers. Le désespoir de cette malheureuse mère ranima un peu le courage abattu des marins, qui peu à peu avaient ralenti le service de leur batterie encombrée d’éclats et de débris. Le canon servi par ces espèces d’Amazones ne tarda pas à se trouver également hors d’état de faire feu, et le petit nombre de boulets qu’il lança fut s’égarer dans les terres sans causer de dommages aux brigs-canonnières dont les volées avaient au contraire porté si juste.

La division française perdit une vingtaine d’hommes dans cette affaire ; le brig du capitaine Lecomte fut le plus maltraité, à cause de sa position, la plus voisine de toutes du puissant adversaire que le feu nourri de ses canonniers parvint pourtant à réduire. Un autre s’échoua sur le rivage ; deux boulets avaient pénétré ses préceintes, mais la voie d’eau qu’ils avaient causée en déchirant ce mince navire n’empêcha pas que celui-ci ne combattît jusqu’au dernier moment, et ce ne fut que lorsque la mer, montant toujours dans sa cale, gagna les poudres et les munitions, que son capitaine (M. Ratouin) s’échoua sur la côte pour sauver son équipage. Une seconde canonnière fut privée de prendre part à la fin de l’action, par un évènement dont les suites eurent une bien moindre gravité qu’on n’avait eu lieu de le craindre d’abord ; le canon d’arrière de ce bâtiment, échauffé par son service actif, creva sous une forte charge, et tua sept hommes. Les dégâts causés par cet accident furent affreux : le pont défoncé, le couronnement brisé et les barreaux de l’arrière rompus sous les éclats de la pièce, jetèrent d’abord un affreux désordre dans le navire ; mais une circonstance plus capitale faillit compromettre plus gravement encore, non-seulement la canonnière, mais encore toute la flottille, et particulièrement les bâtimens les plus voisins de ceux où s’était accomplie la catastrophe. Dans la commotion produite par cette désastreuse explosion, la chambre d’arrière fut brisée, et la cloison qui la séparait de la soute aux poudres, défoncée par les éclats. Il y eut un moment de vertige où tous les hommes ignoraient s’ils vivaient encore : le feu courait partout et enflammait sur différents points des gargousses qui alimentaient le service ; un foyer d’étincelles envahit la chambre et la soute aux poudres... Un hasard inoui empêcha que le contact du feu ne fît sauter la canonnière, qui, dans un mouvement de prudence instinctive, avait cependant coupé ses câbles pour ne pas communiquer la terrible explosion à laquelle on devait s’attendre à chaque moment. Quand le combat finit elle se trouvait donc également échouée sur la côte.

Après la retraite des bâtimens anglais, les quatre canonnières restées à l’ancre, appareillèrent pour se ravitailler à Courseulles et à Sallenelle, petits ports de la côte, où les rejoignit bientôt celui des deux navires échoués qui parvint, avec la marée, à se remettre à flot.

Quelques jours après, la petite division entrait à Cherbourg, lieu de sa destination. On l’a dit, les bâtimens français avaient perdu vingt hommes, les bâtimens anglais cent soixante-huit...

(1) Les canonnières n’avaient point de noms, comme les autres navires de guerre, mais des numéros d’ordre.


CHAPITRE VII.

L’Orne. – Ses divers canaux. – Le Moine en voyage
– Projets relatifs à la canalisation de l’Orne. –
Canal jusqu’à la mer. – Les Saxons et les Normands.
– Prise de Caen par Edouard III. – Le connétable
et le comte de Tancarville vendus 40,000 écus au
roi d’Angleterre.



                    A travers quelles funérailles
                    Trois fois les siècles ont roulé ;
                    A travers plus de cent batailles
                    Que de sang humain a coulé !
                    L’Anglais a fui vers la Tamise,
                Exhalant ses exploits en regrets superflus ;
                    Et, dans la France reconquise,
                Le Normand libre est un Français de plus.


Nous avons rapporté quelques-uns des faits d’armes qui ont signalé la route que traverse aujourd’hui, véloce et paisible, notre beau steamer ; voici maintenant l’embouchure de l’Orne : cent courans, formés par cette rivière, viennent déplacer les nombreux bancs de sable qu’elle cache, et qui offrent aux navigateurs de continuels dangers.

La mer, aujourd’hui arrêtée en cet endroit, s’avançait autrefois dans les terres à une distance beaucoup plus grande. Alors, les riches pâturages qui entourent de tous côtés la ville de Caen, formaient une baie qui s’étendait depuis Ouistreham jusqu’à plus d’une lieue au-dessus de l’emplacement actuel de cette cité jusqu’au village d’Athin, où venaient mouiller les barques de tous les peuples du nord, envahisseurs de la belle Neustrie.

Le temps ou la main des hommes dessécha cette baie. Ce ne fut cependant pas immédiatement que ces changemens s’opérèrent, des savans même ont renvoyé jusqu’à Charles-le-Chauve ce moment où le terrain devint assez ferme pour permettre d’y former une chaussée ; mais, pour le prouver, ils basent leurs raisonnemens géognostiques sur des conjectures tellement vagues, tellement douteuses, que nous nous contenterons de consigner leurs opinions, sans nous en porter juges ni garans (1).

Il est au reste certain qu’au douzième siècle encore, l’eau de la mer remontait jusqu’à Caen dans les moindres marées. Raoul Tortaire, moine de l’abbaye de Fleury, le prouve par des vers latins faits à l’occasion de son voyage dans le Bessin, vers l’an 1102.

Il n’avait pu abreuver son cheval dans l’Orne, en passant à Caen, parce que l’eau n’en était pas potable.

Toutefois, à mesure que les couches de végétaux et de sables, apportées par la mer et le fleuve, allaient se solidifiant par le temps, le courant traçait au milieu des vases des méandres infinis. Ces sinuosités durent nécessairement par la suite entraver les opérations commerciales tentées par les habitans de Caen, en apportant des obstacles, sinon insurmontables, du moins fort difficiles à vaincre. Ce n’était guère qu’en sept ou huit heures et même davantage que les bâteaux pouvaient arriver dans le port, encore fallait-il attendre que la mer fût haute, ce qui apportait bien plus de retards.

Pour remédier autant que possible à ces inconvéniens, le roi François Ier, sollicité par les bourgeois et par le grand sénéchal de Normandie, Louis de Brézé, mari de la fameuse Diane de Poitiers, accorda en 1531, le droit de creuser un canal près du village de Longueval. Deux siècles plus tard, des travaux du même genre furent exécutés vers le même lieu, et des plans étendus envoyés aux ministres.

Enfin, en 1732, sous Louis XV, les négocians de la ville de Caen, ayant présenté un plan de la rivière d’Orne, depuis Caen jusqu’à la mer, demandèrent à l’intendant qu’il fût remédié aux attérissemens qui gênaient la navigation. Cette démarche, qui fut d’abord sans effet, souvent répétée, finit par être, en partie, couronnée de succès : en 1781 on obtint l’autorisation de faire un nouveau canal qui, partant à peu près en droite ligne jusqu’à Mondeville, isola la partie de l’Orne, appelée aujourd’hui Vieille rivière, qui baigne encore de ses eaux stagnantes les murs du bourg de Calix.

Un des résultats certains de ces derniers travaux fut l’extension rapide du commerce de Caen ; son port qui ne recevait que des bateaux de petite dimension, admit des navires d’assez fort tonnage ; dès-lors les besoins augmentèrent et avec eux se fit sentir la nécessité d’apporter de nouvelles sécurités à la navigation.

Les premières manifestations de cette nécessité se traduisirent par des projets bientôt oubliés. La seule idée d’un barrage à l’embouchure de l’Orne prit quelque consistance : bien des plans se succédèrent tous plus ou moins défectueux, à l’exception de celui que présenta l’ingénieur en chef du département, M. Pattu, plan qui offrait, il est vrai, les conditions les plus avantageuses, mais dont la mise à exécution exigeait une dépense considérable.

Les choses en restèrent là jusqu’à la fin de l’année 1836 ; à cette époque un dernier projet, présenté par le même ingénieur, fit naître de nouvelles espérances, sans doute mieux fondées ; une enquête de commodo et incommodo, a été ouverte le 30 septembre 1836 ; il s’agit de savoir s’il est possible de pratiquer dans la vallée de l’Orne un canal maritime qui aboutirait au lit actuel de la rivière, à la pointe du Siège, et qui offrirait toujours cinq mètres d’eau aux bâtimens. Ce canal serait précédé d’un bassin de trois cents mètres de longueur et de cent de largeur, creusé dans les jardins de Courtonne à Caen, et dont le petit axe passerait par le milieu de l’entrée de la rue Guilbert, vis-à-vis de laquelle il serait fait un pont. La promenade publique qui longe les bassins, deviendrait le principal quai de ce bassin. Le canal suivrait le fond de la vallée jusqu’au bas du port ; là il prendrait la partie du lit de l’Orne qui est au pied de la falaise, et qui serait remplacée par un nouveau lit ouvert dans le marais d’Amfréville. Le canal serait ensuite conduit par les bords de l’anse d’Ouistreham, dans la direction des feux de ce village.

Ce plan, discuté par la majeure partie des citoyens de Caen et appuyé par les signatures d’un nombre de personnes recommandables, a été présenté à l’administration et a, dit-on, des chances de réussite (2). Nous faisons des voeux pour que, plus heureux que ses devanciers, ce projet reçoive enfin un accomplissement désiré depuis si long-temps par tous les amis de la prospérité commerciale et industrielle de la Normandie.

Qu’on n’aille pas croire cependant que l’Orne n’ait jamais prêté ses ondes qu’à de pacifiques opérations de commerce, car il en fut tout autrement : souvent, au temps où elle n’était qu’une vaste baie, elle laissa aborder les Saxons et les Normands, qui mirent à feu et à sang tout le Bessin. Plus tard, en 1203, elle permit à Jean-sans-Terre, chassé de France par son rival Philippe-Auguste, d’enlever les papiers et les chartes de l’échiquier de Normandie, et en 1346 encore, on la vit favoriser l’expédition du roi d’Angleterre, Edouard III, expédition si funeste à la capitale de la basse-province.

Une chronique contemporaine, conservée à la bibliothèque harléienne, raconte en ces termes le succès des armes anglaises : « Des deux costés du roy (Edouard III) y avoit toujours en chevauchant deux batailles à cinq lieues près de luy qui toujours le costoient, dont de l’une estait chief messire Geffroy de Harcourt et de l’austre les contes de Warwice et de Susfoc, et ces deux batailles mettoient tout en feu, et fuioit tout devant eulx, car en ce temps n’estoient coutumiers en Normandie de veoir gens d’armes ; puis en telle ordonnance vint le roy d’Angleterre jusques à Caen, et fist venir ses navires à Estreham et à la rivière d’Orne. Dedans la ville de Caen estoit de par le roy de France le connestable et le conte de Tancarville, avec grands nombre de gendarmes gennevoys et autres. Cy assemblèrent ung matin touz ceulx de la ville leur disdrent : Seigneurs, vous voyez le roy d’Angleterre et sa puissance venue pour vous détruire, il convient que chascun se mette en son debvoir et se tienge en sa garde pour la défense de la ville. Lors répondirent ceulx de la ville à voix publique : Nous nous sommes suffisans pour les rencontres aux champs. Gaillons-nous ! Lors les chiefs de guerre qui là estoient ne vouloient pas qu’il leur fust imputé que par eulx eust tardé une telle promesse, si disdrent : Or ça, seigneurs, bien soit, vous ne combattrez pas sans nous, ains serons présents. Si saillirent touz, communs et aultres hors la ville et se misdrent en ordonnance de bataille. Tantost après vindrent le roy d’Angleterre et son host en trois batailles drues et serrées, garnies de pavillons, banières, clérons et trompettes en grant abundence. Quant ceulx de la ville virent ce que jamais n’avoient veu, ils creurent ce que jamais n’avoient creu, et sans ordre nul partirent en désarroy pour recouvrer la ville, par tel parti que le mareschal et aultres rien n’y peurent faire, les voulens tenir en ordre, les Angloys voyant leur désarroy, se boutèrent pêle-mêle avec eulx et en tuèrent sans nombre ; si entrèrent dans la ville quand è eulx. Lors advint que le connestable de France et le conte de Tancarville quels étaient montés en une tour à l’entrée de la porte, voyant la sédition qui se faisait et partant craignant d’escheoir en mains d’archiers ou aultres gens qui ne les cogneusent, regardèrent s’ils verraient aucun chevaliers d’estats, et d’aventure apperceurent Thomas de Hollande bien accompaigné, quel austrefois le connestable avait veu en Grenade. S’il l’apelèrent par son nom et tantost alla à eulx et se rendirent à eulx les susdits et vingt-quatre chevaliers. Ledit messire Thomas mist gens à les garder, et à leur requête marcha avant en la ville et empescha de grands omicides. Il fist cesser avec aultres nobles chevaliers toute voie de fait, entre lesquels messire Geffroy d’Harcourt y servit moult, pour desmouveoir le roy du deuil qu’il avait de l’injure faite à ses gens quelx avoient esté tués de bancs et mortiers gestés par les fenestres. Grans biens amassèrent les Angloys tant en prisonniers que aultres quelx ils chargièrent touz en navires estant à Oistreham et furent envoyés en Angleterre. Le roy achepta de messire Thomas de Hollande le connestable et le conte de Tancarville le pris de 40,000 écus et les envoya semblablement en Angleterre avec aultres biens et richesses infinies et plus de quarante chevaliers prisonniers. »

(1) G. Mancel et C. Woinez, Histoire de Caen et de ses progrès. – M. Georges Mancel a bien voulu concourir à rendre notre Promenade instructive, en nous fournissant les élémens des chapitres qui commencent à l’embouchure de l’Orne ; nous saisissons avec empressement l’occasion de lui en témoigner ici notre vive reconnaissance.
(2) Le projet en est seulement en voie d’exécution (1838).



CHAPITRE VIII.

Ouistreham. – Droits de l’abbesse de Caen, sur ce
village. – Michel Cabieux. – Le pilote Mistain.
– Sallenelle.



                            Si dans sa colère
                            Gronde un vent jaloux ;
                            Si l’onde en courroux
                            Franchit la barrière.
                            Tu viendras prier
                            Sous la croix de pierre
                            Pour le marinier,
                            Pour la marinière.
                                Mme TASTU.


La rivière de Caen se trouve défendue à son entrée par deux petits forts armés l’un et l’autre de deux ou trois canons. Ces redoutes bâties une trentaine d’années avant la révolution n’ont eu qu’une utilité très médiocre. Trois ou quatre fois seulement elles ont servi à repousser les entreprises de quelques frégates ou corvettes anglaises.

Le premier de ces forts que nous découvrons est celui de Ouistreham, il est placé à quelques portées de fusil du grand village dont il a reçu son nom et dont vous pouvez distinguer les chaumières et l’église anglo-normande. Cet édifice, entouré de créneaux et de constructions de défense, prend un air guerrier qui contraste singulièrement avec les idées qu’appellent ordinairement ces maisons de Dieu. Au haut de la tour un feu est allumé chaque nuit pour indiquer aux navires la direction qu’ils ont à suivre ; pensée de salut et d’humanité qu’on aime à voir s’allier aux autres pensées de piété et de défense réveillées par l’aspect du monument.

Ouistreham est d’une origine fort ancienne, son nom est saxon et signifie suivant Huet, village occidental.

Ce village, dans les commencemens de la féodalité, était sous plusieurs rapports soumis à l’abbesse de l’abbaye Sainte-Trinité, de Caen. Elle y possédait deux chapelles richement dotées et une maison de campagne où elle allait quelquefois séjourner. Vingt-neuf vilains étaient à ses ordres ; chacun des habitans lui devait des rentes en argent, en froment, en chapons et en oeufs ; elle y percevait la dîme des harengs, toutefois quand on les prenait par mille ; trois mille anguilles lui étaient dues et elle avait le droit de faire acheter les poissons à meilleur marché que tous les autres individus auxquels il était fait défense de rien marchander dans le pays qu’après que les domestiques de l’abbaye s’étaient retirés.

Dès les XIe et XIIe siècles Ouistreham avait un petit port ; très souvent il en est fait mention dans les rôles normands de la tour de Londres, où l’on remarque aussi beaucoup de lettres de nos ducs adressés aux officiers de ce port.

Ouistreham présente donc une certaine importance historique relativement au moyen-âge ; à une époque plus rapprochée, sous le règne de Louis XV, un de ses habitans, par son courage et sa présence d’esprit, empêcha la réussite d’une tentative qui eût pu entraîner les plus fâcheuses conséquences.

Le 12 juillet 1762, une escadre anglaise vint mouiller à l’entrée de la nuit dans la rivière d’Orne, avec l’intention de détruire ou d’intercepter quinze navires français chargés de bois de construction pour Brest. La côte était sans troupes pour la défendre, et les villageois des environs entendirent avec terreur deux coups de canons tirés par les anglais. Michel Cabieux, sergent des milices gardes-côtes, conserve son sang-froid, et accompagné d’un tambour qui presque aussitôt l’abandonne, il se porte sur le rivage en se dirigeant vers la redoute pour ne point être aperçu. C’est de là qu’il découvre les soldats anglais qui tentaient le débarquement ; alors grossissant sa voix, il crie : qui vive ? et lâche presque au même moment un coup de fusil. Puis prenant sa course il gagne ainsi plusieurs postes en répétant la même manoeuvre, favorisé qu’il était par la nuit et un brouillard fort épais. Enfin arrivé à la hauteur d’un canal, traversé par un petit pont, il prend le ton du commandant, il s’écrie de toutes ses forces : Silence, c’est à tout le bataillon que je parle, feu de file ! les Anglais effrayés se jettent ventre à terre, Cabieux continue : sergent-major prenez cent hommes, tournez le village sur la gauche et attaquez l’ennemi en queue tandis que je le chargerai en tête. Pour déterminer plus promptement la fuite des Anglais épouvantés, Cabieux, arrachant la caisse des mains du tambour, bat la marche, monte sur le pont jeté sur le canal, frappe à coups redoublés sur les planches mal assurées qui tremblent sous ses pieds et imite par un mouvement rapide le bruit qu’une troupe pourrait faire en se précipitant. Le lendemain, lorsque le jour fut venu, Cabieux trouva sur le lieu où les Anglais avaient voulu opérer la descente, un officier qu’il avait blessé ; lui seul n’avait pu s’enfuir. Cabieux le rendit à la vie en lui prodiguant des soins. De ce moment les habitans de Ouistreham regardèrent le sergent des gardes-côtes comme leur sauveur et leur soutien, et pour l’honorer du titre qu’il méritait ils ne l’appelèrent plus que le général Cabieux : le gouvernement d’alors le crut assez récompensé par cette ovation populaire, car ce titre fut tout ce qu’il obtint pour prix de sa généreuse action. Plus tard, après 89, la convention lui accorda une légère pension.

Un nouveau trait d’héroïsme devait encore honorer Ouistreham. Dernièrement, le 11 mars 1836, Pierre Foulon dit Mistain, pilote et patron d’un petit bateau, parvint à sauver au péril de ses jours deux navires que la tempête allait engloutir, et les fit entrer en rivière aux acclamations de ses amis, de ses parens et de toute une population admiratrice de son dévoûment sublime. Voici comment cette belle action est racontée par un témoin oculaire :

« Hier je suis arrivé à Hermanville, au milieu d’une tempête épouvantable qui a continué pendante toute la nuit. Ce matin de bonne heure, curieux de voir la mer et ses vagues, je suis allé sur la Dune, et comme j’y montais battu du vent et de la grêle, un douanier me montra deux navires qui luttaient au large contre les flots et qu’il croyait en perdition. Ce mot me fit tressaillir : je quittai le douanier, et je dirigeai mes pas vers l’embouchure de la rivière de l’Orne, au petit village d’Ouistreham, où se tiennent les pilotes et les bateaux de secours. Il y en avait deux, le Neptune et l’Amphitrite, chacun ordinairement monté par vingt hommes. La mer était si affreuse que le Neptune refusa de bouger ; alors le patron de l’Amphitrite, Pierre Lefoulon, dit Mistain, se leva et dit à ses camarades : « Garçons, il y a là deux navires en péril : qui veut me suivre et exposer sa vie pour les sauver ? » D’abord tous restèrent muets, montrant le Neptune qui ne bougeait pas ; alors Mistain reprit avec énergie : « Quoi ! pas un bon garçon ! allons ! allons ! qui me suit et qui nage ? – Moi, dit aussitôt François Varnier ; moi, dit Marie Trevet ; moi, moi, dirent à leur tour Severin aîné, Severin jeune et Napoléon Meisson ; moi aussi, s’écria Jean Guillois, qui n’est pas inscrit sur les classes, mais qui voulut comme les autres aider aux navires. Ils furent sept et ce fut tout. Aussitôt à la vue de plus de cinquante de leurs camarades qui les traitaient de téméraires, les sept braves se jettent dans un sloop avec Mistain, qui les dirige vers le brick l’Edouard, dont le péril était le plus éminent. On les suit des yeux ; on les voit qui rament, qui nagent, qui plongent ; ils disparaissent ; ils s’élancent : toutes les voix les soutiennent, tous les voeux les accompagnent. Ils avaient vent debout et ne pouvaient louvoyer dans le chenal trop étroit. C’est alors que Mistain se détermina à passer sur un banc de sable qui pouvait l’engloutir. La mer l’enlevait de trente pieds, les lames le faisaient sauter comme une coque de noix, lui, sa barque et ses compagnons. Si une voile, une vergue, une amarre eut manqué, c’en était fait du sloop, il eût péri et les deux bricks l’eussent bientôt suivi. Enfin, après des efforts incroyables, on vit Mistain sauter sur le brick, s’emparer du gouvernail, et, luttant contre la tempête, faire entrer le navire au bruit des bravos et des acclamations de tout un peuple assemblé sur la rive.

« On voyait à bord du brick une jeune femme qui avait attaché sur son sein un enfant de six mois qu’elle allaitait, et qui, à genoux, en prière, attendait la mort au pied du grand-mât. C’était la femme du capitaine ; elle avait excité un intérêt général, et, en la voyant sauvée, on se félicitait, on la rassurait ; tout le monde voulait s’approcher d’elle et du brave Mistain qui, au milieu de nos cris et de notre admiration, souriait doucement comme en un jour de fête.

« Le second brick ne parvint à être sauvé que le lendemain, et il le fut encore par Mistain, qui le pilota fort heureusement à travers les rescifs ; il prenait déjà onze pieds d’eau et il était perdu, lorsque Mistain réussit à l’atteindre. Pour se faire une idée de son courage, il faudrait avoir vu la mer, avec ses vagues monstrueuses, qui portait le sloop sur les rochers.

« Dans cet endroit, la rapidité du naufrage est prodigieuse et, pendant que vous tournez la tête, le navire a disparu pour jamais.

« Au reste, Mistain n’en est pas à son coup d’essai ; ce n’est pas lui qui se ménage : dès que le vent siffle et que l’orage gronde, il est prêt, toujours prêt. Eh quoi ! n’y aurait-il pas pour l’obscur matelot, pour le noble Mistain, une croix qui conserve le souvenir de son courage et la gloire de son dévouement ! »

Le village de Marville dont vous apercevez le fort à votre gauche, non plus que Sallenelles, n’offrent rien de fort remarquable.


CHAPITRE IX.

Le Marisquet. – Le port. – Bénouville. – Lécarde.
– Les carrières de Ranville. –L’ex-ministre de
Guernon. – Longueval. – Blainville. – Hérou–
ville. – Ses vignobles, sa foire et les miracles de
Sainte-Marguerite et de Saint-Clair. – Colombelles.
– Les prairies de Mondeville. – Panorama de Caen.



                    Murmure autour de ma nacelle,
                    Douce mer dont les flots chéris,
                    Ainsi qu’une amante fidèle
                    Jettent une plainte éternelle
                    Sur ces poétiques débris ;
                    Ah ! berce, berce encore,
                    Berce cet enfant qui t’adore.
                            LAMARTINE.


Nous sommes entrés tout-à-fait en rivière ; peu de végétaux encore se laissent entrevoir ; de longues digues et une ligne de roches calcaires jaunes et grises, voilà tout ce qui s’offre à l’oeil. Le banc de rochers qui s’avance assez loin dans les terres, a reçu dans le pays le nom de Marisquet ; à son extrémité se trouve un gril de radoub.

Nous avons laissé à gauche Amfréville ; on découvre dans le lointain sa petite église bâtie par les Anglais, suivant la tradition, qui leur attribue également toutes les constructions religieuses du littoral du Calvados ; et nous arrivons au hameau du Port.

Ce hameau, qui dépend de la commune de Bénouville, dont tout à l’heure nous verrons le château, est en entier habité par des pêcheurs sablonniers qui approvisionnent journellement la ville de Caen. Son bac, célèbre par les fréquens accidens qui y sont arrivés, sert de communication entre le Bessin et la vallée d’Auge. A quelque distance du hameau, entre le bac et la commune de Bénouville, existe une enceinte retranchée qui a dû servir de poste avancé pour défendre le passage de la rivière contre les premières incursions des Saxons ou des Normands. On y découvrit il y a plusieurs années parmi d’autres tombeaux un sarcophage en pierre et une petite pièce d’or mérovingienne. Cette monnaie parfaitement conservée est d’une fabrique barbare, son diamètre de 5 lig. ½ et elle pèse vingt-cinq grains, la tête est ornée d’une couronne radiée et la légende indéchiffrable.

En face du Port, dans les terres, sur un tertre élevé, est situé Lécarde, contrée malsaine et fiévreuse. On affirme qu’autrefois la rivière passait le long de cette côte ; mais qu’elle s’en est retirée peu à peu. Le bouquet de bois qui la termine se prolonge jusque sur le commencement de la commune de Ranville que nous ne tarderons pas à apercevoir.

En attendant, jetons les yeux de l’autre côté ; nous touchons à Bénouville, la ligne de roches a cessé et les bords de l’Orne commencent à revêtir une physionomie pittoresque.

En effet le château de Bénouville ne se dessine-t-il pas merveilleusement aux regards ? C’est une vraie villa italienne qui ressort avec grâce sur un fond de bois taillis ; rien n’y manque, pas même la petite chapelle, construction du XVIIe siècle, qui accompagne le château comme les abbés d’autrefois accompagnaient les grands seigneurs. Les toits de chaume qui fument dans le lointain, complètent le tableau.

A peine avons-nous eu le temps d’examiner et déjà d’autres objets appellent notre attention. Ranville est à côté de nous, nous ne pouvons guère distinguer le village ; ses maisons bâties dans un bas-fond sont cachées par les carrières que vous voyez en ce moment à votre gauche. Exploitées depuis longues années, ces carrières approvisionnent en grande partie les chantiers de Caen, du Havre et de Rouen, et exportent même leurs produits jusqu’en Angleterre. De nombreux ouvriers sont employés à en extraire des pierres dont la qualité principale est la dureté, et qu’enlèvent continuellement des bateaux de cabotage.

Ranville est, depuis sa sortie de Ham, le séjour assigné comme résidence par le gouvernement de Louis-Philippe à l’ex-ministre de Charles X, M. Guernon de Ranville.

Sur le même plan, tout au bord de la rivière, s’étend le hameau de Longueval, construit en entier sur le penchant d’un côteau rapide ; sa vue est une des plus riantes de la rive. Le devant de chaque chaumière est ombragé par des bosquets et des jardins qui descendent jusqu’au bord du chemin de hallage ; de cette place, à travers les intervalles que laissent entre eux les arbres qui garnissent la colline, on peut entrevoir en face sur une autre élévation Blainville. La disposition de ses habitations perdues au milieu des bois présente le coup-d’oeil le plus animé et le plus pittoresque. Comme la plupart des autres points des bords de l’Orne, Blainville conserve des vestiges de la demeure des Romains : des fouilles faites en 1751, y amenèrent la découverte de plus de 3,000 médailles.

Hérouville tient pour ainsi dire à Blainville et semble en être la continuation. Ainsi que Bénouville et Blainville il est séparé de la rivière par de vastes prairies où paissent de magnifiques bestiaux. Ses côteaux étaient il y a long-temps couverts de vignobles, on en faisait encore du vin sur la fin du XVe siècle. Il y avait également à Hérouville une foire appelée la foire Saint-Clair ; elle était destinée au louage des domestiques, et, le dimanche suivant les Caennais, venaient dans une assemblée se réunir aux paysans. D’innombrables miracles comptaient sans doute pour beaucoup dans l’intérêt qui rappelait tous les ans la foule à cette foire ; les prières faites à la chapelle Ste-Marguerite par les femmes enceintes leur procurait une heureuse délivrance, et les eaux d’une fontaine consacrée à St-Clair guérissaient les yeux des malades. La foire existe encore ; la fontaine dont l’eau bienfaisante rendait la vue jadis, n’a rien perdu de son ancienne réputation ; mais, il faut le dire à regret, les croyans de nos jours donnent la préférence au cidre, qu’à l’assemblée d’Hérouville, débitent sous des tentes les cabaretiers des faubours de Caen. A mesure que nous marchions, nous avons laissé s’étendre à notre gauche l’amphithéâtre boisé qui commence à Longueval ; il nous a conduit jusqu’à Colombelles. L’Orne partage en deux ce village, le côté de gauche cependant est plus habité que celui de droite. Ainsi que Longueval, Colombelles possède une grande quantité de maisons de campagne appartenant à des particuliers de la ville qui viennent y passer la belle saison. Un beau bac entretient les communications entre les deux rives ; il est placé à l’extrémité du village en approchant de Caen.

C’est encore le même côteau que nous retrouvons à Mondeville où il cesse enfin.

Toutes les villes possèdent en dehors de leur enceinte des lieux de plaisir et d’abandon où court le dimanche boire et danser une population d’ouvriers, heureuse d’oublier, un jour du moins, les fatigues et les travaux de la semaine. Mondeville jouit de ce privilège ; de joyeuses guinguettes y appellent des bandes de buveurs et de danseurs ; mais, pour quelques-uns, les suites de ces réunions bruyantes deviennent funestes, et l’abus qu’ils ne manquent pas de faire de ces jouissances de quelques heures, les forcent parfois au repentir.

De bonne heure, Mondeville fut érigé en paroisse ; en 984, Richard 1er, duc de Normandie, donna cette terre et ses dépendances à l’église de Fécamp, qui y institua des cures y imposa des pénitences, y renvoya absous des hommes publiquement criminels, et s’y arrogea jusqu’au pouvoir d’autoriser le divorce quand elle le jugerait convenable.

Les prairies de Mondeville étaient soumises aux livrées, c’est-à-dire qu’il n’était pas permis aux propriétaires de clore leurs domaines. Tous les ans, au moment de la fenaison, on marquait à la perche ce qui appartenait à chacun d’eux. Il n’y avait pas de perche fixe et déterminée pour cette opération ; sa longueur variait parce que chaque année les propriétaires réunis pour le partage, choisissaient un homme dont le pied devait servir de mesure ; cette usage était encore en vigueur dans le XVIe siècle. Il résulte d’une enquête faite le 4 octobre 1514 que : « Lors des livrées des foins à Mondeville, les moines de Fescamp étaient tenus de trouver une vache grasse, une pipe de cidre et du pain à l’équipollent, pour réfectionner les vassaux et les prêtres et les clercs dudit lieu, qui vont et ont accoutumé aller et porter la perche et faire icelles livrées (1). »

Ici commence un tableau qui va se dérouler à nos yeux jusqu’à notre arrivée à Caen. Panorama de prairies, de collines semées de blanches maisons, de clochers dont les flèches gracieusement élancées nous apparaissent tour-à-tour dans un vague lointain.

Mais un voile est tombé devant nous, pour quelques instants, nous allons glisser entre les belles allées du cours Cafarelli.

C’est là que pendant les jours de fête et les longues soirées d’été la population fashionable de Caen, vient s’ébattre et chercher la fraîcheur. Le nom de cette promenade est celui d’un préfet du Calvados qui la fit planter en 1809. L’administration de M. Cafarelli n’a laissé après elle que d’honorables souvenirs.

A l’extrémité sud de ce cours se trouve le but de notre promenade, car là commence le port de Caen, dont nous apercevons déjà les deux quais ; (2) le mouvement de ce port a été, en 1824, de 1019 navires, et de 769 seulement l’année suivante ; à droite le faubourg Vaucelles, et, en avant du port, sur la même rive, les abattoirs, établissement modèle que réclamaient les besoins de la ville. Caen vous montrera avec orgueil ses belles églises, son vaste Cours-la-Reine, son vieux château, sa belle Abbaye-aux-Hommes, bâtie par Guillaume-le-Conquérant, et son Abbaye-aux-Dames, fondation pieuse de Mathilde, femme de ce même Guillaume. Son hôtel-de-ville, sa bibliothèque, son musée de peinture, son cabinet d’histoire naturelle, sa moderne poissonnerie, et, si vous avez le désir de connaître la maison centrale de détention, la plus digne d’exciter votre intérêt et votre curiosité, visitez Beaulieu, à un quart de lieue de Caen, sur la route de Bayeux ; parcourez ses vastes cours, ses dortoirs, ses ateliers, ses trente-six cellules isolées, et vous regretterez qu’il n’y ait pas en France un plus grand nombre d’établissemens de ce genre.

Le nouveau port de Courseulles, dont la carte jointe à cet ouvrage indique la position, mérite d’attirer l’attention des voyageurs ; c’est là que se voient les plus beaux et les meilleurs parcs à huîtres de France, et la grève la plus douce et la plus convenable aux bains de mer. L’Ile-de-Plaisance longe le port : cette jolie propriété renferme des bosquets enchanteurs, comparés par un poète normand aux jardins d’Armide ; un restaurant très bien tenu offre aux voyageurs l’agréable et le confortable. Curieux allez voir Courseulles.

(1) De La Rue, Essai hist. sur Caen, tome 1er.
(2) Voyez l’Indicateur complet de la ville de Caen, 1 vol. in-18, chez Aimé AVONDE, libraire, rue St-Jean, 99.




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