[Anonyme] : Saint-Martin, marquis de Miskou (1901).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.XI.2011)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Pays normand, revue mensuelle illustrée d'ethnographie et d'art populaire, 2ème année, 1901.

Saint-Martin, marquis de Miskou
(Les Originaux normands)

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Michel de Saint-Martin, Marquis de MiskouON conserve au musée de Bayeux un singulier tableau dont nous donnons ici le croquis. Le personnage représenté n’est autre - en dépit de son accoutrement bizarre - qu’un ancien recteur de l’Université de Caen du règne de Louis XIV ; mais celui-là fut l’homme le plus original, le plus extravagant et, disons le mot, le plus grotesque que l’imagination puisse concevoir.

Il se nommait messire de Saint-Martin, sieur de la Mare-du-Désert, et ajoutait à son nom les titres d’écuyer, de protonotaire du Saint-Siège apostolique, de docteur en théologie de l’Université de Rome, d’agrégé de celle de Caen, de marquis de Miskou, de mandarin du premier rang du royaume de Siam. Toutefois les Caennais ne voulurent jamais l’appeler autrement que Saint-Martin la Calotte.

On écrirait tout un volume sur les faits et gestes de cet extraordinaire original, lequel cependant n’aurait pas manqué d’être un homme de mérite, si toutes ses qualités n’avaient été submergées par un immense amour de soi-même, une incommensurable vanité.

Fils d’un riche marchand de Saint-Lô qui avait acheté au Canada le tant vanté marquisat de Miskou, Michel de Saint-Martin put consacrer une partie de sa jeunesse aux voyages. Il visita l’Italie et les Flandres, mais il n’y observa que l’étiquette et les costumes, si bien qu’à son retour ayant été élu Recteur de l’Université de Caen, il se mit à la tête de faire porter des robes grises et des toques aux étudiants à la manière des collèges de Rome. Les juges de Caen ne lui ayant pas donné raison, il en appela au Parlement de Rouen, devant lequel il plaida lui-même sa cause en habit de Recteur. Messieurs du Parlement, pour ne point abattre trop cruellement sa vanité, lui accordèrent deux articles sur soixante dont se composait sa longue requête.

Il convient de dire d’ailleurs que M. de Saint-Martin eut toute sa vie des procès ; il en soutenait toujours cinq ou six à la fois. Un jour il s’avisa d’en entamer un aux Cordeliers de Caen, mais ceux-ci, comme le logement qu’il occupait dépendait de leur couvent, le firent sommer par huissier de déménager dans trois mois et un jour, suivant la coutume de Normandie. Le principal moyen de défense qu’employa contre eux l’abbé de Saint-Martin fut l’inconvénient de démolir et de rebâtir son lit de brique en si peu de temps ; raison péremptoire et sans réplique dans un temps d’hiver où la maçonnerie ne sèche qu’à force de feu, où le mortier par sa transpiration peut causer des maladies et la mort même. Le marquis de Coligny, gouverneur et bailli de Caen, voulut juger lui-même cette affaire, et, après les plaidoyers et les conclusions des avocats, il prononça gravement que le sieur de Saint-Martin aurait six mois pour démolir et rebâtir son lit, aux termes des ordonnances qui accordait ce temps aux boulangers et aux pâtissiers à cause de leurs fours.

Ce lit merveilleux, dont on parlait beaucoup, méritait en effet le nom de four. Représentez-vous, dit un auteur contemporain, un de ces vieux carrosses ou coches du temps passé, qui n’avaient qu’une portière. Les côtés étaient des murailles de brique assez épaisses, bien cimentées. L’impériale était une voûte, aussi de brique liée avec de bon ciment. Le tout était natté en dedans et en dehors ; la natte qui était au-dedans était couverte de peaux de lièvre. A l’un des côtés était l’ouverture par où l’on était introduit dans ce lit singulier. Au devant de cette portière était un double rideau, dont l’un était de peaux. Sous le lit était pratiqué un fourneau où l’on mettait de la braise pour y entretenir une douce  chaleur. Là, l’excentrique abbé, couvert d’un pantalon doublé de peaux de lièvre, reposait entre deux couvertures de la même étoffe. C’est ainsi qu’il faisait la nique, disait-il, au plus grand froid et aux vents coulis, ses amis irréconciliables.

Dans le fort de l’été, il avait un lit ordinaire et se servait de draps ; mais dans les plus grandes chaleurs il quittait rarement son pantalon, disant assez souvent qu’il valait mieux suer que trembler et que c’était la chaleur seule qui nous entretenait la vie. Son habillement de jour était plus singulier encore : outre neuf calottes en hiver et six en été, il avait par dessus un capuchon doublé de peaux en hiver et de futaine en été. Le tout était couronné d’un bonnet à la polonaise qu’il ne quittait que lorsqu’il allait en visite. Ce bonnet fit place ensuite à son digne bonnet de mandarin. Il n’usait pas de moindre précaution pour ses jambes que pour sa tête : il portait neuf paires de bas et des bottines de maroquin par dessus, doublées de peau d’agneau. En été, il se contentait de six paires de bas et quittait ses bottines qu’il remplaçait par des chausses de drap doublées de peau. Cet ajustement lui donnait une figure des plus comiques. Enfin, outre un petit pantalon plus léger que celui de la nuit, il portait un justaucorps de drap noir doublé en tous temps de peaux de lièvre. Ces étranges habitudes lui avaient été conseillées, disait-il, par le fameux médecin-gentilhomme Delorme, personnage presque aussi extravagant que son élève Michel de Saint-Martin. Celui-ci ne crut pas devoir priver ses compatriotes des recettes inestimables qu’il avait recueillies dans une aussi docte fréquentation, et il publia Les Moyens faciles et éprouvés par M. Delorme pour vivre plus de cent ans. Un certain bouillon rouge, dont la base était l’antimoine, composait le « Remède royal merveilleux » que célébrèrent à l’envi les chansonniers bas-normands.

On comprend qu’avec un tel caractère M. de Saint-Martin ait été victime de nombreuses farces, mais il en est une cependant qui étonne par ses proportions.

A la suite d’un complot admirablement machiné, mais qui serait trop long de raconter ici, on fit accroire au pauvre abbé de Saint-Martin que l’ambassadeur de Siam, venu récemment à la Cour de France, était chargé entre autres choses, de la part du roi son maître, d’emmener M. le marquis de Miskou avec lui lors de son retour à Siam pour être le premier médecin de Sa Majesté siamoise, avec de gros appointements et la dignité de mandarin de premier ordre ; puis au bout de trois semaines, vers le temps du Carnaval de 1687, l’abbé de Saint-Martin fut informé que l’ambassadeur du roi de Siam, mandarin du premier ordre, et huit autres mandarins, étaient arrivés à Caen avec une grande suite et un nombreux cortèges de chameaux, d’éléphans et de dromadaires. Tous les acteurs de cette colossale bouffonnerie n’étaient autres que les écoliers de l’Université de Caen.

Ils se rendirent au logis du Recteur, le soir aux flambeaux, suivant le cérémonial siamois. M. de Saint-Martin les reçut en habit de protonotaire. L’ambassadeur siamois s’inclina alors profondément devant lui et lui fit une harangue dans un langage incompréhensible que le patient prît pour du bon siamois. Enfin le pauvre fou vaniteux dut s’agenouiller pour recevoir sur la tête le bonnet de grand mandarin tandis qu’autour de lui l’ambassadeur et toute sa suite exécutaient, l’épée à la main, une danse infernale.

L’abbé de Saint-Martin ne fut pas un instant désabusé ; il mourut dans la douce illusion de son mandarinat.


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