FORMIGNY DE LA LONDE,  Arthur Richard Rouxelin de (1831-1897) :  Un dimanche gras à l’intendance de Caen sous Louis XIV.- Caen : Imprimerie Delos, 1857.- 14 p. ; 23,5 cm.- (Extrait du journal « L’Ordre et la Liberté » du 24 février 1857).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.XII.2005)
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Un dimanche gras
à l’intendance de Caen
sous Louis XIV
par
A. De Formigny de La Londe

~*~
                       
EN parcourant les papiers laissés par un membre de l'ancienne Académie royale des belles-lettres de Caen, nous avons rencontré un manuscrit de quelques feuillets, d'une écriture inconnue, sans date et sans nom d'auteur. Cette pièce contient la relation d'une Fête donnée à Caen par M. Guinet, l'un des Intendants de notre Généralité, et à laquelle l'Académicien avait pris part dans sa jeunesse, ainsi que celui qui a écrit ces pages. Cette description des moeurs et des plaisirs d'une génération qui est déjà bien loin de nous ne sera peut-être pas lue, sans quelque intérêt, à une époque où nous terminons aussi notre carnaval, et où l'introduction du quadrille anglais semble faire entrer la danse dans une nouvelle période et la rapprocher un peu des anciens quadrilles français que dansaient nos pères. A Caen, dans le siècle dernier, des figures de ces danses avaient même reçu les noms de plusieurs familles que leurs services ont rendues populaires parmi nous. On avait alors l'amour de son clocher et de sa province, jusque dans les plus petites choses. Et cet esprit de nationalité, qui existait plus en Normandie que dans tout le reste de la Monarchie, avait peut-être contribué à en faire la première province de la France. C'est à ceux qui ont conservé quelque goût pour les épisodes, même les plus légers, de notre histoire locale, que s'adressent surtout ces lignes, dont nous regrettons, malgré nos recherches, de ne pouvoir nommer l'auteur.
 
Tout le monde sait encore, dans notre ville, que le premier administrateur de notre province de Basse-normandie, l'Intendant de la Généralité de Caen, habitait un hôtel, situé rue des Carmes, n°44, et qui « est devenu historique par le séjour qu'y firent les Girondins après le 31 mai 1795 (1). » C'est dans cet hôtel qu'eut lieu cette Fête de carnaval qu'un narrateur, inconnu pour nous, se charge de raconter, dans la lettre suivante, écrite à une Dame de sa connaissance :

« MADAME,
 
La fête que M. et Mme Guinet donnèrent le dimanche gras, mérite trop votre attention, pour manquer de vous en entretenir.

Je dois vous dire avant toutes choses que Mme Guinet avait déclaré, quinze jours auparavant, qu'elle ne souperait point chez elle pour y venir masquée et qu'on lui ferait plaisir de suivre cet exemple, ce qui engagea bien du monde à préparer des parties dont l'exécution a parfaitement réussi, ainsi que vous en pourrez juger par le détail particulier que je vais avoir l'honneur de vous en faire.
   
Vous connaissez assez la distribution des appartements pour ne pas vous arrêter à vous en faire la description. La grande salle, qui était celle du bal, était parfaitement éclairée et ornée de quantité de glaces et de fleurs. Tout le reste était dans le même goût.
   
La fête s'ouvrit par une mascarade qui prévint et surprit tout le monde. M. l'Intendant, arrivant pour faire commencer la danse, trouva en arrangement dans le bout de la salle deux grandes urnes peintes dans le goût chinois, et toutes ornées de guirlandes et de fleurs naturelles par festons. Elles étaient séparées par une table, sur laquelle M. d'Engranville était placé en Pagode (2) si bien imitée, qu'on y aurait été trompé tant par les couleurs dont son visage était peint que par son habillement et ses postures. Deux petits enfants, habillés à la chinoise, étaient appuyés sur les urnes, tenant chacun un parasol de taffetas blanc, et étaient placés du côté de la Pagode. Deux géants étaient dans les deux bouts, couverts de robes chinoises, et portant chacun une grande corbeille, ornée de petites guirlandes et pleines d'oranges, qu'ils soutenaient avec leurs bras, et paraissaient être sans mouvement. Voilà l'arrangement dans lequel était cette mascarade quand Mme l'Intendante arriva avec sa troupe, qui se composait de douze enfants vêtus de bleu ; tout l'ajustement était en taffetas, et ils avaient toute la grâce de la nouveauté. Mais, avant que d'en venir au détail, il faut finir celui de nos Chinois, dont les urnes s'ouvrirent après un jeu assez long de leur Pagode. Il en sortit un Chinois et une Chinoise, habillés dans tout le goût de ces étrangers. C'étaient MM. d'Engranville et de La Londe, inventeurs de cette mascarade. Les deux géants se mirent aussi en mouvement, et présentèrent leurs oranges aux Dames. MM. de Béneauville et de Pantou faisaient ces rôles. On peut dire qu'il serait difficile de mieux réussir qu'ils ne firent dans leur mascarade. Il est temps de revenir aux enfants vêtus de bleu, dont je vous ai donné toute l'idée. Il ne me reste qu'à vous en dire les noms :

Mmes Guinet, d'Hermanville, Le Riche et de Sourdeval, et Mlles de La Forêt et de Mathan composaient cette partie et avaient choisi, pour leur donner la main, MM. de Bénouville, de Blangy, de la Forêt, de Mesnillet, de Mathan et de Montreuil, capitaine de cavalerie.

CES ENFANTS furent suivis par deux grandes boîtes à confitures de la hauteur humaine. Il en sortait des tiroirs, remplis de confitures, que ceux qui étaient vêtus de ces boîtes présentaient à tout le monde. On les invita de danser ; ce qu'ils firent, se donnant les mains par des trous qui étaient à leurs boîtes. Mme de Neuilly et M. d'Entremont en étaient les acteurs, et sortirent enfin de leur étui. Mlle de Neuilly les avait suivis, en Espagnole, magnifiquement habillée en velours noir, avec un nombre infini de diamants. Mme de Garcelle était avec elle en habit d'Amazone.

PARUT ensuite M. de Bresi, en corsaire turc, qui vint dire à Mme l'Intendante qu'il avait fait une bonne prise qu'il voulait lui présenter, et il alla chercher Mme de Quineville, qu'il amena enchaînée. Elle demanda sa liberté ; il la lui accorda ensuite fort généreusement.

La partie dont j'avais l'honneur d'être va aussi paraître. Elle représentait les Quatre Saisons de l'année.

Mme de Villiers était en Flore, et marchait la première, accompagnée de Zéphir et de l'Amour. Ils étaient vêtus de taffetas couleur de rose et de vert-céladon, et une quantité de fleurs en faisaient les ornements, ainsi que de la coiffure de Flore, qui était dans un arrangement parfait. Zéphir, au nom de Flore, présenta un magnifique bouquet à Mme l'Intendante, avec les vers suivants :

Zéphir, par l'ordre de Flore,
Vous offre ces naissantes fleurs.
Amour, pour seconder du printemps les chaleurs,
Se pressant de les faire éclore,
Nous prêta ses vives ardeurs,
Et la terre stérile, et quoiqu'ingrate encore,
Au zèle dont on vous honore
Ne peut refuser ses faveurs.

Suivait l'Été, que Mlle de Chaumontel représentait sous l'habillement de Cérès, qui était habillée de moire d'argent couleur de paille. Sa coiffure était remplie d'épis, de coquelicots et de bluets. Cette simplicité était relevée par beaucoup de diamants. Elle était accompagnée de deux moissonneurs, qui portaient des gerbes et des faucilles. C'étaient MM. Didier et le Chevalier de La Bretonnière. Cérès présenta à Mme Guinet sa gerbe avec celles de ses moissonneurs, où les vers suivants étaient attachés :

Je viens offrir à vos charmes vainqueurs
L'hommage de nos moissonneurs ;
Leurs travaux publiaient ma gloire ;
Mais ils ne veulent plus s'employer que pour vous.
Mon coeur n'en sera point jaloux,
Car, sur moi, je vous cède une pleine victoire,
Et chez vous un portrait dont je n'ai point d'égal
Est encore effacé par son original.

(Mme Guinet est peinte en Cérès dans son cabinet.)

Selon l'ordre ordinaire, l'Automne parut suivi de Bacchus. Mlle de Quétiéville-Saint-Laurens et M. de La Bretonnière faisaient ces rôles. Elle était vêtue d'une robe violette, toute chamarrée de galons d'argent. Une espèce de mante d'une moire d'argent, couleur de feu, bordée d'une franche d'argent, était attachée sur ses épaules et traînait à terre en longue queue. Sa coiffure était mêlée de pampre et de grapillons, si bien imités en cire, qu'on les aurait pris pour être véritables. Une gaze, rattachée sur le haut de son bonnet, tombait sur sa mante. Bacchus avait un vêtement de taffetas couleur de rose, avec une peau de tigre qui lui couvrait les épaules, une couronne de feuilles de vigne et de raisins sur la tête, une ceinture dans le même goût et une thyrse à la main, de même façon. L'offrande de l'Automne fut deux grappes de raisin naturel et ces vers :

Le vin réveille les Amours ;
Le moissonneur s'en désaltère ;
De la vieillesse il prolonge les jours :
Ces raisins en sont la matière.
Pour leur faire un sort plus heureux,
L'Automne ici vous les adresse ;
Ce sera du nectar des dieux
Si votre belle main les presse.

Enfin, me voilà à la suite de Mlle de La Luzerne, pour faire la quatrième Saison, que nous représentâmes sous des habits de velours noir, garnis de fourrures blanches herminées. Cet ajustement, quoique simple en apparence, se trouva fort brillant sur Mlle de La Luzerne ; sa jupe, son corset et une espèce de manteau à l'antique, sur ses épaules, étaient tous couverts de ces fourrures, et sa coiffure était d'un carton revêtu de velours noir, bordé d'hermine, et tout semé de diamants magnifiques qui jetaient un éclat surprenant. Mon habillement était dans le même goût. Je portais une corbeille de confitures glacées et semées de dragées, que je mis aux pieds de Mme Guinet en lui présentant ces vers :

Seule de toutes les Saisons
Ne vous rendrais-je point hommage ?
Ou faut-il que d'affreux glaçons
De mon offrande soit le gage ?
Mais pourquoi tant m'en alarmer,
Si le temps m'est inexorable ?
Par un seul regard favorable
Vous pouvez bien m'en consoler.

Nos Saisons méritent bien que je dise qu'elles ne furent point des moins brillantes par leur beauté naturelle.

VINRENT, après nous, Neptune, Thétis et sa cour. Leurs habits étaient d'une couleur d'eau de mer avec des écailles argentées et quantité de glaïeuls autour de leurs têtes, et les femmes coiffées fort bien dans l'idée de ce qu'elles représentaient. Cette partie peut bien être mise au nombre des bonnes. C'étaient M. et Mme Clouet, Mlle Lot, et un de ses parents.

On vit entrer, quelque temps après, une troupe dont le brillant attira l’attention des spectateurs. C'étaient trois Mexicains avec trois femmes de leur pays, et ayant à leur tête un interprète pour haranguer Mme l'Intendante. Ce qui fut exécuté avec esprit par M. de Saint-Clou, qui avait un habit à l'antique. Les Mexicains avaient des habillements couleur de rose, entièrement recouverts de plumes de toutes les couleurs les plus vives et mêlées de clinquant d'or. Ils avaient tous des mantelets de pareille matière. Les plumes de leurs bonnets étaient fort grandes, et formaient des espèces de couronnes qui se refermaient par le haut. La coiffure et l'habillement des Dames étaient dans le même goût. Ils étaient tous armés différemment : les uns avaient des haches, les autres des arcs fort longs ; les Dames tenaient des javelots à leurs mains. Enfin, on ne peut rien ajouter à l'exécution de cette partie, qui était composée de Mme de Cauvigny la jeune, de Mlles de Cagny et de Sarcigny, et de MM. de Cauvigny, de Vimont et de Boutonvilliers.

PARURENT ensuite deux veuves japonaises, qui étaient vêtues de longues robes de satin bleu, bordées tout autour et par en bas d'une étoffe blanche à clinquants. Elles avaient sur la tête, chacune, une espèce de pavillon pointu d'un taffetas jaune, moucheté de noir, auquel il y avait deux verrines sur le devant, de la grandeur du visage, qui laissaient voir leur masque. Elles tenaient en leurs mains des manières de longues raquettes, couvertes de peintures, avec lesquelles elles se rafraîchissaient et faisaient de l'air devant les Dames. Comme il ne manquait au bal que MM. de Cagny et de Verrières, on ne douta point que ce ne fussent eux, ce qu'ils confirmèrent en se démasquant..

Il y eut encore nombre d'autres jolies mascarades, mais qu'il n'est pas possible de détailler dans une lettre qui excède déjà de beaucoup les bornes qu'elle devrait avoir, et, pour vous épargner une lecture trop longue, j'aurai l'honneur de vous assurer que M. et Mme Guinet dirent qu'ils n'avaient jamais vu tant de jolies parties, ni plus de goût dans aucune mascarade.

S'ils furent satisfaits du public, on le fut aussi de la magnificence de leur bal, à laquelle ils n'avaient rien épargné, non plus que ces manières gracieuses que vous leur connaissez et dont on ne peut trop vanter le prix.

Les oranges furent renouvelées souvent et en quantité, et enfin, sur les deux heures, on ouvrit la porte de l'antichambre de M. Guinet, où l'on trouva tous les rafraîchissements possibles. Il y avait trois grandes tables qui formaient une espèce de fer-à-cheval ; le fond était un grand buffet, garni de verres, avec toutes les liqueurs imaginables en pareille fête ; le côté de la droite était servi de confitures, de fruits glacés, d'oranges et de tout ce qui était possible en ce genre ; à la gauche, quantité de pâtés, de daubes, de jambons, de langues, de saucissons, et d'une hure excellente de sanglier, flanquée de rochers de gelée. Vous jugez bien que tout cela ne resta pas inutile ; on suivit parfaitement l'intention des fondateurs.

L'appartement de dessus la rue était tout éclairé par plusieurs lustres. On y joua jusqu'à neuf heures du matin. Le jeu était formidable : beaucoup de malheureux et peu de fortunes. M. de La Forêt gagna près de mille écus. La danse finit à sept heures, et chacun se retira rempli de toutes les beautés qu'on venait de voir, ce qui en rendit le sommeil plus agréable. »

Ici notre narrateur termine la description de cette fête donnée à l'Intendance ; puis il ajoute encore le récit d'une autre fête qui eut lieu le mardi-gras suivant :
 
« Je sors dans le moment, Madame, d'une autre fête qui m'empêche de fermer encore ma lettre, trouvant qu'elle mérite assez de remplir le vide de mon papier ; de plus, c'est la clôture de nos plaisirs du carnaval. Cette fête s'est passée chez Mme de Villiers. Le fils de M. Didier y a donné cette nuit un bal très-beau à Mlle de Quétiéville. Mme Guinet, et généralement toute la ville s'y est trouvée. Il y a encore eu quelques mascarades, mais qui ne demandent point de détails après celles de l'autre bal. Le sieur de La Londe, inventeur des chinois, y est venu d'abord en Arlequin, rôle qu'il exécute parfaitement tant par le geste que par la danse, et a reparu en Scaramouche, dont il s'est également bien acquitté. La salle était très parée, grande illumination, la cheminée revêtue de glaces entourées de fleurs, quantité d'oranges, des corbeilles magnifiques, de toutes sortes de confitures, de l'excellent vin de Bourgogne en abondance, beaucoup de limonade ; les honneurs parfaitement bien faits, compagnie choisie ; après tout cela vous ne serez pas surprise qu'on y ait attrapé le jour, ce qui est effectivement arrivé. La scène du jeu n'a pas été moins vive que l'autre jour, mais dans de différents événements pour M. de La Forêt, qui a perdu tout son profit.

Enfin, nous nous sommes séparés jusqu'au carnaval prochain, ou plutôt jusqu'au bal que M. et Mme Guinet donneront à la paix. »

Si nos recherches ont été infructueuses pour découvrir l'auteur de cette lettre, nous croyons avoir été plus heureux dans celles que nous avons faites pour déterminer le temps auquel cette fête a eu lieu. D'abord, grâce à l'ordre dans lequel nos archives départementales entrent chaque jour, nous avons trouvé dans la liste de nos Intendants, dressée par l'homme habile qui y préside, que M. Guinet occupa l'Intendance de Caen depuis 1713 jusqu'en 1723. C'est alors dans ce laps de temps que cette fête a été donnée. Puis la dernière phrase de la lettre, dans laquelle l'auteur dit : « Nous nous sommes séparés jusqu'au carnaval prochain, ou plutôt jusqu'au bal que M. et Mme Guinet donneront à la paix, » semble préciser la première année de l'administration de ce Magistrat, l'année 1713. En effet, on était, en ce temps, à l'époque du Congrès d'Utrecht. Le 15 mars 1713, le Parlement de Paris enregistrait les renonciations des Princes français à la couronne d'Espagne, et la paix était enfin signée le 11 avril 1713. C'est donc au carnaval de cette année que nous pensons pouvoir rapporter le récit que l'on vient de lire.

           A. DE FORMIGNY DE LA LONDE.
(Extrait du journal l'Ordre et la liberté, du 24 février 1857.)

Notes :
(1) G.-S. Trébutien, Caen. Précis de son histoire, son commerce, ses monuments.
(2) Idole des Indiens.

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