LABBÉ, Paul (1855-1923) : Tac (1929).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.II.2006)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1506) de l'édition des Oeuvres choisies de Paul Labbé, poète et conteur normand (1855-1923) donnée à Paris par Lemerre en 1929.

Tac
par
Paul Labbé

~*~

QUAND mon vieil ami Paul Harel quitta la « bonne auberge » pour venir prendre à Paris la direction d’une grande revue littéraire, il laissait à Echauffour un tout jeune chien dont il me fit cadeau le plus gentiment du monde.

- Il est, me dit-il, d’exellente origine, mais je ne peux songer à le faire chasser sur les Boulevards extérieurs, où il n’y a guère que du gibier… de potence. Prenez-le, il est doux, caressant ; vous vous entendrez très bien et vous en ferez quelque chose.

C’était un superbe épagneul, blanc et marron, avec de bons yeux câlins, prompts à deviner la pensée et la volonté du maître. Au bout de deux jours, nous étions des amis.

Nous faisions de longues promenades. De préférence je choisissais un chemin en bordure des champs, de façon que ses instincts cynégétiques - s’il en possédait - pussent se développer sans contrainte.

La brave bête ! Quand, entraîné par son ardeur sur quelque piste un peu chaude, il dépassait la distance théorique qui doit séparer le chien du chasseur, il suffisait d’un bref appel : « Tac ! » pour qu’aussitôt il revînt au galop se ranger à mes côtés, attendant de nouveaux ordres.

Alors, je lui faisais un peu de morale. Je flétrissais l’indiscipline qui mène aux pires catastrophes. Mais, comme, chez les chiens de bonne famille, l’esprit d’obéissance existe par atavisme, j’eus vite fait de lui inculquer les immortels principes indispensables aux héros des grandes ouvertures.

Presque chaque jour nous changions de route ou de campagne, afin de juger de ses facultés d’orientation et de le mettre en garde contre toute surprise. Je lui disais :

- Mon ami Tac, tu es appelé à quêter sur tous les terrains, à parcourir toutes sortes de futaies et de plaines. Il faut apprendre à te débrouiller seul, et si tu t’égares un instant, à ne pas perdre la boussole.

A la façon dont il me regardait dans les yeux - longuement - je crois sincèrement qu’il comprenait mon petit discours et approuvait l’expérience.

Vint le moment de la plus ennuyeuse épreuve : la leçon de rapport. Il ne suffit pas, en effet, de trouver le gibier pour prétendre figurer avec honneur dans les célébrités canines. Il faut, quand l’oiseau tombe ou que le lièvre a roulé, savoir le prendre promptement et proprement, du bout des dents, pour le présenter dans les règles à l’auteur responsable du meurtre. Dans la griserie de la poudre, il n’est pas de sensation comparable pour le chasseur à la vue du brave toutou rapportant orgueilleusement la pièce de gibier pantelante. L’adresse du tireur semble soulignée par celle de son collaborateur à quatre pattes, et c’est vraiment une minute exquise de joie un peu sauvage et sanguinaire.

La leçon de rapport fut un jeu pour Tac dont le caractère souple et l’égale bonne humeur s’accommodaient de toutes les exigences. Il prévoyait ce que j’allais lui demander et passa ce premier examen avec toutes boules blanches.

Je glisse sur les cours qui suivirent, couronnés du même succès et créant une intimité plus grande entre le maître et l’élève. Nous nous entendions à merveille, mais Tac était au mieux avec tout le monde. A la maison, il sortait des jambes de l’un pour tomber dans les bras de l’autre et chacun faisait fête à ses gentillesses.

Quand le grand jour arriva - celui de l’ouverture - j’étais nerveux comme le collégien qui va brûler sa première cartouche. Comment le débutant allait-il se comporter sur le terrain ? Qu’allait-il advenir de tant d’efforts ?

Mon appréhension fut vite dissipée. Dès l’aube, en entrant dans un trèfle, il arrêta une caille qui tomba à mon coup de fusil et que je lui fis prendre sans trop de peine. L’ayant, à mon injonction, happée un peu goulûment, je crus même qu’il l’avait simplement avalée… Par bonheur, il n’en était rien, et quand, avec une légitime inquiétude, je voulus voir ce qui se passait dans sa gueule, j’y trouvai l’oiseau vivant, intact, sans une plume froissée… Pour mieux me convaincre de sa maîtrise dans le rapport, mon ami Tac y avait mis de la coquetterie.

J’eus à ce moment la sensation que la journée ne se passerait pas sans qu’un nouveau nom figurât à l’ordre du jour des épagneuls de marque. Nous allâmes, en effet, l’un aidant l’autre, de chaumes en trèfles, de sainfoins en colzas, de succès en succès, et mon jeune camarade avait gagné ses galons à la première bataille.

On fit, à table, en rentrant, chaleureux accueil au triomphateur, et je crois, Dieu me pardonne, que dans la chaleur communicative des soirs d’ouverture la brave bête fit le tour de la société en léchant toutes les assiettes…

Il y avait dans le regard de mon chien des lueurs d’intime contentement, mais on y voyait surtout la joie de m’avoir fait plaisir.

*
* *

Pendant dix ans Tac fut mon gardien de bureau, mon collaborateur en chasse, mon compagnon de route, mon ami de toutes les heures.

A des remarques connues de lui seul, il savait le matin qu’à midi je devais prendre mon carnier ou sortir en voiture, l’instinct des bêtes touchant parfois à la divination. Alors, pendant des heures, il surveillait de sa niche mes allées et venues et me guettait du coin de l’oeil. Si, par malice, je feignais de le laisser au logis au moment du départ, un aboiement interrogateur et suppliant semblait me dire : « Eh bien, je suis là… Est-ce qu’on m’oublie ? »

Ah ! les belles randonnées que nous fîmes de compagnie à travers bois et plaines ! Les bonnes heures de flânerie, en quête du lièvre problématique, dans les couverts épais ou le long des haies sinueuses ! Les jours de réussite nous étaient également chers, mais quand par hasard, après un superbe arrêt, un coup de fusil maladroit laissait aller la pièce visée, mon chien semblait prendre soin de ménager mon amour-propre en témoignant d’une consternation exempte d’ironie. Je devinais qu’il me disait : « C’est un coup manqué, nous allons rattraper ça. » Et sa confiance me redonnait du courage.

Tac était spécialement joyeux les jours de chasse à Fierville. Il savait trouver là bon gibier, bon gîte et le reste, y ayant rencontré un beau matin une petite griffonne singulièrement provocante à laquelle il fit la cour sur-le-champ et qui devint sa bonne amie. Vous pensez qu’au souvenir de ses galants exploits, Fierville exerçait sur mon vieux Tac une attraction double et particulièrement intense. Le départ en ligne, le mouvement convergent vers les sapinières, l’attaque des défrichés, le déploiement en tirailleurs, les caresses de la jolie griffonne, tout cela excitait Tac au plus haut degré et faisait de ce déplacement une véritable fête.

En chemin de fer, dépistant le contrôleur, il s’installait, quand nous restions seuls, sur la banquette et allongeait contre moi son museau pour dormir. Et laissant pendre ses longues oreilles saupoudrées de graines d’herbe, il rêvait de prestigieux doublés et de fantastiques hécatombes.

*
* *

Un hiver, la toux le prit, opiniâtre et déchirante.

Antérieurement des accès de ce genre s’étaient déjà produits dont avait eu raison une médication énergique. Mais cette fois, malgré nos soins, le mal semblait irréductible. C’est alors seulement que je m’aperçus que mon pauvre chien était vieux et que bientôt sonnerait pour lui l’heure de la retraite - et de la fin. Jusque-là je n’en avais pas conscience. Malgré l’âge, il tenait bon, portait beau, et les jours de fatigue témoignait d’une merveilleuse endurance. Hélas ! le temps, féroce destructeur, se rit de l’apparence et sournoisement fait son oeuvre… La vieillesse était venue.

A cette sorte de laryngite chronique s’ajouta l’affaiblissement progressif de la vue, la surdité, le triste cortège des infirmités incurables… Mais ses bons yeux à demi voilés disaient toujours sa joie des moindres caresses. Il semblait que son affection grandît à mesure qu’il avait plus besoin d’aide et qu’il cherchât des façons plus touchantes de l’exprimer.

Malgré l’attention que je prenais de tenir fermées les portes de la cour, il nous échappait souvent pour aller faire son petit tour de ville. Ce n’était pas à son âge, pensez donc, qu’on pouvait rompre avec ses petites habitudes et, sous ce rapport, Tac professait la plus rigoureuse indépendance. A quoi bon servirait la liberté si on n’en abusait pas ?

Le temps des fougueuses sorties étant passé, il allait d’un pas tranquille par les rues, flairant par-ci, quêtant par-là, s’arrêtant aux portes longeant les boutiques, évitant les querelles, fuyant les gamins, puis, la promenade finie, revenait en bon bourgeois s’asseoir à mes côtés ou faire la sieste. Un matin, travaillant à mon bureau, j’entends dans le corridor voisin un cri de femme.

Aussitôt une porte s’ouvre et une ouvrière paraît affolée : « Tac est écrasé ! Il vient de passer sous une voiture !... »

Je me précipite vers la rue. C’était vrai. Le pauvre animal, à demi aveugle et complètement sourd, n’avait pu se garer à temps d’une lourde voiture arrivant au grand trot et une roue lui avait brisé l’épine dorsale. Il gisait au milieu de la route, la tête allongée, le corps aplati, inerte.

Je le crus tué net et m’avançai pour le tirer sur le trottoir - mais un souffle animait encore cette loque expirante… A mon approche - son flair ou son instinct l’avait fait me reconnaître ! - il fit un suprême effort pour se soulever encore, mais ne put que tourner lentement vers moi sa bonne tête affectueuse et ses grands yeux pleins de douloureuse tendresse.

Puis il retomba - mort.

En emportant dans mes bras mon vieux compagnon de plaisir et d’aventure, une vision du passé m’apparut dans un éclair et, le coeur serré, je revécus un instant dix années de bonnes flâneries et de joyeuses équipées. Et je crois bien que des larmes coulèrent sur le cadavre de mon pauvre chien que je portais machinalement vers sa niche…

Ceux qui assistent d’un oeil sec à ces petits drames de la vie sont des esprits forts, maîtres de leurs émotions et de leur coeur.

Moi, je ne peux pas. Je suis de la vieille école.


retour
table des auteurs et des anonymes