MORLENT, Joseph. : Album du voyage au Havre et aux environs.- [Le Havre] : Impr. Alph. Lemale, [1841], - 37 p.- [16] vignettes sur acier ; 17 cm. (Texte extrait de la Normandie Pittoresque).

Numérisation et relecture : V. FORTE pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.VIII.2004)
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ALBUM
DU VOYAGEUR AU HAVRE
ET AUX ENVIRONS




LE HAVRE

L'EMBOUCHURE d'un grand fleuve, Le Havre, avec ses mille navires, ses richesses des deux mondes éparses sur ses quais ; Le Havre, qu'une exception aux lois immuables qui régissent l'Océan a fait le rendez-vous de toutes les nations, le port envié de tous les autres ports ; Le Havre, est une ville d'hier aux portes de laquelle l'industrie vient s'asseoir, afin qu'on ne puisse désormais assigner une limite à sa prospérité et lui appliquer cette désolante prophétie : Nec plus ultra ! - Rien au-delà !
           
Longtemps, à la place de l'opulente cité, on ne vit sur la crique que de chétifs bâtiments, fréquentés par les marins, une taverne et une chapelle. A l'entour, Louis XII commença quelques établissements ; François Ier en fit une ville : à sa voix , des marais de Notre-Dame de Grâce s'élança la ville royale, Franciscopolis, le rendez-vous et le lieu de construction des flottes qu'improvisait la volonté du monarque. C'était une belle chose que cette ville, dont le gazon tapissait à peine les retranchements de terre, avec sa population jeune et ardente grandissant chaque jour à l'ombre protectrice de la Tour de François Ier , et dans son port tout neuf des armements tels, que jamais le royaume n'en avait connu de semblables, s'apprêtant à aller foudroyer les Anglais ; et sur le rivage, applaudissant à toute cette vie, à toute cette grandeur naissante, le Père des lettres et sa cour chevaleresque.
            
L'arbre qui jette de profondes racines en terre, et dont la tête se perd dans les nues, a dû longtemps braver les vents et les orages. Le Havre aussi fut éprouvé : la mâle marée le submergea, les maladies le dépeuplèrent, et puis les guerres vinrent, les guerres de religion ! A la guerre, aux maladies, aux tempêtes furieuses, Le Havre résista, et sortit roi de l'Océan de ces rudes traverses.
            
En 1562, un coup de main le livra aux huguenots, tandis que le duc d'Aumale assiégeait Fécamp, dont il se rendit maître. Déplorable conquête, qui commença par la démolition des églises et la profanation des choses saintes, qui finit par une grande honte, l'appel de l'étranger sur le sol de France, et, pour prix de ce secours odieux, la remise entre des mains ennemies du Havre lui-même, cette clef du royaume.  
       
Le 4 octobre 1562, les soldats d'Élisabeth débarquèrent au Havre : dès le lendemain ils en chassaient les protestants, et déclaraient qu'ils allaient de la ville normande faire un nouveau Calais. Un an s'écoula avant que l'armée royale put parvenir jusqu'à eux, à travers les populations insurgées pour punir leur orgueil. Enfin, la paix se fit, et le roi de France vint assiéger Le Havre. Les partis s'étaient réunis : le prince de Condé marchait à côté de Montmorency dans l'armée catholique. Tous voulaient purger leur pays des Anglais. Il fallut des troupes immenses et dévouées, il fallut la peste dans la ville, il fallut trois mille Anglais morts sur sept mille, pour que le débris de garnison qui restait consentît à se rendre. La France célébra comme un triomphe public la prise du Havre ; Élisabeth éleva un monument à ses défenseurs.
           
Hâtons-nous de passer sur la lugubre histoire de ces années de sang, sur la persécution des religionnaires, sur le contre-coup de la Saint-Barthélemy : tristes souvenirs qui ne peuvent apprendre qu'à maudire !
            
La France était alors un pauvre et malheureux pays. Les guerres de religion ne cessèrent que pour se transformer dans les ligues : du fanatisme pur tomber dans le fanatisme compliqué de toutes les basses et mauvaises passions, c'était plus encore : aussi on s'en lassa, et la paix vint de dégoût; mais auparavant il se livra des combats furieux, et encore les armes ne suffirent-elles pas : ce fut au poids de l'or que Villars rendit Le Havre à Henri IV, et Crillon le château de Tancarville (1594). Heureux l'historien que cette période désastreuse de notre histoire se close par ces belles paroles du bon Henri aux députés du Havre : « J'ai ouï parler que vous me prépariez des fêtes : employez à aider ceux qui ont souffert de la guerre cet argent que vous destinez à de vaines pompes; ils y trouveront leur compte, et moi aussi. »
            
De Henri IV à Colbert, un demi-siècle s'écoula, pendant lequel la véritable histoire de la ville s'arrête, car sa vie, c'est le commerce ; et Richelieu, que Louis XIII avait fait gouverneur ou plutôt roi du Havre, n'y vit qu'un repaire de lion où cacher ses trésors et sa tête, si les mauvais jours venaient : Mazarin n'y vit qu'une prison où garder sûrement les princes rebelles de la Fronde.
           
Mais Colbert paraît. Le conseil de commerce, l'école de marine sont créés, et cette place devient si importante, qu'il est nécessaire d'en faire le chef-lieu d'un nouveau gouvernement militaire indépendant. Le Havre avait atteint une prospérité que jamais il n'eût pu prévoir; et qu'on juge si le génie de Colbert en avait solidement établi les bases : ni les fautes, ni les malheurs de la vieillesse de Louis XIV, ni la révocation de l'édit de Nantes, ni le bombardement entrepris par les Anglais (1694), ni la disette de trois ans, qui commença en 1693, ni l'interruption du commerce dans toutes les mers, ni l'inondation de 1705, rien ne put tarir les sources de la fortune du Havre !
         
Il ne fut pas même abattu par les déplorables conséquences du système de Law , par la perte des Indes Orientales, des possessions françaises en Afrique, dit Canada, et cet empire de quinze cents lieues au-delà des mers, conquis en un jour par l'Angleterre. En vain l'ennemi enlevait les rares navires marchands que Le Havre hasardait sur les mers, en vain le canon écrasait ses maisons : il se raidit contre tant de maux, et la guerre était à peine terminée, qu'il songeait à donner à son industrie et à son activité un essor tout nouveau.
           
Dès 1779, ses bâtiments remplissaient le bassin et l'avant-port et les négociants étaient obligés d'affréter jusque dans les ports de Hollande. A ce point de prospérité, il fallait d'autres agrandissements à la première ville commerciale de France. Des projets avaient déjà reçu l'approbation du malheureux Louis XVI, le fondateur de Cherbourg, lorsque la guerre de l'indépendance américaine, que le Havre seconda de tous ses efforts, vint ajourner leur exécution : ces projets furent repris en 1788 ; mais la révolution vint avec ses guerres de géants, ses orages sanglants et sublimes.
          
Il ne se releva qu'après la paix d'Amiens, lorsque le premier consul vint visiter ce port de Paris, dont il disait : « Paris, Rouen et le Havre ne font qu'une même ville ; la Seine en est la grande rue. » La ville se livrait à l'enivrement général qu'inspirait cette halte entre les guerres européennes de la liberté, et ces autres guerres européennes de l'empire, qui, après tant de gloire, devaient aboutir à la double invasion... Le Havre, pendant cette période de conquêtes et de calamités, fut digne de la France et digne de son propre passé. Les Anglais, une quatrième fois, se présentèrent devant ses batteries, une quatrième fois ils furent honteusement repoussés : la ville supporta même avec résignation ce régime du blocus continental et des lois de colère qui frappait de paralysie le commerce français, mais qui tuait l'Angleterre.
           
La patience à la fin se lassa, et quand la restauration ouvrit au commerce la route du monde, quand la paix eut fait tomber la barrière qui séparait les deus hémisphères, Le Havre se précipita dans ces voies nouvelles de liberté et de fortune avec une ardeur qu'il serait difficile de peindre. Ce n'était là ni le fanatisme politique, ni la magie des souvenirs, ni les haines avides de vengeance, qui accueillaient à deux bras la monarchie nouvelle : au restaurateur de la paix, à l'auteur de la charte, au fondateur de la liberté constitutionnelle s'adressaient ces hommages empressés, ces serments de dévouement.
           
On le vit bien lorsque le pacte fut violé, la liberté privée de son palladium. Je m'en souviens. A peine le canon des trois jours s'était fait entendre, et la jeunesse du Havre était debout, le fusil au bras, marchant sur paris pour secourir ou venger ses frères. La rapide victoire du peuple avait marché plus vite que ces courageux volontaires : tout était fini lorsqu'ils arrivèrent ; mais il restait des craintes à calmer, des dangers à prévenir, des vengeances à empêcher. Partout et toujours on les vit au-devant de tous les obstacles, et Paris salua la veste bleue, le petit chapeau de matelot de ces nouveaux fédérés, comme autrefois l'armée du Nord avait applaudi aux premiers et braves volontaires du Havre.
                       
Aujourd'hui la tempête s'est éloignée, l'horizon est calme et pur : la ville de François Ier s'est de nouveau remise à la mer ; des Cordillières aux glaces de la Néva, ses paquebots ont frayé un chemin rapide comme la pensée ; de la falaise au Danube, bientôt des routes de fer traceront au commerce une voie impatiemment attendue. Le Havre est déjà une des premières villes commerçantes de France : quelques années encore, et ce sera l'entrepôt des nations.

ÉGLISE DE NOTRE - DAME,
Rue de Paris


Le plus bel édifice que possède le Havre est, sans contredit, l'église de Notre-Dame. Elevée sur les ruines de la chapelle de Grâce, antérieure à la fondation de la ville, elle fut bâtie dans la seconde moitié du XVIe siècle.
         
Le portail principal de l'église est le chef-d'œuvre de la renaissance dans nos contrées. Il se compose de deux rangées de colonnes. La première est d'ordre ionique avec des chapiteaux ornés de guirlandes, mais le fût, emmailloté à diverses reprises par de larges anneaux, est lourd et pesant, malgré les cannelures de sa surface. Le second rang est formé de colonnes corinthiennes cannelées, pleines de grâce et d'élégance, surmontées d'une archivolte, où l'on voit les roses, les feuilles d'acanthe et les bouquets briller comme des étoiles sous un beau ciel. Les ornements de l'architecture ont été prodigués à ce portail : ici sont des anges qui sonnent de la trompette, là des génies enveloppés de draperies et de feuillages; partout enfin des moulures, des rinceaux, des frètes, des tryglyphes, des guirlandes et des festons.
         
Après le grand portail, ce que l'on doit signaler à l'attention des curieux c'est le portail nord de la même église : c'est un pignon dont la base est soutenue par des arcades écrasées de fort mauvais goût mais dont le couronnement rappelle toutes les bonnes traditions du moyen âge ; c'est une rosace dont les feuilles forment une roue soutenue par des anges, et le haut du triangle est un bas-relief représentant le Père Éternel appuyé sur des chérubins. La balustrade qui fait saillie au-dessus des cintres figure les premiers mots de l'Ave Maria, écrits en caractères gothiques avec des lettres de pierre ; c'est la dernière ligne empruntée à ces livres d'heures que l'imprimerie a fait disparaître, mais qu'elle n'a pas fait oublier. Cet Ave Maria nous a rappelé bien des fois cette hymne de pierre, ce Salve Regina que nous avions lu autour de la jolie église de Caudebec.
           
L'église de Notre-Dame est entourée dans son entier par une balustrade en pierre qui présente des roses encadrées et des dessins contournés, autres réminiscences de l'architecture mauresque.
            
Les gargouilles ont conservé leur destination primitive. Toutefois le monstre de St-Romain a modifié ses formes ; il s'est transformé en salamandre, emblème qui se répète sur presque tous les monuments primitifs du Havre dont il ne faut oublier que François Ier fut le fondateur.
           
L'intérieur de l'église est moins riche d'architecture que l'extérieur.


 TOUR DE FRANÇOIS Ier.

 
Située à l'entrée du port, sentinelle séculaire pour signaler la première vue du navire qui point à l'horizon, couronnée de drapeaux de diverses couleurs, lettres pittoresques d'un savant alphabet dont elle forme la langue mystérieuse au moyen de laquelle elle s'entretient avec les navires qui demandent un abri dans le port; crevassée par les assauts que lui livre l'Océan, depuis qu'elle lève sa large tête au-dessus de ses flots, portant aussi les marques de cicatrices plus glorieuses, la tour de François Ier, les pieds profondément enfoncés dans la mer, toute empreinte de cette inimitable couleur des siècles semble comme le bouclier de la ville qu'elle a vue naître ou grandir. Bâtie par le fondateur du Havre, dont la statue équestre surmontait autrefois une de ses portes, elle en a religieusement gardé le nom; muet témoin des événements qui composent l'histoire de la cité qu'elle défend , elle est la vieille page écrite avec de la pierre, immuable quand tout change autour d'elle ; seul monument qui rappelle avec force le souvenir de ses premiers jours, à cette ville renouvelée, à cette ville moderne, entraînée tout entière par ce présent rapide qui absorbe toute l'activité de sa pensée !
                                                                    
« Pénétrez dans ses vastes flancs, sous cette voûte annulaire qui en soutient la plate-forme, et vous ne serez plus étonné de la solidité de l'édifice, lorsque vous aurez vu l'épaisseur de ses murailles.  Rarement le doux éclat du jour vient dessiner les contours de cette colonne sur laquelle s'appuient d'humides arceaux, et si quelquefois un rayon du soleil s'y égare, c'est pour rendre plus sensible la nuit éternelle qui a fixé là son empire.
                                                                          
Citadelle isolée d'abord au sein des eaux, cette tour eut son commandant spécial, sa garnison et son artillerie; mais conquise un beau matin par un seul homme, soldat intrépide qui s'y enferma et y , soutint cependant un siège de quelques heures contre douze cents fantassins armés de pied en cap, elle rentra modestement dans le système des fortifications de la place, auxquelles, bon gré malgré, elle fut accolée. L'arbitraire s'en servit ensuite pour plonger dans ses caveaux infects les victimes qu'il entassait pêle-mêle aux temps de la Fronde et de la Ligue. Les gémissements de la douleur ne retentissent plus dans ses solitudes que le bruit de l'Océan a seul le droit de troubler aujourd'hui. »
                               
Du sommet de cette tour le point de vue est admirable ; c'est le centre d'un des plus beaux panoramas du monde. A l'est, le regard plonge sur la Seine, qui rubanne entre les collines d'Honfleur et d'Orcher; du midi au couchant, les côtes du Calvados; au nord-ouest, le prolongement de ces mêmes côtes qui forme une ligne bleue à l'extrémité de laquelle se termine la presqu'île du Cotentin; en face du spectateur les deux rades du Havre, étoilées de navires aux blanches voiles ; au nord la Manche, dont l'azur reflète le promontoire de la Hève, ses deux phares et sa crête verdoyante, puis les coteaux d'Ingouville et de Graville sur lesquels s'échelonnent de gracieux pavillons, des terrasses fleuries, des bouquets d'arbres, et au bout de cette ligne montueuse le clocher de l'ancienne abbaye, assis sur les ruines d'un temple romain.
      
Baissez les yeux et regardez à vos pieds : c'est l'avant-port, ce grand chemin de l'univers maritime, cette voie étroite, sillonnée par tant de navires au moment de la pleine mer; suivez ses contours sinueux, et votre vue va s'égarer sur une forêt de mâts, de tubes fumans, sur tout ce qui fait enfin la splendeur de la Marseille du Nord.


SALLE DE SPECTACLE,
Place Louis XVI.



En 1817, le duc d'Angoulême posa la pierre d'honneur de cette Salle, achevée en 1823. La façade principale se compose au rez-de-chaussée de cinq portiques cintrés entre des colonnes noyées à moitié; au premier étage de cinq croisées également voûtées entre d'autres colonnes à demi-épaisseur; là dessus est élevé un attique à lucarnes carrées, et le tout est surmonté de la haute croupe d'un toit pointu.

Si l'aspect extérieur de l'édifice est disgracieux, si la disposition des loges dans leur rapport avec la scène est en désaccord avec les lois de l'optique, enfin si la coupe de cette Salle n'est pas heureuse, on ne peut s'empêcher de trouver du mérite aux détails d'exécution et aux décorations intérieures qui sont de bon goût, et font honneur au talent des artistes qui en ont accepté la responsabilité.

Au point de vue du grand foyer de ce théâtre, le spectateur embrasse d'un coup-d'oeil le vaste et magnifique bassin du Commerce, le triple rang de navires qui en garnit les côtés, les beaux édifices qui en bordent les quais, la tête du bassin de la Barre, la porte Royale; sur le dernier plan les côtes boisées de Graville, et dans un lointain brumeux les falaises d'Orcher. C'est à cette vue inspiratrice et ravissante que nous devons ces beaux vers de M. Casimir Delavigne, notre compatriote : 
                                                 
 L'armateur satisfait, pour prix de ses largesses,
Peut du sein des plaisirs calculer ses richesses,
Et dans ces lacs profonds, creusés pour son comptoir,
Voit d'un gain assuré se balancer l'espoir.
Tourne-t-il ses regards vers la scène mobile,
Une forêt qui fuit lui découvre une ville;
C'est là que Cicéri, dont les heureux pinceaux
Font frémir le feuillage et couler les ruisseaux,
A suspendu pour vous les tentes de l'Aulide,
Vous égare avec lui dans les jardins d'Armide,
Vous offre tour à tour le Caire et ses bazars,
La prison de Warvick, le palais des Césars,
Le temple de Vesta, le bosquet de Joconde,
Et vous donne en peinture un abrégé du monde.

 

BASSIN DU ROI.

      

Les véritables monuments publics, les seuls ouvrages d'art remarquables dont le Havre puisse s'enorgueillir et qu'il soit fier de montrer à ses amis et à ses ennemis, sont ceux qui se rattachent â son port : ses jetées de granit, ses écluses, ses retenues, ses quais, ses bassins, enfin ces œuvres puissamment défensives et conservatrices qui ont mis la science la plus profonde de l'ingénieur aux prises avec la mer envahissante et destructive. Dans cette lutte admirable, la victoire est restée à la science, et, le port du Havre est le trophée de cette conquête faite par la main de l'homme sur l'Océan immense.

La date de la prise de possession du territoire du Havre est aussi connue qu'elle est récente : 1526 ! Un siècle après, on entourait de murailles une des criques les plus profondes qui sillonnaient cette grève, baignée encore des eaux de la mer dans les syzigies, et l'on créait ainsi le premier bassin qu'ait eu le port du Havre. Colbert le ferma en 1169 par des portes d'èbe et de flot qui, pour laisser passage aux bâtiments de l'état, s'ouvraient à chaque marée avec pompe et solennité au son de la trompette et au bruit des fanfares. Exclusivement réservé à la marine de l'état, le bassin du roi avait à son extrémité septentrionale des calles et des chantiers ; son enceinte était close et renfermait tous les établissements nécessaires pour la construction et l'armement des navires.

Mais la marine du commerce étant devenue maîtresse presque absolue du port et de ses dépendances dans ces dernières années, le bassin du roi a été ouvert à ses navires. Il a été creusé de deux mètres; ses murailles ont été reconstruites, ses quais élargis. Communiquant au nord avec le bassin du Commerce, au sud avec l'Avant-Port, on l'a mis en état de recevoir des bâtiments d'un grand tirant d'eau, en abaissant le radier de l'écluse Notre-Dame et en élargissant la porte. Livré entièrement au commerce le 1eraoût 1838, on y introduisit tous les bateaux à vapeur qui font la navigation avec l'étranger. Il en peut contenir neuf, dont six à quai. C'est là que les personnes qui visitent notre port peuvent se faire une idée de la supériorité qu'il s'est acquise dans la construction des steamers, supériorité incontestable et incontestée. Les points de comparaison ne manquent pas, car l'occupation du bassin du Roi par les paquebots français n'est pas exclusive. Les steamers de toutes les nations y sont admis, et la marine à vapeur anglaise y est continuellement représentée.


BASSIN DU COMMERCE

Le Bassin du Commerce, creusé dans les anciens fossés du Havre, s'étend aux deux extrémités orientale et occidentale de la ville ; sa longueur est de 560 mètres, sa largeur de 100 mètres, sa superficie est clone de 56,000 mètres. Commencé en 1786, il ne fut livré à la navigation qu'en décembre 1820. Ce bassin , qui peut contenir deux cents navires , communique avec le bassin du Roi par une écluse sur laquelle est établi un pont à bascule; avec le bassin de la Barre par une autre écluse sur laquelle est aussi un pont à bascule. Ce bassin prit à son origine le nom de bassin d'Ingouville ; en 1817, il le quitta pour s'appeler bassin du Commerce, par reconnaissance pour la coopération financière du Commerce du Havre, qui contribua aux frais de son achèvement. Le quai d'Orléans qui en longe la partie septentrionale est orné de beaux édifices publics et terminé par la porte Royale; à l'extrémité sud-est s'élèvent l'entrepôt réel, et la manufacture de tabacs, vaste édifice construit sous la régence pour un hôtel des monnaies. Un haut appareil établi en tête du bassin est connu sous le nom de machine à mâter ou mâture; ce nom indique suffisamment son emploi. C'est dans ce bassin que s'opèrent habituellement le chauffage et le doublage des navires.
 

BASSIN DE LA BARRE

                 

L’étendue de ce bassin, formé des fossés de la citadelle, est plus considérable que celle du bassin du Commerce, puisque sa superficie est de 59,540 mètres. Commencé en 1787, son achèvement ne date que du 25 août 1820. Il s'ouvre au moyen de l'écluse d'Angoulême (autrefois écluse Joséphine) dans le bassin du Commerce. A l'est, une seconde écluse, terminée depuis deux ans, avec pont à bascule, le met en rapport avec le nouveau bassin Vauban, qui s'étend bien au-delà des fortifications; à l'ouest, il communique avec l'Avant-Port au moyen d'une troisième écluse près de laquelle est établi un pont tournant. Deux cents navires peuvent mouiller dans les eaux de ce bassin. En 1808, l'empereur Napoléon eut l'idée de faire construire au havre des vaisseaux de quatre-vingts canons ; un décret prescrivit l'élargissement à cinquante pieds de l'écluse de l'avant-port, la construction de trois cales et de deux souilles. Mais sur les représentations de l'ingénieur du port, il ne fut donné aucune suite à ces projets, dont l'exécution n'eût pas atteint le but que l'empereur s'était proposé.

Les parapets de l'écluse de l'Avant-Port portent ces inscriptions en caractères de bronze : d'un côté


FORFAIT MINISTRE DE LA MARINE.

de l'autre :
AN IX. BONAPARTE PREMIER CONSUL.
      
 A la restauration, cette seconde légende disparut; on ne laissa subsister que le millésime républicain : après la révolution de 1830, l'inscription fut rétablie en son entier. On ne saurait s'élever assez contre ce vandalisme courtisanesque qui ne respecte pas même le bronze des monuments publics. En 1800, Fulton, dans ce même bassin de la Barre, fit l'essai d'un bateau de son invention, le Nautilus, qui, totalement ou partiellement immergé, manœuvrait et gouvernait avec facilité. Neuf ans après cette expérience, on y essaya, par ordre de l'empereur, un petit navire qui portait ce même nom de Nautilus ; il était monté de neuf hommes d'équipage dont les fonctions devaient être d'aller en rade pendant la nuit attacher des chemises soufrées à la poupe des vaisseaux anglais. Ces tentatives souvent répétées n'eurent aucun succès.


 SAINTE - ADRESSE


La mer monte, le flot qui accourt de l'Océan se brise furieux, après avoir doublé le cap de la Hève, contre une masse de sable et de galet qui tout à l'heure disparaîtra sous l'immense nappe d'eau toute festonnée d'écume blanche. Ce sable encaissé, contenu, prisonnier dans une digue de cailloux et de rochers, c'est le banc de l'Eclat, tant de fois fatal aux navires qui fréquentent le port du Havre, et c'est là qu'était jadis Ste-Adresse ! C'est là que s'élevait un joli village, aux frais ombrages, aux verdoyantes prairies qui descendaient en pentes harmonieuses sur les flancs légèrement inclinés du promontoire, qu'on avait appelé d'abord le Chef-de-Caux. Mais chaque jour, l'Océan faisait un pas sur le rivage, chaque jour un fragment du rocher tombait dans la mer, chaque jour un coin de la prairie était mordu, déchiqueté , emport par la vague , dont les appétits de lionne , toujours inassouvis , déchiraient , dévoraient incessamment la falaise, le sol, les prairies, les maisons, les arbres , et, au bout de quelques siècles, le village, l'église, le cimetière, les jardins, les moissons, le promontoire qui les portait avaient disparu sous les perpétuels envahissements de la mer.

Il n'en reste plus aujourd'hui que ce banc de sable où mille vaisseaux se sont brisés, et que dans les terribles coups de vent qui règnent parfois sur cette côte, les pilotes du Havre ne parviennent pas toujours à faire éviter aux navires qu'ils dirigent.

Le nouveau village de Ste-Adresse est assis au milieu d'une vallée pittoresque, dans une gorge admirablement accidentée par une végétation luxuriante. Les sources qui alimentent les fontaines du Havre descendent de la double colline aux flancs de laquelle ce riant village appuie ses délicieuses maisons de campagne, ses fermes abondantes et ses pâturages aromatiques. Au bas du vallon est le célèbre cabaret de Ste-Adresse, non moins fréquenté dans les jours de Fête que les Tivoli d'Ingouville, et qui, indépendamment des faveurs populaires, a l'avantage de recevoir assez souvent dans la semaine, aux tables dressées sur sa terrasse du bord de la mer, les promeneurs aristocratiques.

C'est pour jouir sans distraction du spectacle imposant de la rade que M. Alphonse Karr a fait choix dans ces parages du joli pavillon qu'il habite à l'entrée de ce village.

Un jour, il y eut grand tumulte et grande affluence de gens allant et venant sur le sommet du Chef-de Caux. Ce jour-là, tous les jolis jardins de Ste-Adresse furent impitoyablement dépouillés de leurs éclatantes parures ; un élégant pavillon de feuillage fut construit, sur le promontoire. C'est de là que François Ier voulait assister au départ de sa flotte. Or, quand le berceau de feuillage fut achevé, quand on l'eut convenablement orné de guirlandes, de drapeaux et d'emblèmes, quand il fut digne en un mot de la présence du souverain, celui-ci se mit en marche avec toute sa cour. Après avoir gravi la montagne sur une douce haquenée, François Ier prit possession de son trône tout parfumé de chèvrefeuilles, de lys et de roses. Il y était vraiment fort à son aise, et quoiqu'il fît une intolérable chaleur, car on était au 14 juillet 1545, le roi, parfaitement garanti de l'invasion du soleil, sous son toit de feuillage, jouissait des caresses de la brise qui allait enfler les voiles des vaisseaux qu'il destinait à une descente en Angleterre. Tout à coup plusieurs navires anglais débouchèrent sur la rade, et, se doutant qu'il y avait là quelque bon coup à faire, les bien avisés y tournèrent leurs canons et prirent pour point de mire le pavillon royal, si bien que le roi François Ier n'eut que le temps de s'aller cacher dans sa jolie ville du Havre. Le populaire qui l'avait suivi sur le plateau du Chef-de-Caux, en redescendit à la hâte sur les talons de la cour ; ce fut un sauve qui peut général !

Ste-Adresse conserve encore un reste du manoir de Vitanval qui abrita Charles IX et sa cour quand il plut à la reine Médicis de rendre son royal fils témoin de la reprise du Havre sur les Anglais.
 

LES PHARES,
La Hève.


Le commerce d'Harfleur avait élevé eu 1364 sur le grouing de Caux une tour portant fanal, lorsque la situation de cette ville, alors baignée par les eaux de la mer, y attirait particulièrement le commerce espagnol. C'est sur l'emplacement de cette tour, appelée la tour des Castillans, que les phares ont été construits. Ce sont deux tours quadrangulaires, éloignées l'une de l'autre de soixante-deux mètres et dans une telle position relativement à la mer que leurs feux ne puissent jamais être vus l'un par l'autre et confondus avec les feux uniques allumés sur d'autres points. Cinq mètres de fondation lient fortement chacun de ces édifices au sol de la montagne, au-dessus de laquelle ils s'élèvent, à la hauteur de vingtneuf mètres, ce qui leur en donne cent vingt-neuf au-dessus du niveau de la mer.

Un escalier de cent deux marches conduit le voyageur essoufflé à la plate-forme de ces tours, d'où l'oeil plonge à près de vingt lieues en mer. On embrasse alors dans toute son étendue le golfe que forme à l'ouest la pointe de Barfleur, et quand le temps est parfaitement clair, on peut suivre à cet horizon lointain tous les contours de la côte méridionale, jusqu'à la hauteur de Grâce, qui abrite Honfleur sous son pieux calvaire. En face, trois rivières viennent apporter à l'Océan le tribut de leurs eaux la Touque, qui donne son nom à une petite ville de Basse-Normandie ; la Dive, qui vit partir au XIe siècle la flotte de Guillaume-le-Bâtard, quand il alla conquérir l'Angleterre, et enfin l'Orne qui arrose les prairies de Caen et sur lequel s'étend déjà la fumée des bateaux à vapeur. C'est au sud de l'embouchure de l'Orne que commerce la chaîne des rochers du Calvados, et sur le dernier plan de cet immense tableau s'élève la pointe grisâtre du cap de la Hogue, qui a donné son nom à une des néfastes journées de notre histoire, à cette journée terrible de 1692 où fut décidée l'éternelle exclusion des Stuarts du trône d'Angleterre, et où périt toute la marine française, moins Tourville pourtant, ce qui avait bien sa valeur et consolait louis XIV.
           
Au nord, le cap d'Antifer borne la vue à une distance de neuf lieues; à l'ouest, l'Océan et l'horizon se confondent et marient leur double azur, sur lequel on voit glisser de temps en temps la silhouette de quelque navire. La nuit, le phare de l'Ailly et celui de Barfleur, correspondant avec les feux de la Hève, jettent sur cette mer leurs clartés bienfaisantes, triple boussole à laquelle se confient les bâtiments qui viennent du large; mais hélas ! dans un nombre d'années qui peut être aisément déterminé, les phares du Havre, ces modernes rivaux des phares de Messine et d'Alexandrie, seront devenus la proie de l'infatigable ennemi qui sape incessamment la falaise; à moins que le génie de l'homme ne parvienne à détourner, par une combinaison gigantesque et hardie, la formidable puissance qui menace aujourd'hui le cap de la Hève d'une entière destruction.

 

ABBAYE DE GRAVILLE

 

Rien n'est plus charmant que l'effet de cette église, admirablement jetée au penchant d'un coteau boisé, élevant dans les airs son toit anguleux assis sur des modillons représentant des têtes d'animaux, qui, aujourd'hui, semblent en quelques endroits regarder curieusement les visiteurs, à travers les touffes d'arbrisseaux et les tapisseries de lierre et de giroflée sauvage que le temps suspendit magnifiquement aux murailles de l'édifice. Cette église, qui a la forme de la croix latine, est surmontée d'un beau clocher carré dont le toit conique va cacher sa croix dans les grands arbres de la montagne.      

Quelques singularités se font encore remarquer dans plusieurs parties de cet édifice ; entr'autres, le pignon d'un bâtiment qui parait être une chapelle de l'église, saillante en dehors, dont la construction est en petites pierres carrées, et qui porte sur le cordon horizontal, au-dessus du toit, des figures sculptées sur chaque pierre, dont l'incohérence a fait supposer qu'elles étaient des débris empruntés â d'autres monuments. Sur les unes, ce sont des dessins réticulaires et des noeuds ; sur les autres des béliers, des sagittaires et autres signes du Zodiaque. On distingue aussi les arceaux vastes et curieux qui soutiennent les voûtes des immenses salles sur lesquelles l'ancien prieuré est bâti; on y reconnaît l'art du XIe siècle. N'oublions pas de citer comme l'une des plus intéressantes curiosités de Graville, la croix placée dans le cimetière; cette croix, admirablement travaillée, est du style romain, et c'est peu qu'on la retrouve sur l'album de tous les paysagistes, elle a joui dans ces derniers temps d'une gloire plus universelle, car nous croyons savoir de science certaine qu'elle a servi de modèle aux habiles peintres de l'Opéra , qui l'ont jetée d'une façon si poétique et si pittoresque dans le décor du troisième acte de Robert-le-Diable.

 

HONFLEUR



Le plaisir de voyager sur mer, l'espoir de jouir de mille Points de vue délicieux, dans une traversée de trente-cinq minutes, sur un steamer élégant et commode expliquent l'empressement des étrangers à visiter Honfleur.          

« C'est une pauvre ville de pêcheurs, écrivait Evelyn en 1664. » Aujourd'hui la pauvre ville, riche de quatre millions que l'Etat lui a donnés, se fait de belles jetées, des bassins; elle se donne tant qu'elle peut des airs de Havre.
           
Honfleur montre avec orgueil quelques restes de vieilles murailles, jadis patriotiquement défendues contre les Anglais et deux ou trois belles pages dans l'histoire de Normandie.
           
Commandé au temps de la Ligue par le capitaine de Goyon, il éprouva toutes les rigueurs d'un siége, essuya 2700 coups de canon et vit s'écrouler ses remparts qui ne furent plus relevés.
           
Cette ville, dont l'aspect intérieur est triste, est bâtie au pied de plusieurs coteaux qui l'entourent à l'ouest et au Sud; on y compte le Mont-Joli, la côte Vassal et la côte de Grâce. C'est du sommet de ce dernier coteau que le point de vue est ravissant ! A gauche, on a la mer et la rade du Havre , la ville et les coteaux d'Ingouville ; en face, la Seine, Harfleur, Honfleur; à droite, Orcher, la pointe sauvage de la Roque, et, dans un immense lointain, Quillebeuf et Tancarville. La côte de Grâce est couronnée par une chapelle aux murailles et aux voûtes de laquelle sont suspendus les nombreux ex-voto que déposent, an retour de leurs périlleux voyages, les marins très-dévots à Notre-Dame, qu'ils implorent comme une généreuse protectrice.
           
Honfleur fut la patrie de Pinot Paulmier, le premier Français qui, en 1503, doubla le Cap de Bonne-Espérance ; du contre-amiral Hamelin et du contre-amiral Motard. Les exploits de ces braves marins sont consignés dans nos annales. Motard commandait en 1805 la frégate la Séduisante, qui soutint cinq combats dans l'Océan indien, sur lequel il navigua pendant quatre ans, en parcourant un espace de trente-deux mille lieues.

 

ETRETAT



Parmi les lieux célèbres que l'on visite dans l'ancienne Normandie, il n'en est point qui puisse le disputer à Etretat. Quels que soient ses goûts et ses inclinations, quel que soit l'attrait de son génie, le voyageur y trouve des objets dignes de son attention et des sujets d'étude aussi variés qu'abondants.

Observateur, il se complaît à ces tableaux de mœurs qui peuvent emprunter d'une plume élégante un charme inexprimable.

Naturaliste, il pourra étudier à la fois les phénomènes de la terre et des mers.
         
Botaniste, quelle immense collection de plantes aquatiques ne lui sera-t-elle pas offerte ? que de conquêtes à faire parmi les herbes si pressées de nos vallées littorales et de nos falaises côtières ! et quel vaste domaine que cette foule de végétaux que la mer ou les vents nous amènent.
       
Géologue, il dira de combien de révolutions cette terre a été le théâtre; il comptera, s'il le peut, les innombrables alluvions qui ont formé les lits de sable, d'argile et de silex qui composent aujourd'hui le sol d'Etretat ; il dira par quelles étonnantes catastrophes la rivière qui coulait jadis à pleins bords dans ce vallon fertile s'y trouve aujourd'hui si profondément ensevelie. La coupe de nos majestueuses falaises, de nos belles aiguilles, de nos grandes arches, lui fournira d'utiles observations et de savantes recherches.
         
Du plateau des Chambres aux Demoiselles, le point de vue est magnifique.
          
C'est là qu'il faut voir l'Océan, quand on veut le regarder avec les yeux d'un artiste ou d'un poète. A vos pieds est le rivage où la mer se brise sur de sombres rochers et fait résonner les galets comme un bruit de chaînes ; la rade, sillonnée en tous sens par des barques légères pleines de joyeux marins : les uns reviennent au port après une pêche longue et périlleuse; ils portent sur la proue le grand poisson destiné pour le festin du soir; d'autres les regardent d'un oeil jaloux, et, le coeur palpitant d'espérance et de crainte, ils jettent au sein des eaux de larges filets que le liège retient à la surface, ou bien ils disposent sur les rochers des lignes chargées d'hameçons. Le Perrey, avec ses cabestants, ses caloges, ses bateaux-maisons, ses barques couvertes de chaume où le pêcheur retire ses agrès et ses câbles, et dont l'aspect forme le quai le plus bizarre que l'on puisse imaginer; le village où les demeures pauvres sont pressées contre les demeures pauvres comme des cellules d'abeilles; cette église sévère et isolée, où viennent prier chaque dimanche nos quinze cents pêcheurs ; ce Petit-Val, si triste, si austère, qui ajoute, par sa sauvagerie, aux idées mélancoliques qui naissent à Fréfossé.


TANCARVILLE


Le château de Tancarville, est à deux lieues de Lillebonne, sur la rive droite de la Seine ; on l'aperçoit de la cime de la Pierre-Gante, assis sur la falaise triangulaire qui, de l'autre côté de la gorge de Tancarville, regarde la roche du Géant. D'un coup-d'oeil, le Voyageur embrasse l'enceinte féodale qui couronne la frange du triangle granitique. D'abord se présente la tour de l'Aigle, véritable aire d'oiseau de proie, circulaire à l'est, se terminant vers le nord en saillie angulaire, comme la tour du donjon du Château-Gaillard : là étaient autrefois déposées les archives de la forteresse, là dorment encore deux coulevrines , souvenir vivant d'une grandeur déchue. En remontant, c'est le couronnement des tours du Portail et la tour du Lion qui s'offrent an regard. Le premier étage des tours du portail renfermait les prisons du château, lugubres et ténébreux cachots où la main de plus d'un infortuné a tracé sur la pierre des emblêmes de douleur et peut-être d'amour. La tour du Lion, que la terreur populaire a baptisée du nom de tour du Diable, et dans le cachot de laquelle le malin esprit avait jadis établi sa retraite, avait cent soixante pieds de circonférence et se liait par une courtine, aujourd'hui détruite, à ce majestueux groupe de ruines qui, s'élançant de l'angle sud-ouest du château, domine l'antique manoir de la maison de Tancarville. Exhaussée, presque reconstruite au xve siècle, la tour Coquesart, ou la Grosse-Tour, ainsi que la désignent les titres contemporains, subsista dans sa gloire et sa force jusqu'au milieu du siècle dernier : alors l'éboulement d'une portion de la voûte en chassa la famille à laquelle elle servait de retraite. Bientôt la main de la démolition s'attacha au gigantesque édifice, le temps s'abattit avec l'homme sur ce noble monument des vieux jours, et la ruine commença. Pourtant, après un siècle d'abandon , c'est encore un imposant spectacle que « ce large massif de noyers qui lui sert comme de soubassement ; cette haute muraille avec sa couronne dentelée de mâchicoulis et sa chevelure de ronces ; ce manteau de lierre jeté sur le flanc de la tour; ces fenêtres sans vitraux, mais garnies encore de leurs meneaux en croix ; ces tourelles déchirées en deux et montrant à nu les spirales de leurs escaliers ; la lumière, enfin , qui dore toute cette masse et qui se brise dans ses anfractuosités : tout cela réuni forme un tableau vraiment ravissant, et dont l'oeil ne saurait se séparer qu'avec peine. »
     
A ce vénérable manoir que de noms glorieux sont restés attachés ! Les Tancarville, les Melun, les Harcourt, les Dimois-Longueville, les Montmorency se sont transmis tour à tour ce glorieux héritage de la conquête normande.

 

HARFLEUR




Harfleur, à deux lieues à l'est du Havre, est un petit port de mer qui a ses traditions et ses souvenirs historiques. Cette ville compte de belles pages dans les annales de la Normandie; c'est tout ce qui lui reste de sa splendeur passée.

Cependant, n'oublions pas l'église, ce monument par lequel nous aurions dû commencer, cette ébauche d'un élégant et vaste édifice qui n'a jamais été fini, et dont Anglais et Français peuvent également revendiquer l'honneur. Les chapelles du nord en sont les parties les plus anciennes et les plus belles ; mais celles du sud, construites en 1806, sont l'oeuvre la plus monstrueuse du maçon le plus maladroit. De hardis pendentifs, des niches richement sculptées, des rosaces légères, qui semblent planer sous les voûtes, consoleraient un peu de cette pitoyable mutilation, si le travail délicat du ciseau n'avait pas été dans l'église d'Harfleur, comme dans tant d'autres, voilé par le pinceau d'un badigeonneur aussi barbare que l'architecte : mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-leur !

Des trois nefs existantes, celle de St-Martin devait être la principale et avoir un mètre au moins d'élévation de plus, si l'on en juge par l'immense ogive qui naît en harpe au-dessus du petit portail composite de la façade.

Le chef-d'oeuvre de l'édifice est le portail latéral du nord : contemporain de la haute pyramide et comme pour opposer l'élégance à la grandeur, ce portail magnifique nous offre un spécimen précieux de l'architecture de cette époque où le sculpteur fervent passait sa vie à cacher pour le philosophe chrétien de radieuses vérités sous le masque voilé des symboles. A voir les fleurs et les fruits que sa main attachait par des tiges si déliées au pourtour des ogives, on se surprend à douter si le burin les a découvertes dans la pierre ou si, plutôt, le souffle de la foi n'a pas, à la prière de l'artiste, pétrifié des fruits et des fleurs véritables. Des saints nombreux veillaient sous cette tente de feuillages et de dentelles : la canaille sanglante de 93 les a mutilés, et, utiles même après leur mort, leurs têtes ont peut-être sauvé d'autres têtes.


LILLEBONE  



           
LILLEBONNE était dans le moyen âge une place dont les fortifications sont signalées par les anciens écrivains comme étant du premier ordre : la vieille architecture de son château en prouve et l'ancienneté et l'importance. Cette place a fait partie du domaine des ducs de Normandie et fut pour eux un objet d'affection; ils y donnèrent des fêtes chevaleresques, des tournois : c'était le rendez-vous de tout ce que la Normandie comptait alors d'illustrations guerrières. Guillaume-le-Bâtard y tint souvent sa cour. Des mains ducales il passa dans la famille d'Harcourt, puis dans la maison de Lorraine, et ce fut une dame de Beuvron qui, en 1701, poursuivait le décret ou expropriation des princes de Lorraine, car, à cette époque, l'orgueil des hauts barons s'humiliait devant la justice du roi.

Ecoutons M. Charles Nodier :         
        
« Lillebonne offre à la fois un des aspects les plus pittoresques de la Normandie, si riche en  aspects délicieux, et un des tableaux les plus intéressants de la topographie historique. Tous les souvenirs des temps reculés et des temps intermédiaires planent sur ces paysages enchanteurs : ceux de la  Gaule, avec ses druides; de Rome, avec ses colonnes et ses monuments ; des Danois, avec leurs entreprises et leurs conquêtes; des paladins, avec leurs fêtes et leurs tournois. Cet horizon éloigné a peut-être été blanchi par les voiles victorieuses de Guillaume; ces créneaux ont protégé le conseil des guerriers réunis pour la gloire de la patrie, et les délibérations pacifiques des guerriers assemblés pour la défense de la foi. Si ces murailles de deux mille ans , qu'on reconnaît à l'isolement de leurs pans, à la distribution régulière de leurs assises de briques , à la solidité inaltérable de leur ciment, venaient à se rappeler tout à coup les bruits qui les ont frappées , on entendrait encore dans leurs échos le cri du gladiateur mourant, ou les rugissements du bestiaire; et, non loin de là , ces bâtiments chargés de siècles, dont les lierres vigoureux embrassent et consolident les ruines , retentiraient du hennissement des palefrois, du nom chevaleresque des Aimery de Chastellerault, des Rieux, des Rochefort, des sires de parcourt et de Tancarville. »


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