DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les Chemineaux et trimardeurs en Normandie (1903).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.VII.2016)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du 21 juin1903. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 6ème série, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.


LES CHEMINEAUX

ET TRIMARDEURS
EN NORMANDIE
par
Georges DUBOSC
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Aux premiers beaux jours, la grande tribu des chemineaux, des trimardeurs et des nomades se remet en marche la première grande route qui s’ouvre devant elle.

Son baluchon sur l’épaule, ses papiers en poche, seul ou avec quelque compagnon de voyage, l’ « errant » de la grande route s’en va devant soi, par n’importe quel chemin, dans l’ignoré, dans l’inconnu, vivant la plupart du temps de mendicité ou de rapines, détesté avec juste raison de nos paysans normands dont il est la terreur. Si d’aventure, parmi ces misérables, il y a quelques malheureux plus dignes de pitié que d’effroi, pauvres diables sur lesquels le mauvais sort s’acharne, ils sont confondus dans la haine que professent nos paysans normands pour leurs éternels ennemis.

On a déjà bien souvent recherché les causes de ce vagabondage, qui d’année en année, se développe et augmente. On a, tant bien que mal, car les statistiques en de pareilles matières sont difficiles à établir, dénombré cette armée de mendiants et de nomades qui ne s’élèverait pas à moins de 350.000 hommes, chiffre formidable et qui est en dessous de la réalité. Des écrivains, des criminalistes comme M. Fourquet qui, lors de la série rouge des crimes de Vacher, a publié une étude intéressante sur les « Vagabonds criminels », ont essayé de rétablir les origines du « voyage », ce qui pousse dans cette vie de mendicité et d’oisiveté, des individus de tous types, déclassés ou criminels. Ils ont établi quels étaient leurs champs d’opérations, essayé de démontrer, que, comme les oiseaux migrateurs, les vagabonds, obéissant à certaines lois, qui les poussaient, dans la belle saison, du Midi vers le Nord ; comment ils remontaient par la vallée du Rhône, ou par l’Auvergne, vers Paris, vers les Flandres, où les attiraient les usines, et surtout vers cette bonne Normandie, cette plantureuse Normandie, qui est un peu comme « la Terre promise » du mendigot.

Ce sont là des études de sociologie, certainement curieuses et établies sur des faits, parfois même sur des confidences et des aveux de gens ayant mené cette vie errante, mais ces études ne valent point l’observation directe. Justement, quelqu’un de bien placé pour observer les mœurs très peu connues de cette population errante, un officier de police judiciaire, M. Devosse, commissaire de police au Neubourg, a publié un petit livre, sur les Nomades, mendiants et vagabonds, qui ne se base que sur des faits vus, et qui, par suite, fournit d’étranges révélations sur les conditions du vagabondage en Normandie.

Sans insister sur la vie ordinaire du chemineau, de bourgade en bourgade, acceptant parfois une corvée dans quelque exploitation rurale pour se procurer surtout un certificat de travail, mendiant la plupart du temps, ou exerçant quelque métier de colporteur, de vannier, de rétameur, M. Devosse s’est surtout préoccupé de « débiner » les trucs innombrables dont usent les professionnels du trimard dans toutes les circonstances de leur existence aventureuse. C’est là un des chapitres les plus curieux, les plus inédits, du petit livre que nous signalons et que bon nombre de nos lecteurs campagnards ne seront point fâchés de connaître.

Innombrables sont les trucs des trimardeurs ; ils les exercent dans mille buts différents. Les uns servent à apitoyer la commisération publique. Ce sont des simulations de tout ordre et de tous genres, simulations de maladies ou d’infirmités, dont certaines sont classiques et datent même du moyen-âge.

Parmi ces mendigots, les uns, par exemple, appliquent sur leur corps, bras ou jambes des feuilles ou des plantes qui provoquent des ulcères superficiels. D’autres poussent la simulation plus loin. Le docteur Regnault, dans le Correspondant médical, a raconté le cas d’un mendiant, soigné à l’hôpital Saint-Louis, qui dissimulait, sous son matelas, de la pâte de Canquoin et l’appliquait sur sa jambe, la nuit, quand on ne l’observait pas.

Il y a des trucs passagers et, au demeurant, assez anodins, quoique renouvelés des Francs-Mitous du moyen-âge. L’un consiste à se lier les bras au-dessus du coude pour faire cesser les battements du pouls, et à se laisser tomber en défaillance sur la voie publique. Les malins complètent cette méthode par un truc fort ingénieux : ils placent dans leur bouche un minuscule morceau de savon qui leur sert à imiter, et fort bien, l’écume des épileptiques, se tordant en une crise épouvantable. Pendant que le pauvre diable se livre à des contorsions fort bien imitées, il y a toujours près de lui un compère attendri, qui fait la quête, pour le secourir, parmi les badauds rassemblés, quitte ensuite à partager la recette.

Un autre truc, nous dit M. Georges Devosse qui les a tous étudiés, consiste dans l’atrophie d’un membre, truc qui exige une pratique constante. C’est le bras gauche, généralement plus faible que le bras droit, qui est tout indiqué pour cette opération, surtout quand à la suite d’une fracture ou d’une blessure il offre un commencement de faiblesse ou de maigreur. Alors le résultat est rapide ; avec des cordelettes aux tours nombreux et pressés, le brave mendiant se fait ligaturer pendant un certain temps. Quant à la main, elle est recroquevillée et serrée dans un paquet de chiffons. Par surcroît, l’homme a la précaution de s’endormir sur le membre qu’il destine à l’exhibition pour l’apitoiement des femmes nerveuses et des bons gogos, toujours prêts à secourir ces misérables si peu dignes de pitié. Notez, en passant, que le truc n’est pas spécial à nos mendigots et trimardeurs européens, car le Dr Matignon l’a signalé parmi les mendiants chinois, qui, de leur misère ont su se faire un gagne-pain très rémunérateur, et qui, sur ce point, en remontreraient à nos professionnels. Si vous observez, vous verrez que cette infirmité du bras atrophié est fort commune, elle est la préférée des chanteurs ambulants, des marchands de papier à lettre et de crayons.

Sur ce chapitre des trucs servant à attirer la pitié des bonnes âmes, on ne tarirait pas. Mais il en est d’autres qui ont trait à la vie quotidienne des trimardeurs et qu’il est bon d’indiquer. Dans cette vie libre par les grands chemins, si grande que soit la liberté laissée, de par l’incurie de nos lois, à ces mendiants des grandes routes, il y a bien quelques restrictions à cette indépendance, ne serait-ce que l’obligation de posséder quelques papiers d’identité. Certes, dans la vie ordinaire, nul n’est astreint à porter sur soi des pièces ou un papier quelconque. Nos braves artisans, nos ouvriers des campagnes ou des villes n’ont presque jamais sur eux de pièces d’identité et plus d’un serait souvent bien embarrassé de répondre à la fameuse interrogation des gendarmes, aperçus au détour du chemin : «  – Vos papiers, s’il vous plaît ? »

Par contre, tous les nomades, trimardeurs, vagabonds en ont toujours de toutes sortes et de tous genres. C’est pour ainsi dire, un geste professionnel que celui du chemineau, mettant la main à sa besace ou à sa poche, pour en tirer un tas de papiers, pliés, cassés, soigneusement enveloppés dans un morceau de drap ou dans une enveloppe, qu’il vous exhibe. C’est là le dernier signe de notre paperasserie administrative. Le pauvre hère, qui n’a souvent pas un sou vaillant, possède toute une série de pièces, de documents, dûment timbrés, paraphés, enregistrés, qui disent éloquemment toutes les beautés de la bureaucratie officielle. A juger par le soin que met le mendiant à les manier, à les classer, à les mettre dans sa poche, on sent qu’il connaît toute la valeur de ces passeports, de ces récépissés de colporteur ou de ces certificats, qui sont les garanties de sa vie libre.

Aussi quels trucs n’emploient-ils point pour se les procurer ? Pour certains, les Bohémiens, par exemple, on ne peut exiger que le passeport, encore est-il que la loi de vendémiaire an IV, qui l’exige pour tout voyageur français ou étranger, n’est guère appliquée. Pour la patente, il en est de même, car ces incorrigibles nomades savent bien que maire ou garde champêtre se donnent rarement le mal de saisir matériel ou marchandises. Quant aux carnets d’autorisation, imposés plus particulièrement aux roulottiers par la loi du 6 janvier 1863, les maires ne les refusent guère, et ils sont la plupart du temps surchargés de visas dont il est bien difficile de vérifier l’authenticité. Dans une même roulotte, on a trouvé jusqu’à huit ou dix carnets, et cette multiplicité permet à la même bande d’opérer sur plusieurs champs de foire à la fois, et à l’occasion de produire la confusion dans les recherches.

Pour le simple trimardeur, c’est surtout le certificat de travail et le certificat de colportage qui sont nécessaires, mais il suffit d’en obtenir le visa une première fois pour entraîner l’accumulation d’autres visas accordés avec facilité. Tenez, les vanniers ambulants, nous apprend M. Devosse, sont parmi les « routiers » ceux qui savent le mieux extorquer les visas administratifs. Tous sont-ils authentiques et véritables ? Dans son étude sur les Vagabonds criminels, M. A. Fourquet raconte que beaucoup de chemineaux ont des cachets de mairie qu’ils achètent à la brocante, mais il en est d’autres, les vieux pilons du « trimard » et du « voyage » qui, suivant leur expression, lèvent beaucoup plus commodément les certificats municipaux.

Comment s’y prennent-ils ? Oh ! assez simplement. Le trimardeur, en flânant le long du mur de quelque ruelle campagnarde, a aperçu quelqu’affiche revêtue du sceau de la commune, adjudication annoncée, vente prochaine. Rapidement, il arrache le coin de cette affiche où le timbre a marqué son empreinte. Puis il continue sa marche matinale ; plus tard, plus loin, dans un coin bien tranquille, à l’abri des regards curieux, il applique sur l’empreinte un papier enduit d’une composition d’axonge et de paraffine. Il ne lui restera plus qu’à appliquer, par décalque, cette empreinte sur une feuille de papier blanc pour avoir un cachet suffisamment net, dont l’authenticité sera très suffisante pour ne point éveiller la méfiance. Le certificat de travail, qui servira de laisser-passer, est ensuite rempli conformément à la loi, et ses prescriptions sont moulées d’une belle écriture, car les calligraphes ne manquent point dans le monde des trimardeurs.

Ainsi paré et armé, possédant comme une véritable métier quelqu’infirmité truquée, ayant, comme laisser-passer, les papiers, certificats dûment visés, n’allez pas croire que le trimardeur se lance sur la grande route, où il va vivre pendant des années, sans appuis et sans renseignements. On a nié l’esprit de solidarité entre les roulants, on a dit que les vagabonds, jaloux les uns des autres, ne se communiquaient point leurs renseignements sur les régions hospitalières. Point d’indicateurs parmi eux, a-t-on écrit, et, de plus, les jeunes détestent les vieux. Bien plus, les plus hardis dans le trimard ne se font pas faute, au besoin, de détrousser ceux qui sont tombés sur quelque bonne aubaine. Comme dans le Par le fer et par le feu, de Sienkiewickz, il existe des détrousseurs de mendiants, dont le métier est fort lucratif. Maintes fois, les trimardeurs étrangers sur nos grandes routes de Normandie ne se sont point fait faute d’attaquer les pauvres mendiants locaux et de les contraindre à vider leurs poches.

Mais si letrimardeur ordinaire n’est point volontiers partageux, il n’en est pas moins toujours prêt à fournir des renseignements à ses frères de la route et du grand chemin, à leur donner des indications précieuses pour le genre de vie qu’ils ont adopté. Entrez dans un refuge de nuit, dans un de ces refuges campagnards que les communes ont bien été forcées d’ouvrir pour abriter le chemineau de passage, vous y trouverez des inscriptions dans ce goût, rapportées par M. Devosse dans son intéressante étude :

« Ici du pain, pas de soupe. Le semess est une vache… un zig à la renifle. » Traduisez : « Le commissaire de police est sans… pitié, un bon type, mais ne s’en laisse pas imposer. » Champignol est un imbécile… «  Champignol », c’est le garde champêtre. On voit les schmitt ou les maris. Traduction libre : « Les gendarmes visitent le poste. » Pour la chine pas de condé. « Pour mendier, pas de permission. »

Autant d’indications qui permettent au passager de prendre l’attitude qui convient devant l’autorité. Souvent, ce sont certains murs qui servent à cette correspondance entre chemineaux, indiquant les passages, les maladies, les arrestations des camarades de trimard. Il y avait autrefois, sur la route de Paris à Eauplet, un mur qui était couvert de ces inscriptions, véritables petites affiches et petite correspondance des « voyageurs ». En dehors de ces renseignements particuliers, le vieux pilon, le récidiviste, décidé à vivre de tout excepté de son travail, trouve des signes qui le renseignent pas à pas, étape par étape, sur ce qu’il a à faire et sur les gens qu’il rencontrera. Sur la porte, sur la traverse de la barrière, sur un contrevent, gravé au couteau ou à la pointe pour ne pas s’effacer, on les rencontre partout, dit M. Devosse, qui s’est amusé à les relever, sur les chemins avoisinant le Neubourg.

Par exemple, le signe suivant : O veut dire : Rien à faire, les gens sont pauvres ou ne donnent point » + : « Bonne affaire. Gens timorés  qui vous hébergeront. » (III) « Prenez garde, il y a des chiens dans la cour. » C’est la cave canem antique. Autres inscriptions +I ̶  Traduisez : « Ici on ne donne que contre du travail. (VV) « Braves gens, femmes seules, faciles à empaumer. » = « Très mauvais ; dénonciateurs des vagabonds. » Enfin, ce dernier signe avertisseur x « Méfiez-vous ! on surveille. »

Très utile, ce dernier signe. Deux vagabonds font-ils route ensemble, il arrive souvent que l’un possède les papiers qui le mettent à l’abri de toute poursuite, tandis que l’autre n’a rien et risque d’être pris. Comment se tirer d’affaire ? A l’approche du village, le premier prend les devants, s’avance et reconnaît l’emplacement de la caserne de gendarmerie, cherche à connaître la physionomie du maire, du commissaire. L’autre le suit, attentif aux signes que son « éclaireur » a inscrits d’ici de là sur la route, et qui indiquent qu’il peut mendier en toute sécurité. Il va ainsi jusqu’à ce qu’il aperçoive le signe X : Danger. Alors il devient prudent, circonspect, et bat en retraite pour « tourner » le village où le séjour est devenu périlleux.

Bien d’autres trucs, bien d’autres particularités curieuses de cette existence des nomades mériteraient d’être  signalés. On pourrait, par exemple, citer le moyen employé pour tuer les chiens. Le chemineau se sert alors d’une sorte de grande mitaine fort épaisse, fabriquée avec de vieux chiffons et saupoudrée de poivre ou de naphtaline, dans laquelle il introduit son bras gauche pour agacer la bête, tandis qu’il lui travaille les côtes avec une sorte de masse ou de casse-tête. On pourrait aussi montrer avec quelle habileté bon nombre des vieux pilons, les récidivistes du voyage, manient les baleines ou les vieux buscs de corset, enduits de glu, pour enlever du tronc des églises sous et pièces blanches.

Sur ce chapitre, on pourrait continuer pendant longtemps, mais, par ces quelques exemples, choisis dans l’intéressant petit bouquin de M. Devosse, on voit que les vagabonds ne sont pas en peine d’ingéniosité et d’adresse. C’est une raison de plus pour que les habitants des campagnes normandes se défient de ces malandrins errants, en attendant la création d’une police rurale sérieuse et une réglementation qui, tout en étant sévère, ne confondra pas le vagabond professionnel avec l’indigent valide ou invalide, toujours digne de pitié.

Georges DUBOSC.


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