DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les Cygnes de la Seine sous Louis XIV (1919).
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Première parution dans le Journal de Rouen du 20 avril 1919. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 1ère série, publié à Rouen chez  Defontaine en 1922.

Les Cygnes de la Seine sous Louis XIV
par
Georges Dubosc

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Louis XIV eut de nombreux amours, mais il aima surtout... les cygnes. La noblesse majestueuse de ce bel oiseau, glissant sur les eaux, lui plaisait et là-dessus, il aurait volontiers partagé le sentiment d'un des grands écrivains de son temps, Buffon, qui a écrit : « Le cygne plaît à tous les yeux ; il décore et il embellit les lieux qu'il fréquente. » Aussi, le Roi-Soleil voulut-il parer et animer de beaux cygnes argentés, voguant en liberté, non seulement le miroir tranquille des pièces d'eau des palais et des maisons royales, mais aussi la Seine, dans la plus grande partie de son cours, de Corbeil jusqu'à Rouen. Si l'on s'en rapporte aux Comptes des Bâtiments du Roi, il y avait plus d'un millier de cygnes, pendant tout l'été, descendant le cours du fleuve, contournant les îles, passant sous les ponts. C'était là un spectacle curieux et superbe, surtout aux approches de notre cité, où le Pont-de-Bateaux formait une barrière à leur course vagabonde.

Dès 1672, Colbert, qui ohéissait à toutes les fantaisies royales, avait été chargé de recruter cette troupe de cygnes. A cette date, il écrivait à notre ambassadeur en Danemark, Hugues de Terlon, pour lui demander d'envoyer deux ou trois cents de ces beaux cygnes blancs descendant tous les ans des mers boréales dans les îles des détroits danois. Il voudrait qu'on les mit sur un navire, dans de grandes cages et qu'on en prit soin. Terlon ne put réunir qu'une quarantaine de cygnes, qu'il envoya sur un navire de Lubeck à Rouen, puis adressa dans une voiture, accompagnée d'un commis, une centaine d'oeufs « qu'on fera couver à Versailles ». En même temps, Colbert s'informait auprès de Ribeyre, l'intendant de la Touraine, pour qu'il lui envoyât aussi, avant les grandes gelées, une centaine de cygnes du pays. Deux années se passèrent encore, pendant lesquelles on mobilisa tous les cygnes disponibles...

Enfin, en 1676, était promulguée une ordonnance de Louis XIV où est exposée très clairement la pensée du monarque, qui veut protéger les cygnes royaux contre la cupidité ou la malice des riverains et des passants.

Sa Majesté, dit l'ordonnance, ayant fait venir des cygnes des pays étrangers pour servir d'ornements sur les canaux des maisons royales et, « voulant aussy embellir la Seine, dans l'estendue, de Paris et au-dessus et au-dessous. Elle donne l'ordre de les mettre dans l'isle en face du Cours-la-Reine, l'île Maquerelle. Défense est faite d'y entrer, aux basteliers y aborder, prendre des oeufs, faire du mal, avec des filets, bâtons, à peine de 300 livres d'amende et punition corporelle, en cas de récidive. »

En suite de cette ordonnance, par lettre du 16 septembre 1676, le lieutenant-général de police La Reynie, était nommé pour faire exécuter les mesures protectrices des cygnes royaux, de préférence aux Officiers des Capitaineries du Bois de Boulogne et. de la Garenne du Louvre.

Ce quartier général, ce rendez-vous, ce port d'attache des cygnes de la Seine, grands et petits, c'était une longue île parisienne, formée au Moyen-Age de plusieurs petites îles soudées ensemble, séparées par un étroit bras d'eau, de la plaine de Grenelle et du Gros-Caillou. On l'appelait L'Ile aux Cygnes et, bien que réunie à la terre depuis 1773, elle a gardé ce nom. C'est dans le voisinage actuel du pont d'Iéna, où se trouvent encore la Manufacture des tabacs, le Dépôt des Marbres et les antiennes Ecuries de l'Empereur.

L'île aux Cygnes, sous Louis XIV, devenue le refuge inviolable de leurs flottilles, défendue aux deux bouts par des palissades, était une île... sacrée. Défense aux bate liers, voituriers d'eau, pêcheurs, d'y aborder avec bateaux ou chevaux. Défense d'y pêcher dans le voisinage, du Pont des Tuileries à Auteuil. Défense de toucher à aucuns cygnes, de leur jeter du pain. Défense de pêcher dans le petit bras. Défense de laisser approcher les chiens, sous peine d'être tués, avec amendes aux propriétaires. Défense, du mois d'avril au mois de juin, à aucun bateau de circuler dans les parages. Pour plus de sûreté, les barques étaient cadenassées au rivage. Colbert, on le voit, n'y allait pas de main morte !...

Ainsi protégés, les cygnes pullulèrent dans leur île. De là, leurs escadrilles séparées, remontaient par le pont de Charenton, jusque dans la Marne et par la Seine, poussaient par Choisy, Villeneuve-Saint-Georges, Draveil, jusqu'à Juvisy, jusque dans les petites rivières :de l'Orge et de l'Essonne. De ce côté, ils ne dépassaient pas Corbeil. En aval de Paris, ils suivaient tous les méandres de la Seine, passaient sous les ponts de Sèvre, de Saint-Cloud, de Bezons, de Meulan, de Vernon, de Mantes et de Pont-de-l'Arche. Leurs flottes, trouvaient des abris de verdure dans les longs chapelets d'îles, dans les roseaux des berges, à peine génés par les gords ou barrages des pêcheurs. La Seine, à cette époque, était du reste à peine troublée par quelques barquettes de pêcheurs, par des galiotes paisibles, par les coches d'eau, traînés par les chevaux de halage, et par les trains de bois descendant vers Rouen, en longues files.

Pour surveiller un pareil domaine aquatique, il fallait une sorte de ministre... des cygnes, un inspecteur et un conservateur des rives de la Seine. On le nomma. Ce fut, dès 1677, un sieur Ballon, ancien huissier de la chambre du roi, dont les pouvoirs furent définis par une ordonance spéciale du 18 avril 1681. Il lui fallait avoir 1'oeil sur tout ce long parcours de la Seine et sur les petites rivières, surtout sur l'Oise, l'Epte, l'Eure, l'Andelle, on trouva des cygnes égarés à Pont-Saint-Pierre et sur les étangs voisins, comme le lac d'Enghien. Partout, en tous lieux et en tout temps, il lui fallait assurer la conservation des cygnes ; empêcher qu'on ne touchât aux jeunes comme aux vieux, écarter les chiens. Pour toute cette tâche, il avait le droit de dresser procès-verbaux et contraventions.

A Ballon revenait aussi la tâche d'assurer, par de longues tournées, en bateau, la conservation des nids où les cygnes déposaient leurs gros oeufs verdâtres. Il plaçait dessous de petits pontons en bois qui, en cas de crue, empêchaient les nids d'être détruits et emportés. A certaines dates, M. le Conservateur des cygnes devait encore éjointer les jeunes cygnes, c'est-à-dire, rogner une de leurs ailes, suivant un terme de fauconnerie. Et la besogne devait être dure, quand il fallait éjointer une centaine de jeunes oiseaux.

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Chaque saison ramenait une besogne nouvelle. A l'approche de l'hiver, quand la Seine menaçait d'être prise et commençait à charrier les glaçons, Ballon devait rentrer les cygnes royaux dans leurs quartiers d'hiver de l'Ile aux Cygnes. Sur la Seine, il lui fallait prendre les cygnes, malgré leur rude résistance, et les ramener en bateau, si la navigation n'était pas interrompue, ou en voitures, à l'Ile des Cygnes. Parfois on les hospitalisait, dans des stations intermédiaires, au château de Chatou, à Rueil ou aux Carrières-Saint-Denis, ils étaient alors nourris avec de l'avoine, dont les septiers apparaissent souvent dans les comptes. A Ballon revenait aussi le soin de surveiller les poteaux plantés le long de la Seine et où étaient placardées les ordonnances concernant les oiseaux.

A Ballon succéda, en date du 6 septembre 1689, Henri Le Venneur, garde-cygne du roi, qui demeurait à Chatou. Détail curieux : sa nomination fut proclamée au prône de l'église en même temps que les ordonnances sur la conservation des cygnes. En plus, Henri Le Venneur était exempt de toutes charges, comme syndic ou collecteur. On voulait qu'il soit tout à sa fonction !

Toute une équipe de gardes-cygnes subalternes parcourait la Seine et ses bords. Pour la plupart, c'étaient d'anciens jardiniers de Versailles : Octavien Herny et sa veuve ; Jacques Foubert, Louis Germain, Pierre et Claude Le Cochois. Tour à tour, on les rencontre en tournées, à Melun, Corbeil, au pont de Saint-Maur, à Villeneuve-Saint-Georges, à Chatou, à Saint-Cloud, à Suresne, à la Roche-Guyon, à Mantes, à Vernon. Eux-mêmes ont des aides : le batelier Ledru, qui pose les poteaux le long du fleuve en 1685 ; le charpentier Brassard, qui construisit les petits pontons, placés sous les oeufs de cygne ; les anciens soldats invalides Jacques Bobert et Paul Letellier, qui, en 1687, sur leur canot à rames, remontent l'Eure à la poursuite des cygnes ; la veuve Denis, qui fournit les livraisons d'avoine pour la nourriture des cygnes royaux.

Mais le principal inspecteur des cygnes de notre région rouennaise est Jean Frades, qui est garde de la section entre Suresne et Rouen. C'est lui qui, en 1689, court après 76 cygnes qui voguant entre Pont-de-l'Arche et Oissel, se sont échappés vers Rouen ; en 1694, il en fait reprendre une centaine, bloqués dans les glaces à Eauplet, et les ramène dans l'Ile des Cygnes à Paris ; au printemps de 1695, il parcourt toutes les berges pour assurer la conservation des oeufs.

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Colbert, au surplus, veillait lui-même sur les cygnes de la Seine, surtout à Rouen. En veut-on une preuve Le 25 décembre 1678, il écrivait maintes lettres à l'intendant de Rouen, Louis Le Blanc :

« On m'a prévenu, dit-il, que nombre de cygnes sur 1a rivière de la Seyne, pour l'ornement public, sont descendus cette rivière dans toute l'étendue de la généralité de Rouen. Comme ils sont icy conservés sous l'autorité publique et que qui que ce soit n'ose y toucher, Sa Majesté veut que vous envoyiez promptement les deux gardes de la Prévosté de l'Hôtel de l'Intendance, l'un d'un côté de la rivière et l'autre de l'autre, s'informer soigneusement des endroits où ils sont sur la rivière de Seyne, soit dans celles qui y descendent, m'ayant été dit qu'il y en avait sur celle d'Epte, et qu'on donne tous les ordres pour les reprendre et les rapporter. »

COLBERT.

En 1679, le puissant ministre s'adressa encore à l'Intendant Le Blanc pour qu'il renvoie immédiatement les cygnes pris à la Roche-Guyon. Plus tard, ce sera au successeur de Le Blanc à Rouen, à l'intendant Meliande, que Colbert fera ses recommandations touchant les cygnes : « Car le Roy veut que chacun prenne plaisir à voir un ornement de cette qualité, et le prie de veiller sur les cygnes qui sont, en cet été de 1683, arrêtés à Pont-de-l'Arche. Il lui faut, surtout, ajoute-t-il, prendre des mesures pour empescher qu'ils ne passent le Pont-de-Rouen, parce qu'ils pourraient descendre jusqu'au Havre, ces sortes d'animaux ayant une inclination naturelle pour se retrouver vers le Nord ! »

Comme on le voit, les cygnes de la Seine étaient bien gardés ! Ils se contentaient la plupart du temps de voguer le long des rives de Longboel, du Cours de la Reine et de l'île de La Mouque, alors l'île Lacroix, arrêtés par les pontons assez reserrés, qui supportaient le Pont de Bateaux. Une fois, cependant, profitant que celui-ci était ouvert, pour laisser passer quelque navire, les cygnes s'étaient enfuis rapidement vers d'autres climats.

Mais déjà les grands jours du règne s'évanouissaient. Le roi sexagénaire devenu plus retiré, ne s'intéressait plus à ces grands spectacles d'embellissement des rivières de son royaume. Peu à peu, les cygnes disparurent  des fleuves français. Valenciennes, seule, cité héroïque, qui dans les supports de ses armoiries, porte deux cygnes d'argent, en garda ainsi le souvenir. Et puis les bons Boches, les Berlinois de Frédéric II, s'avisèrent de copier les modes de Louis XIV. Ils couvrirent les eaux fétides de la Sprée, la rivière prussienne par excellence, de flotilles de cygnes... manoeuvrant comme à la parade. Ce fut la fin ; ce fut le dernier chant du cygne !

GEORGES DUBOSC

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