DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les bas de soie à Rouen (1919).
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Première parution dans le Journal de Rouen du 27 juillet 1919. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 2ème série, publié à Rouen chez  Defontaine en 1922.

Les bas de soie à Rouen
par
Georges Dubosc

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Par un caprice de la Mode, divinité inconstante en ses goûts,

Qui parait, fuit, revient et naît dans tous les temps,

a dit Voltaire, la parure féminine est revenue à l'usage des bas de sole, légers, délicats et fragiles. Jamais on n'a autant recherché et acheté, quel que soit leur prix, ces bas de toutes nuances, qui nous rappellent les temps révolus de la Régence, où hommes et femmes de qualité aimaient à se parer de bas de soie aux réseaux fins et ténus.

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Sait-on que le premier bas de soie français fut tissé à Rouen même, au commencement du XVIIe siècle, et que notre ville peut revendiquer aujourd'hui sans contestation possible, l'introduction en France de cette parure si recherchée ? Certes, dès le XVIe siècle, on avait porté des bas de soie, mais c'étaient des bas au tricot, des bas à l'aiguille et non des bas fabriquées au métier, comme ceux que portent aujourd'hui les élégantes mondaines. Tout d'abord, Henri VIII d'Angleterre porta des bas de soie et la reine Elisabeth, fort coquette, fit de même, arborant de jolis bas, made in England. Chez nous, le roi Henri II fut le premier à porter des bas de soie à l'aiguille - venant très probablement d'Espagne ou d'Italie - et les... étrenna le jour du mariage de sa soeur Marguerite avec Emmanuel Philibert, duc de Savoie ! Ils étaient en soie verte et furent très admirés.

Mais si gracieux que fussent ces bas princiers ou royaux, ce n'étaient point des bas au métier. Qui donc inventa l'art de fabriquer mécaniquement les bas et surtout les bas de soie ? On est à peu près d'accord aujourd'hui pour attribuer l'invention du métier à tisser les bas, à un pasteur anglais, le Révérend William Lee, qui habitait à Woodborough, près de Nottingham.

Jeune encore, ce serait en voyant sa fiancée - sa sweetheart - sans cesse absorbée par le travail du tricot, qu'il voulut substituer à l'action de ses doigts agiles, maniant les aiguilles, un procédé mécanique donnant des résultats parfaits et rapides. Popularisé par la gravure, un tableau classique bien connu, représente William Lee en méditation, près de sa fiancée en train de tricoter les petits bas de la future petite famille. De plus, l'honorable corporation des Bonnetiers de Londres a conservé pour armoiries, un métier à bas, ayant pour tenants, d'un côté, un jeune ecclésiastique et, de l'autre, une jeune femme tenant des aiguilles à tricoter. Le premier métier de William Lee commença à marcher à Calverton, près de Nottingham, en 1589.

Sur l'invitation de son favori - et elle n'en manquait pas, - lord Hunsdon, la reine Elisabeth alla visiter le métier inventé par Lee, mais son désappointement fut grand, quand elle vit que cette primitive machine ne fabriquait que de gros tricots de laine, comme en faisaient les Ecossais. Adieu les bas de soie dont elle rêvait alors !...

Malgré les instances de Lord Hunsdon, elle ne voulut pas accorder à William Lee, le monopole de la fabrication des bas au métier, trouvant que ce privilège ne pouvait être accordé à une seule personne, sans porter préjudice au public. Hunsdon n'en mit pas moins son fils en apprentissage chez Lee, prévoyant que « l'affaire » était bonne. On parvint, en effet, à fabriquer, sur le nouveau métier, les bas de soie convoités par la queen Elisabeth. Toutefois, la patente-monopole ne fut pas accordée à notre homme qui, rebuté par les déboires que lui suscitèrent les Bonnetiers anglais, aurait alors accepté les offres de Sully et serait venu en France.

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En réalité, William Lee vint à Rouen, vers 1610, non sur les instances de Sully, mais sur celles d'un simple bourgeois de Rouen, marchand de draps de soie, dans la paroisse Notre-Dame-de-la-Ronde, très probablement rue de la Grosse-Horloge, Pierre de Caux, qui, très vraisemblablement, était le frère du célèbre Salomon de Caux, originaire de Dieppe, l'inventeur de la machine à vapeur, le théoricien de La Raison des Forces mouvantes. Pierre de Caux avec deux gentilshommes parisiens, Nicolas de Format, sieur des Carreaux, et Jacques Le Tartier, sieur de Pouilly, forma une association avec William Lee, pour l'exploitation à Rouen d'une manufacture de bas de soie et de bas de laine, ainsi qu'en témoigne un contrat du Tabellionnage de Rouen, à la date du 10 février 1611. Il y est dit qu'avec « Guillaume Lee, gentilhomme anglais, de présent, résidant en ceste ville de Rouen, cognoissons et confessons avoir contracté !a société pour la manufacture de bas de soye et de layne sur le mestier, à présent introduite en ce royaume par les lois et pactions qui y ensuivent ». On voit, dans cet acte, que William Lee, « auctheur et maistre conduisant ladicte manufacture », serait tenu de fournir six ouvriers anglais, « qui étaient Jehan Grangyer et Jehan Stede, engagés pour deux ans ; Hellie Vouc, pour quatre ans ; François Fulgeauc, André Raynel et Georges Ouye pour cinq ans, à commencer du jour de l'Annonciation Notre-Dame de 1610. »

En plus, dans cet acte si curieux - qui nous a été révélé par M. Charles de Beaurepaire - William Lee s'engageait à fournir quatre métiers en plus des quatre qu'il avait déjà livrés par un traité précédant à ce bon Pierre de Caux. I1 se chargeait aussi de former et d'instruire quelques « serruriers au secret de faire les mestiers et engins pour la manufacture. »

Dans l'esprit de ses fondateurs, celle-ci devait prendre un grand développement, car il est prévu à l'acte que le nombre des métiers peut être porté à trente-deux, dont ils feront les avances de mois en mois. Lee n'est pas exempt de ces avances, mais il les soldera sur ses bénéfices dans l'affaire. Aux associés reviennent toutefois les frais généraux : nourriture des ouvriers chaque mois, gages, salaires, loyers des maisons ouvrières ; achats de soie, laine, et de tous matériaux.

Pour son premier apport, - matériel et ouvriers, - William Lee avait touché, payables en annuités, 2.500 livres, et pour ses deux principaux ouvriers, Jehan Grangyer et Jehan Stede, 100 livres. Depuis, il avait été décidé que les comptes seraient arrêtés tous les trois mois et que les parts seraient également partagées entre les associés.

S'il y avait chômage ou arrêt de travail, Lee serait payé 75 livres par semaine et si le chômage durait plus de trois mois, sans sommation, lui et ses apprentis pourraient rentrer en Angleterre.

Cette association avait obtenu du roi Henri IV, un privilège de 20 ans, au nom du sieur des Carreaux, qui s'engageait aussi à faire obtenir pour Lee des lettres de naturalisation, ainsi que pour sa femme. L'acte prévoyait, du reste, que celle-ci ou ses héritiers, en cas de mort de Lee, pourrait entrer dans l'association.

Tout cet acte figure aux Archives départementales de la Seine-Inférieure (Tabellionnage de Rouen, 1611, Meubles). Il est signé des notaires Thomas Dubosc, Allard, Basire et Roisson.

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Où fut installée cette première manufacture de bas de soie ? Rien ne l'indique dans l'acte. Peut-être sur la paroisse Saint-Vincent où Pierre de Caux habitait alors, peut être encore au faubourg Saint-Sever, où furent fondées les principales manufactures royales : celles de velours, de tapis, de toiles cirées.

William Lee, dont la présence est attestée par cet acte devant notaires, demeura-t-il longtemps à Rouen ? Certains ont avancé qu'il y était mort, mais il est plutôt à croire qu'après l'assassinat d'Henri IV, ne trouvant plus auprès du gouvernement français la même protection, il rentra en Angleterre et fonda, à Nottingham, plusieurs manufactures importantes. Au découragement qu'avait fait naître l'application du métier à bas, succéda alors le plus vif enthousiasme, et, en peu d'années, on vit les Tricoteurs au métier anglais, qui formaient un corps nombreux et puissant, demander au lord-protecteur une charte de corporation, qui leur fut accordée. Le métier à bas anglais s'introduisait, du reste, partout. A Venise, un Anglais, Henry Meade, l'avait installé, à la grande jalousie des bonnetiers italiens. A Amsterdam, Abraham Jones avait fait de même. Pour réserver à l'Angleterre le privilège de ce « métier à bas » et éviter la concurrence étrangère, un bill intervint même qui interdisait, non seulement l'exportation des métiers à bas, mais même leur déplacement dans le royaume, sous peine de 200 livres d'amende et d'un an d'emprisonnement ! Business is business !...

A Rouen, et même en France, on avait oublié le premier « métier » de William Lee et ses bas de soie ! Colbert en était réduit alors à propager le plus activement le tricotage à la main, pour les bas grossiers, les bas d'estame, comme on disait alors. Il enjoignait même à l'intendant de Normandie, Leblanc, de forcer les moines de Fécamp et de Jumièges à faire tricoter tous les gueux des champs, mais dans son Discours sur l'Industrie, il signalait, non sans colère, que 20.000 paires de bas étaient entrés en France, de Jersey et de Guernesey.

Il fallait un miracle pour réintroduire en France l'ancien métier à bas de Lee. A l'instigation de Colbert, un Nîmois, nommé Jean Hindret passa en Angleterre, réussit à examiner quelques métiers, et parvint à graver dans sa mémoire, tous les détails du mécanisme, avec une telle fidélité, avec une telle précision que, de retour en France, il put faire reconstruire, pièce à pièce, le métier qu'il avait vu ! Dieu sait pourtant si cette machine, avec son bâti, avec ses pédales, son banc, ses séries d'aiguilles, ses pièces de bois ou platines, montant ou s'abaissant, ses ondes, était compliquée ! Perrault, l'auteur des Contes, qui le premier l'a décrite, dit qu'on tombe dans l'étonnement « des ressorts infinis, dont elle est composée et du nombre de ses extraordinaires mouvements ».

L'auteur des Spectacles de la Nature, dit aussi, à ce propos, qu'il ne « décrit pas cette machine, parce qu'il faut tout dire ou rien ! »

Reconstruite, la mystérieuse machines fut prudemment renfermée sous les ombrages du bois de Boulogne, dans le château de Madrid, construit jadis pour François Ier, par Gerolamo della Robbia. Jean Hindred et Blaize formèrent là un petit nombre d'ouvriers qui furent bientôt réunis par le Roi en une société commerciale. En 1670, un compromis fut même passé entre cette société, dont deux actionnaires portaient des noms célèbres au théâtre : Pierre de Rotrou, conseiller du Roi, et Philippe Pocquelin et la Corporation des Bonnetiers, qui se chargea de vendre les bas de soie portant une marque spéciale, un plomb représentant le Château de Madrid. Enfin, en 1672, le Roi, par un don de 20.000 livres, desintéresse la compagnie et crée une Corporation des Faiseurs de bas au métier, en abandonnant 129 métiers. Il désigne une centaine de ces anciens ouvriers de Madrid pour aller créer des corporations en province.

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A Rouen, c'est Pierre Darieux, « ancien ouvrier de Madrid », souvent désigné avec ce titre, qui fut le fondateur de la Corporation des Badestamiers rouennais, auxquels Louis XIV donna les statuts en 1693. Bien entendu, ils furent attaqués par les Bonnetiers qui s'opposèrent, devant le Parlement, à l'homologation de ces lettres-patentes. Toutefois, Louis XIV, qui ne badinait pas, cassa l'arrêt du Parlement et infligea une amende de 3.000 livres à ceux qui troubleraient les faiseurs de bas au métier. Ces premiers statuts prescrivaient des mesures très curieuses. Il y était dit, par exemple, que les bas de soie pour hommes pèseraient 3 onces et ceux de femme 2 onces, que ces bais seraient faits de deux brins de soie, à peine de 100 livres d'amende. Plus tard, sur le haut du bas, on marqua par deux ou trois fils, le nombre des fils employés dans la fabrication. Bien plus, chaque bas devait porter la marque en plomb au nom du fabricant et celle du bureau de la Corporation, dont l'office se trouvait rue Malpalu. Les Badestamiers étaient alors excessivement nombreux. Un tableau imprimé portant, gravé sur abois, une reproduction d'un métier à bas et leurs armoiries « deux bas en sautoir, au-dessus d'un bonnet », en date de 1787, conservé aux Archives départementales, cite près de 147 faiseurs de bas, répartis un peu dans toute la ville et les faubourgs, et dont un grand nombre habite au Vieux-Palais.

Très jaloux de leurs privilèges, les Badestamiers faisaient de nombreuses visites et leurs gardes dressaient procès-verbaux sur procès-verbaux à tous ceux qui attentaient à leurs droits. Procès aux Badestamiers de Saint-Gervais, qui dépendaient d'une haute-justice particulière. Procès, en 1720, ià un sieur René Massé, venu de Caen et qui achète en secret un métier à Bataille, rue Grand-Pont. Coût : 200 livres d'amende et confiscation du métier saisi. Procès à un certain Lapostolle pour avoir remis des bas de soie à une demoiselle Rose Avisse, couseuse, pour les raccommoder. Procès, en 1782, à un brave campagnard, descendu du bateau de La Bouille, pour aller porter des bas chez un bonnetier Vauquelin, qui insulte les Badestamiers, et, avec son garçon de boutique, les flanque à la porte. Cinq cents francs d'amende et plusieurs jours de prison vengèrent la corporation insultée.

Pour éviter toutes ces querelles, vint un jour, en 1723, où on réunit les deux corporations des Bonnetiers et des Faiseurs de bas, qui, en 1786, reçurent de nouveaux statuts. Sous l'Empire, les Faiseurs de bas, qui étaient au nombre de 1.800 dans la Seine-Inférieure, à Rouen, à Bolbec, Yvetot, produisirent d'autant plus, que Napoléon avait interdit les bas au métier anglais. Longtemps, la fabrication se maintint à Rouen, où notamment on fabriqua, de façon, très supérieure, le maillot de théâtre et de danse. C'était la spécialité, connue dans toute la France, de la maison Benoist.

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Si fins que fussent les bas de soie rouennais d'autrefois, ils n'auraient pas pu rivaliser en légèreté avec les bas de soie d'araignée que Bon de Saint-Hilaire, président de la Cour des Comptes de Montpellier, présenta un beau jour à l'Impératrice d'Allemagne, femme de Charles VI, ce qui nous a valu une très curieuse dissertation de Réaumur dans les Mémoires de l'Académie des Sciences de 1719. D'autres bas de toile d'araignée, véritable « brouillard tissé » furent encore offerts par M. de Noailles à la duchesse de Bourgogne, au grand amusement de Voltaire, qui, dans Zadig, a blagué ce bizarre cadeau. D'autres encore, plus près de nous, venus de l'île Maurice, furent présentés par le général Decaen à l'impératrice Joséphine, si élégante et si coquette !

Ces bas forts légers n'auraient certes fait l'affaire de Malherbe, très frileux, qui avait l'habitude de porter plusieurs bas superposés. « Pour n'en mettre pas plus à une jambe qu'à l’autre, dit Tallemant des Réaux, il mettoit un jeton. dans une escarcelle ». Son ami Racan lui conseilla de marquer chaque paire d'une lettre capitale, pour s'y reconnaître, si bien qu'un beau jour, tout l'alphabet y passa ! Il « allait un peu fort » le poète normand, et pourtant Malherbe n'était pas un nouveau riche !...

GEORGES DUBOSC


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