DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les Corsaires normands (1898).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.X.2006)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du 15 mai 1898. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 6ème série, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

Les Corsaires normands
par
Georges Dubosc

~*~

Comme tout reparaît au gré de l’actualité ! Voici de nouveau qu’on reparle plus que jamais des corsaires et de la guerre de course. On les croyait bien oubliés depuis les récits romantiques d’autrefois, et la succession des Lara et des Zampa semblait tombée en déshérence. Ils sont cependant revenus de l’autre côté de l’Océan, dans cette mer des Antilles qui a déjà vu leurs exploits. Corsaires modernes, du reste, qui ont remplacé le fin voilier, filant toutes voiles dehors, par le cuirassé destroyer, qui ont échangé la hache d’abordage contre l’obus à pétrole massacrant de loin, et qui se mettent à quatre, toute une escadrille, contre un pauvre cargo-boat qui n’en peut mais.

La guerre de course ! Nous ne savons plus guère ce que c’est depuis que sur les instances de l’Angleterre, qui se souvenait du mal que lui avaient causé les corsaires français, le gouvernement de l’Empire, après la guerre de Crimée, a cru, en 1856, devoir la supprimer. Et pourtant c’était là la vraie guerre qui convenait à notre tempérament national, guerre d’imprévu et de courage, à laquelle d’excellents marins, comme notre concitoyen le lieutenant de vaisseau Duboc voudraient qu’on revienne en abandonnant notre système de cuirassés coûteux, ce qu’il appelle la marine des « milliards flottants ».

Ce qu’était la guerre de course autrefois, on ne l’a pas encore oublié et on sait de quelles formalités elle était entourée. Ce n’était point, comme on l’a pu croire, de la piraterie déguisée : le corsaire n’était pas un écumeur de mer mais un combattant régulier. Pour armer en course, il fallait, tout d’abord, une commission en guerre délivrée par l’amirauté, c’est ce qu’on appelle souvent la lettre de marque. En outre, l’armateur était tenu de déposer une caution de 15.000 livres pour les déprédations et les dommages que le corsaire pouvait causer envers des nationaux ou des neutres ; il prenait l’engagement de combattre sous le pavillon de France et de le hisser avant de tirer le premier coup de canon - le coup de semonce. De plus, les deux tiers de l’équipage devaient être composés de matelots français et commandés par des officiers français. Ces formalités remplies, tout navire trouvé en mer porteur de marchandises devant approvisionner l’ennemi, était de bonne prise et adjugé au corsaire qui le ramenait au port français, où on devait le vendre aux enchères. Sur le produit de la vente, une retenue était tout d’abord prélevée pour les invalides de la marine et le reste était réparti entre l’armateur et l’équipage du corsaire. De plus, il y avait toute une série de primes, soit pour les canons enlevés, soit pour les bâtiments capturés après combat.

Cette guerre de course, ainsi fixée et délimitée, nul ne l’a faite aussi ardemment, aussi courageusement que les marins normands de la côte du pays de Caux, et leurs noms, pour être moins connus que ceux des Jean-Bart, des Duguay-Trouin, des Surcouf, les valent bien, et nous allons le prouver.

Dieppe surtout fut un vrai nid de corsaires. Marins intrépides, aventureux, ayant poussé leurs navires dans tous les coins des océans, les Dieppois qui s’énorgueillissent de Jean Cousin, le véritable découvreur de l’Amérique ; de Jean de Béthencourt, le roi des Canaries ; de Jean Parmentier et Jean Ribaut, devaient aimer cette guerre de course, toute faite de vaillance imprévue et d’héroïsme audacieux. Aussi, presque tous les grands capitaines dieppois débutèrent-ils dans leur carrière maritime en étant corsaires, et quels corsaires !

C’en fut un, par exemple, que ce Louis de Bures, seigneur d’Espineville, qui, en 1555, lors de la guerre entre la Hollande et la France, se met en tête de battre toute la formidable flotte flamande, avec quelques mauvais bateaux pêcheurs, et qui y réussit. Avec sa flottille de quatorze barques dieppoises, il s’embusque au beau milieu de la Manche pour barrer le passage aux grosses hourques flamandes de 4 à 500 tonneaux, bien armées de canons et se présentant en une ligne terrifiante. Dédaigneux de ces bachots de harenguiers et de pêcheurs de morue, les Flamands veulent passer, sans même engager la lutte qu’ils jugent indigne. Mal leur en prend, car les barques dieppoises, pour éviter les bordées d’artillerie, accostent les bateaux flamands et à l’abordage ! Hache en main, ils massacrent tout, en une lutte ardente, furieuse, où Louis de Bures trouve la mort. Près de lui un capitaine dieppois, Beaucousin, qui commande La Palme, ne peut venir à bout d’une grande hourque qu’il a harponnée : il y jette des pots à feu, mais l’incendie se communique à son propre navire et gagne de proche en proche d’autres barques. Le combat commencé à l’aube, ne s’en poursuit pas moins jusqu’au soleil couchant et le lendemain à la marée du matin, la flotte dieppoise passe entre la Tour-aux-Crâbes et le Pollet, traînant à sa suite dix hourques flamandes, chargées d’alun, de sel et de marchandises, tandis que sur la plage, toute la ville acclame les corsaires vainqueurs.

Véritable corsaire également, ce Jacques Sore de Flocques, qui a fait son apprentissage de marin sur les bateaux du Tréport, et qui mena aux navires anglais une rude guerre de course. Plus tard, huguenot enragé, nommé amiral de Navarre, c’est lui qui prendra le commandement de la petite escadre protestante qui évolue devant la Rochelle, en faisant la chasse aux galères vénitiennes et battant à plates coutures l’escadre catholique. Il est violent, terrible, animé du feu de ces ardentes haines religieuses du XVIe siècle, et on le voit bien quand, pour venger la mort de son ami Jean Ribaut - le découvreur, entre parenthèses, de la Floride - il jure de faire une guerre à mort aux Espagnols catholiques.

Un beau jour, dans les parages de Palma, il tombe sur un navire portugais, le Saint-Jacques, qui porte à son bord quarante pères jésuites qui s’en vont au Brésil. Des papistes ! le vieil huguenot les exècre ; aussi, du haut de la poupe du navire, il donne l’ordre de les jeter à la mer. Et alors se déroule une horrible scène de noyade et de fusillade. « Allez au fond de la mer dire « la messe à la papiste ! », s’écriait le corsaire, et, en même temps, il faisait jeter les calices, les missels, les reliquaires par dessus bord, puis il ramenait sa prise jusqu’à Gomera, une des îles Canaries, où il mettait en vente sa prise, la riche cargaison du navire capturé.

Corsaire aussi à ses débuts, Abraham Duquesne, quand, à dix-sept ans, sur son lougre, le Petit-Saint-André, il capture un gros vaisseau hollandais, qu’il attaque à la dieppoise, attaque subite, intrépide, ne donnant pas le temps de résister. Corsaire encore, quand au moment de la guerre d’Espagne, en 1641, il arme un petit flibot et rencontre quatre galères espagnoles qui avaient capturé une barque française portant des marchandises. Il s’agit de délivrer le navire en danger : en quelques instants, les galères sont abordées, la remorque est coupée, et la barque est triomphalement ramenée à M. de Sourdis, ce prélat-amiral qui félicite Duquesne de son courage. Corsaire encore, le futur rival de Ruyter, le vainqueur d’Alger et de Gênes, quand, armant à ses frais plusieurs navires, il alla s’emparer de quelques corvettes anglaises croisant devant Bordeaux.

C’étaient là des exploits réguliers, ordinaires. Ceux des flibustiers, des boucaniers, des Frères de la Côte, devenus légendaires, sont plutôt réprouvés par la morale… officielle. Et pourtant, la différence entre les corsaires munis d’une lettre de marque et ces aventuriers de la mer, razziant les navires qu’ils rencontraient, promenant partout, dans la mer des Antilles, leur pavillon noir où se détachait une tête de mort, est-elle bien délimitée ?

Pirates peu scrupuleux hier, il y avait bien des chances pour qu’on les retrouvât aujourd’hui capitaines de course, en temps de guerre. Ce fut un peu le rôle de tous ces capitaines flibustiers dieppois, au temps où Belin d’Esnambuc s’établissait dans l’île Saint-Christophe, à la Martinique, à Saint-Domingue, continuellement en lutte avec les Espagnols.

Ce fut le rôle du dieppois Belle-Tête, de Dupré, de Thomas Langlois, de Sevant, dit Vera-Cruz, de ce Pierre Legrand, qui, un beau matin, avec un méchant petit flibot de quelques tonneaux, s’empara d’un navire espagnol.

Daniel Bontant, à la même époque, avait une autre spécialité : comme tout bon corsaire, il donnait la chasse aux Anglais et leur prit, dans une campagne, dix-huit ou vingt navires, mais il s’attaquait particulièrement aux navires négriers, à ceux qui faisaient la traite sur la côte d’Afrique. En une seule fois, il amarina deux prises qui avaient à bord neuf cents nègres. Bonne aubaine pour le brave capitaine ! Un peu corsaire aussi, ce Vauquelain, dont le nom a été donné à une rue de Dieppe, et qui, plutôt que d’être pris par les Anglais, mit le feu à sa frégate, après avoir fait embarquer son équipage dans les chaloupes. Celui-là, officier bleu, comme ce Jean Cornic, le défenseur du Havre, dont on a célébré la mémoire, et dont M. Le Goffic nous a tracé un portrait si saisissant, devait être - comme tant d’autres - la victime des haines et des intrigues des officiers nobles du Grand Corps, et devait périr lâchement assassiné dans la rue.

Dieppe ne fut pas seule à armer pour la course ; pendant toutes les guerres de l’ancien régime, le port de Fécamp prit lui aussi une part active aux expéditions de course. La pêche à la morue sur le banc de Terre-Neuve étant interdite pendant la guerre de Sept ans, bon nombre d’armateurs, pour occuper leurs équipages restés inactifs, se lancèrent à la poursuite des navires anglais ou de ceux qui étaient chargés de marchandises à destination de l’Angleterre. Munis d’une commission de guerre délivrée par l’amirauté, combattant sous le pavillon de France, mais pouvant arborer par ruse des pavillons étrangers, les corsaires fécampois ramenèrent souvent de bonnes prises qui étaient adjugées aux enchères. Tout stimulait, du reste, l’ardeur des marins normands : la haine séculaire de l’Anglais… et les primes données par le roi : 100 livres pour chaque canon enlevé à l’ennemi, 30 livres pour chaque homme d’équipage quand il y avait eu combat.

Lorsqu’éclata la guerre de l’Indépendance américaine, la course reprit de plus belle, plus active, plus enragée ; bien que les rapports de mer de l’Amirauté fécampoise aient pour la plupart disparu, on n’en a pas moins conservé le souvenir des exploits des corsaires fécampois. En 1778, c’est le corsaire Le Rusé qui rentre au port traînant à sa remorque le sloop anglais le Soleil-Levant, dont il s’est emparé ; la même année, nous dit dans son intéressante Histoire maritime de Fécamp M. Adolphe Bellet, c’est le corsaire Le Furet qui amène le sloop La Betzy ; la même année encore, c’est le capitaine Fiquet, commandant le corsaire La Racrocheuse, obligé de soutenir deux combats terribles contre les croiseurs anglais qui, malgré leur supériorité, ne peuvent s’en rendre maîtres. Informé de ces beaux faits d’armes, le ministre de la marine félicite Fiquet pour sa bravoure et son sang-froid, et le capitaine-corsaire est porté sur la liste des récompenses royales.

Le gouvernement est, du reste, si satisfait des services rendus par les corsaires normands, que pour utiliser les navires étrangers capturés par la flotte française, il les donne aux armateurs fécampois, et non seulement il fournit les navires, mais il offre l’artillerie nécessaire pour les armer. Il ne reste plus qu’à recruter les équipages et ceux-là se trouvent facilement, séduits par les avances et par la part de prise !

Le Havre n’avait pas alors la vieille réputation de nos villes maritimes du littoral. Quand les fameuses ordonnances de Colbert de 1685 sur la marine ont donné à la nouvelle cité un essor plus grand, on se met aussi à armer en course, et les corsaires havrais rivalisent à leur tour avec les marins de Dieppe et de Fécamp.

Le fameux Dumée d’Aplemont, qui fut l’auxiliaire si actif de l’organisation de la marine nationale, en usa pendant la guerre navale faite aux Hollandais au temps de Louis XIV. Les corsaires havrais se signalèrent alors par leur audace et leur habileté : dans les nombreuses courses qu’ils firent dans la Manche, sur les côtes d’Angleterre et jusqu’à la hauteur de Dunkerque, plus d’une fois ils eurent à lutter contre des forces supérieures, mais en revanche plus d’une riche capture les dédommagea de leurs pertes. Ils étaient les idoles de la population havraise et surtout de leur protecteur, le gouverneur de la ville, cet étrange duc de Saint-Aignan, grand seigneur sans façon, poète et diseur de vers, qui venait les féliciter au retour de leurs expéditions aventureuses et leur abandonnait ses parts de prise.

Dans la seconde période du siècle de Louis XIV, quand la France entreprend la lutte avec les plus grandes nations maritimes, le rôle des corsaires havrais s’étend encore. Forcés de renoncer aux expéditions commerciales, les négociants, encouragés par le gouvernement, soutenus par Seignelay, arment en course, et les corsaires du Havre, avec leurs frégates légères, soutiennent les efforts des flottes de Tourville, de Chateaurenault, de d’Estrées, qui, de tous côtés, battent les ennemis.

Au milieu de l’activité, du remue-ménage d’un port qui est maintenant un des lieux d’armement et de ravitaillement de la flotte royale, le Havre est devenu un vrai refuge de corsaires. Et puis Jean--Bart, le légendaire Jean-Bart, le type du corsaire français, non seulement hardi, brave, entreprenant, mais aussi habile et prudent, Jean-Bart est au Havre avec le capitaine de Forbin ! C’est lui qui ramène sous le cap de la Hève le Roi-David, un navire espagnol chargé de bois de campêche, et l’Union, autre navire espagnol chargé d’or, d’argent et de poivre, et dont il s’est emparé à hauteur de Newport. Au Havre, Jean-Bart rumine le plan de campagne qui doit ruiner le commerce hollandais dans le Nord ; il commence ses croisières, mais il est bientôt fait prisonnier dans un combat furieux qu’il livre aux Anglais dans les parages des Casquets.

Mais qu’importe ; en attendant qu’il s’évade de Plymouth, il a laissé derrière lui des corsaires havrais qui suivent ses traces et se chargent de tailler de la besogne à l’Anglais ; c’est le capitaine de La Cafinières et le chevalier Désaugiers, qui croisent devant le Finistère ; c’est de Nesmond qui louvoie dans la Manche, entre la côte anglaise et la côte normande. Tous ces vaillants gens de mer, entre deux courses, entre deux expéditions périlleuses, se retrouvaient dans leurs tavernes ordinaires ; une, surtout, était fameuse, c’était celle de la rue de la Corderie, où, entre deux pots de vin, les corsaires aimaient à conter entre eux leurs prouesses merveilleuses, toute une légende de hauts faits maritimes où l’Anglais, l’éternel Anglais, jouait son rôle.

Ces campagnes de courses si fructueuses pour les corsaires havrais, après avoir cessé pendant quelque temps, recommencèrent pendant la guerre de la succession d’Autriche, où le pacifique vaisseau de commerce se transforma de nouveau en une citadelle flottante. Elles recommencèrent aussi au moment où commença à se développer notre puissance coloniale, lorsque Dupleix, si mal secondé, poursuivait la fondation de notre empire des Indes. Mais où les corsaires du Havre trouvèrent surtout l’emploi de leur courage, ce fut quand les hostilités commencèrent en Amérique entre l’Angleterre et ses anciennes colonies.

Dès que la France se fut décidée à soutenir la cause de la liberté, l’ordre vint au Havre d’autoriser l’armement des corsaires au-dessus de 90 pieds de quille ; en même temps, on apprenait que le roi donnait des gratifications à ceux qui armaient directement et abandonnaient tous leurs droits de prise. Une foule de maisons havraises se mirent aussitôt à armer en course, et les corsaires havrais reparurent, plus entreprenants que jamais.

Ce furent le Furet, que commandait l’intrépide capitaine Ducasse, et qui, au bout de quelques jours, rentra avec une prise importante. Trois grandes frégates anglaises qui sont venues croiser en rade du Havre ne lui font pas peur, et pour sa seconde sortie, le Furet amarine un sloop chargé de thé et un brick armé de deux canons. Ducasse, un moment, abandonne le Furet pour le Duguay-Trouin, corvette de 18 canons. Et la chasse continue ! Et en un mois il ramène au Havre quatre navires capturés. Cela ne lui suffit pas encore ;  Ducasse s’associe avec le capitaine Cottin, commandant du Jean-Bart, et de conserve, ils s’en vont flâner sur les côtes d’Angleterre, et ils rentrent au port avec six prises.

Un moment, la nouvelle court les rues du Havre que le Jean-Bart a été capturé par l’escadre anglaise. Le Duguay-Trouin, dit-on, a subi le même sort, et déjà on se lamente sur le sort du capitaine Ducasse, quand, toutes voies dehors, faisant flotter son grand pavois, le Duguay-Trouin apparaît tout à coup sur la rade, traînant à sa remorque un navire chargé d’eau-de-vie. Et ces faits ne sont pas uniques ; tous les jours, le Renard, la Tarentule, le Caracoleur, monté par le capitaine Carpentier, l’Iroquois, commandé par le capitaine Oscor, renouvellent ces belles prouesses maritimes. Le Phénix, que monte le capitaine Favre, fait mieux ; surpris dans la Manche par quatre corsaires anglais, il n’abandonne pas ses prises, et, contre ses ennemis beaucoup mieux armés que lui, il soutient pendant quatorze heures un combat inégal.

Tous ces exploits n’étaient pas oubliés quand éclatèrent les guerres de la Révolution et de l’Empire ; il y eut alors encore de beaux jours pour la guerre de course qui recommença plus violente, plus acharnée, plus passionnée que jamais : dans cette lutte contre les Anglais, les marins de nos ports normands se distinguèrent encore.

A Dieppe, les noms des nouveaux corsaires devinrent vite populaires ; c’était le capitaine Marchand qui s’opposa vigoureusement au débarquement d’une frégate anglaise à Dieppe ; c’était le corsaire Belhomme, sur son navire Sally, qui fit de nombreuses prises ; c’était le capitaine Tourneux, c’étaient les deux frères Drouault et tous ces capitaines dont les navires portaient des noms pittoresques et amusants, le Grand-Diable, le Loup-Garou, l’Embuscade, le Sans-Culotte, qui en faisaient voir de dures aux navires anglais, qui tâchèrent de se venger en essayant, en 1803, de bombarder Dieppe. Quels hommes rudes et vaillants que ces matelots dieppois, quels « professeurs d’énergie », suivant le mot à la mode de notre époque qui malheureusement, en ces matières, compte plus de professeurs que d’élèves ! Retrouverions-nous, par exemple, de nos jours, un gamin comme ce mousse dieppois de douze ans, le petit Alick, qui, blessé par un biscaïen anglais, reste à son poste de combat sur le pont d’un corsaire français attaqué par une corvette anglaise, et ne va se faire panser que lorsque le bateau est hors de danger ?

Aussi, au retour des courses, quelle franche et joyeuse vie, que de folies et de prodigalités ! Que de souvenirs curieux et étranges liés à ces aventures de mer. Tenez, juste à l’endroit où se trouvent actuellement les jardins du Casino, on a, à cette époque, détruit des millions… des millions anglais. Ainsi que le rapporte M. F. Bouteiller dans son amusante Histoire de Dieppe, qui nous a heureusement servi dans cette étude, c’est là, en effet, que, suivant l’arrêté du blocus continental, on brûla sur les galets de véritables amas de châles, de mousselines, de tissus et d’étoffes précieuses. Après quoi, les corsaires, grands causeurs et grands conteurs, se donnaient rendez-vous chez Baspré, au coin de la rue du Petit-Monde, aujourd’hui rue Ango, pour y deviser de leurs exploits, tout en examinant les armes, les fusils, les haches d’abordage, car Baspré était armurier. Que d’épisodes d’intrépidité joyeuse, de faits d’armes à la Dumas ! Un beau jour, dans la boutique de Baspré, un corsaire fait le pari de surprendre une sentinelle anglaise et de l’amener à Dieppe. Et il le fait, et avec le factionnaire, il enlève la guérite, promenant l’un dans l’autre, solidement garrotté, par les rues de Dieppe où on l’acclame.

De tous ces corsaires dieppois du temps de Napoléon Ier, celui qui est resté le plus légendaire, c’est Balidar, le plus terrible de tous ces coureurs de mer, aussi vaillants les uns que les autres.

D’où venait-il ? On n’en a jamais rien su. C’était probablement un méridional : sa physionomie expressive, mobile, ses yeux noirs et perçants, abrités sous des sourcils bien dessinés, semblaient l’indiquer. A la manière des autres capitaines corsaires, à son bord, il était vêtu d’un gilet rond et d’un large pantalon bleu comme les matelots ; mais l’autorité de son regard suffisait à montrer qu’il était le « maître après Dieu » à son bord. Souvent, en se plaçant le doigt sous l’oeil, à la façon des méridionaux, il disait que c’était là qu’il portait ses épaulettes de capitaine ! Il faudrait, au surplus, des volumes pour raconter tous les exploits de Balidar à bord de son lougre Point-du-Jour et du Pourvoyeur. Deux traits seulement de sa vie. Un jour, il saute le premier à l’abordage d’un navire anglais, se battant à coups de crosse avec les matelots qui l’entourent. Pendant qu’il se bat ainsi, le vent écarte son navire, et Balidar reste seul à bord du navire anglais. Un coup de poing par ci, un coup de pied par là, et il saute à la mer, rejoignant son navire.

Une autre fois, dans la baie de Lannion, au moment où il donnait des ordres avec son porte-voix, il tombe à l’eau : ce n’est pas chose facile pour un navire en marche que de sauver un homme à la mer. Mais Balidar n’a pas lâché son porte-voix ; il communique ses ordres à ses matelots, et, grâce aux manoeuvres qu’il ordonne, il peut être sauvé. Type curieux et plein de fantaisie, Balidar s’était retiré à Roscoff avant d’aller continuer la guerre de courses sur les côtes du Mexique. C’est là qu’il avait orné sa maison d’un balcon en argent massif et qu’à certains jours il s’amusait à jeter à la foule des beignets brûlants renfermant des pièces d’or !

Partout, sur la côte normande on rencontrait alors de tels hommes : à Fécamp, on n’armait pas moins alors pour la course. C’était le Félix, la Flore, l’Espoir, auquel une seule capture rapportait 700.000 francs. C’était la Clarisse, le Modeste, l’Aurore, le Mercure, dont les équipages faits prisonniers furent entassés sur les pontons anglais ; c’est le Wimereux qui, en l’an XII, accepte à lui seul le combat avec quatre corsaires anglais ; c’est le Heureux-Hasard et le Hussard, commandés par le capitaine Desprairies qui, fait prisonnier, s’échappe des prisons anglaises. Au Havre, même enthousiasme et même ardeur, et la vieille auberge du Cheval Blanc, dans la rue de la Corderie, comme au temps de Jean-Bart, réunit tous les soirs les nouveaux corsaires, les capitaines du Poisson-Volant, du Sully, du Mandrin, de la Friponne, du Dantzig et bien d’autres. Une des captures les plus importantes des corsaires havrais fut celle accomplie par le Vengeur, commandé par le capitaine Denis, dans les parages de la Hougue. Il fut assez adroit pour faire prisonnier le célèbre Sidney-Smith, l’incendiaire des navires de Toulon, qui avait essayé de mettre le feu aux magasins du Havre.

Depuis ces temps héroïques, la guerre de course a été abolie… mais si jamais on la rétablissait, parions que les vieux corsaires de la côte normande trouveraient encore de nombreux imitateurs. Bon sang ne peut mentir !...

GEORGES DUBOSC


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