DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Les « Caudebecs » de Caudebec (1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.IX.2004)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen du lundi 3 juillet 1922.
 
Les « Caudebecs » de Caudebec
par
Georges Dubosc

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Ce fut dernièrement une révélation assez inattendue que celle de la fabrication des chapeaux – et, qui plus est, des chapeaux « haut de forme » - dans la bonne ville d’Yvetot. On ne s’attendait guère à cette nouvelle gloire que l’hommage d’un impeccable « huit reflets », à M. André de Fouquières, chef du protocole et maître des élégances, cadeau des chapeliers yvetotais, fit connaître à tout l’univers.

Yvetot est donc né coiffé, car sa réputation chapelière, pour n’être point usurpée, ne lui est pas moins venue de sa voisine et rivale, la pauvre ville de Caudebec. Il ne lui a pas suffi d’enlever à Caudebec son titre de capitale du Pays de Caux, sa sous-préfecture et jusqu’à sa fabrique de moutarde, Yvetot, avec ses quatre fabriques modernes de chapeaux, a définitivement fait disparaître la réputation, qui fut si brillante, des fameux « chapeaux de Caudebec ». N’est-ce pas sous le Directoire, si on en croit la Statistique de la Seine-Inférieure, du préfet Beugnot, qu’un industriel au nom prédestiné, M. Hommets, transporta de Caudebec à Yvetot la fabrique de chapeaux, qui exportait alors ses produits au Sénégal, en Amérique et dans les colonies espagnoles ?

Grandeur et décadence, qu’il est peut-être intéressant d’étudier un instant, grâce à quelques documents et pièces d’archives, puisqu’on se plaint que l’étude de nos anciennes industries, ait jusqu’à présent été sacrifiée, ce qui, du reste n’est pas absolument exact…

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Contrariée, puis ruinée par l’invasion anglaise, l’industrie générale de Caudebec se mit tout à coup à refleurir, surtout à la fin du XVIe siècle. La tannerie, très anciennement établie à Caudebec, puisque les statuts des tanneurs datent du XIIe siècle, avait survécu, mais la chapellerie de feutre fut, à Caudebec, une industrie nouvelle, qui devint rapidement florissante. Il y eut, en effet, un revirement à la mode très curieux à noter dans la vieille Normandie, fort attachée à ses coutumes. On n’y fabriquait, pour les hommes, que le bonnet de coton traditionnel et les femmes avaient transformé le hennin de jadis en ces hautes coiffes cauchoises, ornées de dentelles et de barbe, qui font encore notre admiration. A ces modes, se substitua, tout d’abord en pays normand, puis dans le pays entier, le chapeau de feutre, fabriqué à Caudebec, surtout par les maîtres et les ouvriers protestants. Bientôt, tous les Huguenots coiffèrent le feutre noir de Caudebec, orné d’une plume verte, et par l’intermédiaire de la petite ville cauchoise, toute la France porta ensuite le chapeau de Caudebec. Louis XIV lui-même, sur sa majestueuse perruque, arborait un feutre rond et noir, orné d’une longue plume blanche.

C’est l’apogée de l’industrie caudebécaise, de son commerce et de sa réputation partout répandue. Thomas Corneille, dans son Dictionnaire de géographie, après avoir donné une description de la petite ville, écrite « sur les lieux », n’a eu garde d’oublier les chapeaux de Caudebec, « fort estimez, dit-il, en 1704, parce qu’ils résistent à la pluie ». Ce sont les qualités qu’on leur reconnaissait aussi en Angleterre et en France, où on les utilisa aussi pour les troupes, comme « chapeaux de pluie ». Le Dictionnaire de Trévoux leur donne même une dénomination latine : Pileus calidobeccensis. Il vint alors un temps où les Caudebecs étaient si connus dans toute l’Europe que le nom de la ville se confondit, par une synonymie amusante, avec le nom de l’objet. Boileau lui-même, le législateur du Parnasse, écrira dans sa fameuse Epitre à Lamoignon :

Pradon a mis au jour un livre contre vous,
Et chez le chapelier du coin de notre place,
Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface.


avec cette note écrite de sa main : « Caudebec, sorte de chapeaux de laine, qui se font en Normandie ». A ces vers, se rattache, du reste, une anecdote amusante peu connue. Boileau avait d’abord écrit :

A l’entour d’un castor, j’en ai lu la préface.

Pradon, qui était Rouennais, soit dit en passant, le reprit : « A l’entour ne se dit pas, écrit-il dans ses Nouvelles remarques sur les ouvrages du sieur D. (1685, in-8°) : on dit bien les lieux d’alentour, mais non pas à l’entour d’un castor ».

Avec son bon sens ordinaire, Boileau fit son profit de la remarque qui était juste. Il changea l’hémistiche incorrect en celui qui est resté. Sa préface entoura désormais un chapeau assez grossier, comme le « Caudebec », au lieu d’un castor, chapeau de grand luxe. Et Pradon n’y gagna point. Mme de Sévigné a aussi cité les « Caudebec» dans une lettre à sa fille, Mme de Grignan, en 1675. Elle note les fadaises qu’écrivaient à Versailles, les valets de chambre, qui étaient à la guerre avec Créquy, du côté de Trèves. « L’un, dit-elle, fait un inventaire de ce qu’il a perdu : son étui, sa tasse, son buffle, son « Caudebec ». Voilà bien certes des preuves de la popularité des chapeaux cauchois. Le Confiteor de l’Infidèle voyageur cite aussi Caudebec, comme réputée « pour ses bons chapeaux et ses beaux esprits ! »

Comment se fabriquaient les Caudebecs ? Savary, dans son Dictionnaire du Commerce, dit qu’on « y employait de la laine d’aignelin, du ploc, du duvet d’autruche ou du poil de chameau ». Passe pour le poil de chameau, résistant et luisant, mais quoi qu’on ait dit, on n’a jamais employé dans les Caudebecs du duvet d’autruche. L’abbé Noler, dans son Art du Chapelier, est formel là-dessus et il explique qu’on a confondu le duvet d’autruche avec les résidus de laines d’Autriche. La confection d’un chapeau – qui était considérée comme le chef-d’oeuvre dans les statuts de 1578 des Chapeliers de Paris – exigeait bien des opérations. Vous plairait-il qu’on les énumère rapidement ?

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Avant de couper et raser les poils sur les peaux de lapin, d’agneau, de lièvre, il fallait d’abord passer les poils au secret ! c’était un des arcanes, des mystères de la chapellerie. Les poils, n’ayant guère de propriété feutrante, on la leur donnait en les soumettant à une infusion de guimauve et de grande consoude, puis, par un procédé mystérieux, un secret importé d’Angleterre par les ouvriers chapeliers, qui n’était autre que le secretage au nitrate de mercure, on leur donnait encore cette propriété. Il suffisait de frotter les peaux avec des brosses de sanglier, enduites de la dissolution mercurielle. Après cette préparation, des femmes coupaient le poil avec des couteaux très rasants. On commençait alors l’arçonnage, opération extrêmement bizarre qui se faisait avec l’arçon, une sorte d’énorme archet de plusieurs mètres de long, suspendu par une corde au plafond. L’arçonneur promenait cet archet au-dessus des poils étendus sur une claie. Il faisait alors vibrer la corde métallique de l’arçon, tenu au-dessus des poils coupés et, par la vibration, les poils se mélangeaient. Ne jouait pas de l’arçon qui voulait. C’était une opération qui demandait du tour de main et de la dextérité.

Avec ce premier mélange, on formait une sorte de tissu grossier, qu’on appelait les capades ; on les roulait, les malaxait ; on les pétrissait à la main. Quand les capades étaient ainsi marchées,  on les feutrait en les faisant passer sur des plaques de cuivre, tour à tour chauffées et humectées d’eau. Avec quatre capades réunies, on commençait à former… la manière d’un chapeau. Il passait ensuite à la foule, dans de l’eau chauffée dans des chaudières, avec de la lie de vin. Alors, on dressait définitivement le chapeau sur une forme en bois, avec un instrument en bois, le choque, on dressait les bords. Tous les chapeaux passaient ensuite à l’étuve, pour être séchés. Restaient encore : la teinture ; le lavage ; un apprêt à la colle ; un passage à la pierre ponce ou à la peau de chien marin, façon d’Angleterre, qui les lustrait, puis la mise en tournure qui cambrait les bords, enfin la garniture avec le bourdaloue et une coiffe en tabis. Parfois, on lustrait, au coup de fer, comme faisaient alors les chapeliers parisiens. En tout, il y avait à Caudebec, pendant un moment 80 arçons ou ateliers, installés sur les bords de l’Ambion ou de la rivière de Sainte-Gertrude, car la profession exigeait des lavages assez sérieux dans de l’eau très claire.

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Sans tomber dans certaines exagérations, il est bien certain que cette fabrication, aussi bien à Caudebec, qu’à la Rochelle, que dans le Dauphiné et dans la Provence, était entre les mains des Protestants. A Rouen même où elle fut très prospère, l’industrie chapelière appartenait à des huguenots bien connus : les Véreul, dans le quartier Martainville, à l’enseigne du Linot, du Castor et du Mouton blanc ; les Guillaume Mallet, qui, lors de la Révocation de l’Edit de Nantes, s’en fut avec ses compagnons, Pierre Varin, Louis Thiolet, Jacques Dulory, Jean Combe, s’installer à Rotterdam, à Amsterdam, puis à Berlin. A Revel, s’était déjà installé un protestant du Midi, Drouilhac, qui avait obtenu la fourniture des armées de Pologne et de Russie, mais la plupart des ouvriers émigrés se rendirent dans le Brandebourg où Frédéric Guillaume leur fit un accueil aussi bienveillant qu’intéressé.

Dès la fin du XVIIe siècle, la concurrence de Lyon, du Dauphiné et de la Provence, dans l’industrie du feutre semble avoir commencé à se faire sentir à Caudebec. La Révocation de l’Edit de Nantes, comme nous l’avons dit, détermina bien un exode auquel il faut attribuer la disparition rapide de l’industrie chapelière, aussi bien à Caudebec qu’à Rouen, qui fabriquait aussi beaucoup de chapeaux, mais elle ne fut pas seule la cause de sa décadence. Tout d’abord, elle commença par se restreindre et par végéter, mais cinq ans après la Révolution, il y avait encore deux cents lignes consacrées aux chapeliers sur les rôles des tailles de 1690, dit une pièce des Archives départementales (C. 2156). Malheureusement, dans certaines études, on a imprimé ligues, au lieu de lignes, ce qui rend le texte incompréhensible. Mais, en 1691-1692, cinq cents ouvriers se trouvaient sans ouvrage et ces bandes de chômeurs parcouraient les campagnes en commettant des déprédations. M. de Bernières de Bautot, procureur général au Parlement, s’en ouvre du reste au contrôleur général, dans une lettre écrite, le 16 octobre 1692, et qui fut publiée par M. de Boislisle dans sa Correspondance des Intendants généraux. « La cessation du commerce des chapeaux a réduit 500 habitants de Caudebec à la mendicité et cette circonstance, jointe à la disette, obligera à renouveler les cotisations pour les pauvres, comme on fit l’hiver passé ». Les ouvriers chapeliers vaguaient, de jour et de nuit, dans la campagne, où ils se livraient parfois à des violences. Bon nombre de Réformés avaient fait filer, avant eux, leurs femmes ou leurs enfants à l’étranger, puis envoyaient plomber leur matériel d’industrie à Paris, où la douane ne regardait pas de très près. Ensuite, avec de faux passeports, ils trouvaient des permis d’embarquer pour l’Angleterre ou pour la Hollande, d’où les réformés pouvaient se rendre en Allemagne et surtout dans le Brandebourg.

Le Mémoire de 1696 rapporte, en termes quelque peu voilés, cette pénible situation.

On envoyait, autrefois, dit-il, de ces pays-ci, un grand nombre de chapeaux en Hollande, dans tout le Nord, même en Angleterre, malgré la défense qu’il y avait d’en laisser entrer, mais depuis dix ou quinze ans, il est passé plusieurs chapeliers dans les pays étrangers, où ils ont établi cette manufacture, en sorte que tous les chapeaux qui se font à Caudebec ou à Rouen ou ailleurs, ne se consomment actuellement que dans le royaume.

En 1701, il y avait encore de la chapellerie à Caudebec, puisque le droit de visite et de marque – qui avait été si attaqué lorsqu’on le créa, en avril 1690 – produisit encore 3.200 livres. En 1720, la Communauté des Chapeliers de Caudebec était encore composée de quinze maîtres, dont trois travaillant pour leur compte, les autres travaillant comme artisans, comme foulonniers dans les ateliers qui avaient survécu. Quatre cents personnes, à cette date, étaient encore employées à Caudebec, ce qui représentait environ le quart des habitants. Les Chapeliers caudebécais achetaient alors leurs laines venues de Ségovie en Espagne, à Rouen même ; mais ils n’employaient alors généralement que des laines françaises de Bourgogne, de Champagne et surtout de Sologne, venues souvent exemptes de droits. Pour maintenir leur fabrication, les chapeliers de Caudebec voulurent étendre leur commerce avec l’étranger. Ainsi, ils tentèrent de faire des chapeaux de vigogne pour leur clientèle espagnole, mais, sur ce domaine, ils se heurtèrent à l’opposition des Chapeliers de Paris. du reste, ils ne surent jamais fabriquer ces chapeaux de vigogne.

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Les fabricants de Caudebec tâchèrent aussi d’établir le commerce de leurs chapeaux en Portugal. Déjà vers 1672, les Portugais avaient attiré à Lisbonne, des ouvriers chapeliers, sur le conseil du consul français Desgranges, mais Colbert déconseille l’installation de ces manufactures, comme impropres au climat et on dut réembarquer un sieur Tesson, qui avait été chargé de cette installation. En 1717, les Caudebécais se contentèrent donc d’envoyer 50 douzaines de chapeaux, qu’ils vendirent avec un bénéfice de vingt sols par pièce. Toutefois les risques des transports par mer, offraient bien des risques ! En résumé, d’après un mémoire de 1720, la cause de la diminution de la fabrication des chapeaux, ne fut pas exclusivement le départ des Protestants, ce fut surtout la concurrence des fabriques de Rouen, de Paris, de Bolbec et du Havre, où on fabriquait des chapeaux qui se vendaient sous le nom de « Caudebecs », quoi qu’ils fussent « moins étoffez que ceux qui sont de véritable fabrique de cette ville, et que d’ailleurs il y ait plus d’apprêt, qui est un défaut considérable et essentiel».

Il se faisait en tout quatre mille douzaines de chapeaux à Caudebec, dont presque tous de pure laine française contre dix mille douzaines de chapeaux à Rouen et autant à Bolbec et au Havre. Forcément, l’industrie chapelière devait succomber et – il faut bien le dire – un peu aussi par la propre faute des Caudebecais ! Pendant longtemps, en effet, très jaloux de leurs privilèges, les Maîtres-chapeliers de Caudebec refusèrent de recevoir dans leur communauté les ouvriers de la campagne qui, ma foi, allèrent porter à Rouen, où ils furent bien reçus, le secret de la fabrique des chapeaux de pure laine de France, qui, jusque-là, ne s’étaient faits qu’à Caudebec et aux environs.

En 1730, sur les dix mille douzaines de chapeaux environ fabriqués à Rouen, il y en avait, dit Savary des Brûlons, dans son supplément au Dictionnaire du Commerce, trois mille cinq cents douzaines de chapeaux de laine et six cents douzaines de chapeaux à poil, sans compter différentes variétés. Il y avait encore à Rouen, à cette date, quatre-vingt Maîtres-chapeliers établis dans la ville et les faubourgs. En 1750, d’après les enquêtes faites auprès des corporations (Arch. départ. C. 126). Il y avait encore 5 Maîtres-Chapeliers à Caudebec : Costé, Hurard, Bernard Goron, Guillaume de la Croix, Charles de Thuilier (qui étaient syndics). La corporation avait eu des statuts anciens mais elle les avait produits en justice et n’avait pu les recouvrer, « quelques recherches qu’ils aient fait faire ». Ils nommaient leurs gardes pour trois ans : quant aux droits d’entrée dans la corporation, ils étaient alors de 9 livres pour les apprentis et 9 livres pour la réception. En 1767, il ne restait plus que trois chapeliers à Caudebec, disent des renseignements envoyés à l’intendant. « C’est, ajoute le syndic d’alors, la plus ancienne communauté pour les chapeaux de Caudebec, dont la manufacture est tombée. » Ceux qui existaient encore avaient des lettres de bulle, suivant l’importance de leur industrie, depuis 80 jusqu’à 100 livres. L’abbé Miette et Lesage, dans leur curieux manuscrit de la Bibliothèque de Rouen, à la fin du XVIIIe siècle, ajoutent que « depuis la révocation de l’édit de Nantes, il ne se fabrique plus de chapeaux dans la petite ville cauchoise et que ce qui est vendu vient de Paris et de Lyon, sous le nom de Caudebecs. Il reste encore, ajoutent-ils quatre familles de ces anciens fabriquants : les Le Marchand, les Hery, les Toti et les Diquemares, mais les deux premiers occupent des places distinguées dans la magistrature et les deux autres exercent des situations subalternes. » Noël de la Morinière, dans son Essai sur la Seine-Inférieure, en 1795, ne note plus l’existence de l’industrie des chapeaux à Caudebec et il attribue sa décadence à l’infériorité de la main-d’oeuvre, aux mauvaises eaux, à l’incendie de 1649, à la mortalité de 1694, où 600 personnes périrent, tout et autant qu’à la Révocation de l’Edit de Nantes…

Sic transit gloria mundi. Caudebec, jadis, coiffait fort bien, mais Yvetot maintenant… coiffe mieux  !

GEORGES DUBOSC


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