DUBOSC, Georges (1854-1927) :  La Sorcellerie normande (1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.VII.2004)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen du mardi 3 octobre 1922.
 
La Sorcellerie normande
par
Georges Dubosc

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LA « MESSE DU SAINT-ESPRIT »


Sur la route qui se déroule à travers la plaine, entouré de son troupeau, un vieil homme, courbé sous sa limousine, regagne lentement la bergerie, jetant un oeil malicieux à droite et à gauche. Il marche à petits pas, s’arrête parfois pour cueillir quelques herbes au revers du fossé, qu’il cache dans sa pannetière. Enfin, voici le village dont le clocher se rapproche peu à peu.

Deux ou trois campagnards le saluent au passage et, tremblants, se retournent quand ils l’ont dépassé. Plus loin, l’apercevant par-dessus une haie, une commère fait le signe de la croix ; une autre, sur le pas de sa porte, à l’entrée du village, désigne ce vieil homme en parlant à sa voisine. Des portes se ferment ; des chiens aboient. Petit à petit, alors qu’il gagne la ferme écartée, les groupes se forment, les gamins s’assemblent et la rumeur se répand : «Le sorcier !» Partout on entend ce mot mystérieux prononcé avec frayeur et colère, parfois aussi avec respect et crainte, rarement avec ironie… Et on conte les méfaits et maléfices du sorcier.

Ces sorcilèges, comme on disait jadis, ils ont inspiré à deux auteurs normands, le poète Francis Yard, l’auteur de l’An de la Terre et de la Chanson des Cloches, et le peintre Jean Laurier, quatre tableaux de moeurs rurales qui, sous le titre de La Messe du Saint-Esprit, doivent être représentés au Théâtre normand. Ils sont d’une ambiance très mystérieuse, originale et forte et appellent l’attention sur ce qu’était autrefois la sorcellerie normande.

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Ces sorciers campagnards et villageois n’étaient point alors de la classe de ces grands sorciers du XVIIe siècle, qui pullulèrent alors, répandant la terreur sur des populations effrayées, sorciers qu’on dut faire disparaître par une répression féroce. Les procès des Sorciers de Carentan, ou de la Haye-du-Puits, et même le procès des Petits Sorciers, jugés au Parlement de Rouen, ne seraient plus possibles aujourd’hui. La sorcellerie au village est moins impressionnante, mais elle existe encore dans bien des esprits naïfs et crédules, et l’on rencontre parfois des gens qui, tout en s’en défendant, croient encore à ses pratiques et à l’intervention dans les affaires humaines, d’une force arbitraire et puissante.

Il est difficile de déterminer les limites de l’occulte et l’efficacité des pratiques magiques dont le sorcier possède le secret. De par le pacte qu’il a signé avec Satan, au préjudice de son salut éternel, le sorcier possède un pouvoir redoutable qui s’exerce de mille façons différentes. Il peut évoquer les esprits des morts pour les questionner, pour les envoyer tourmenter les vivants, pour les faire pénétrer dans le corps d’un homme ou d’une femme, possédée ou obsédée.

Il peut jeter des sorts sur les humains et les animaux ; faire mourir le bétail par des maladies qu’il provoque ; gâter les récoltes ; envoyer des rats, des sauterelles ou des chenilles comme ceux qu’on exorcisa au Moyen-Age. En un mot, le sorcier peut contrarier les paysans dans leur travail et vouer à la maladie, à la folie et même à la mort, ceux qui sont l’objet de son animosité. Il a le pouvoir, dit Mlle Amélie Bosquet, dans La Normandie romanesque, de commander certaines apparitions hideuses et effrayantes, particulièrement celles du démon. Il sait aussi se rendre invisible pour tourmenter de nuit les passants ou leur jouer de mauvais tours, mais c’est une besogne qu’il délègue souvent aux esprits qu’il dirige. Par haine, il fait tomber la neige, la grêle qui gâte les fruits, les pluies interminables. Réunis sur le bord des étangs, les sorciers fabriquent aussi les orages ; ils les provoquent, causant des désastres effroyables. Au temps du terrible juge des sorciers. Le Loyer, ces « meneurs de nuées » étaient appelés des Tempestaires. Ils ont aussi le secret de la « corde à tourner ou à détourner le vent ». Contre ces maléfices, les corsaires du Pays de Caux plongeaient dans la mer une statuette de Saint-Antoine et récitaient une prière.

Pour se venger des fermiers, les sorciers, non contents de rendre les vaches malades, de donner le tournis aux moutons, corrompent l’eau des puits et des mares. Chose plus étrange encore, le sorcier sait découvrir l’ennemi secret, l’auteur insoupçonné d’un vol ou d’un délit, en faisant apparaître l’image du coupable dans un miroir ou un seau d’eau. Au temps de la conscription militaire, il pouvait même faire tirer un haut numéro à celui qui avait eu soin de mettre dans sa poche un crapaud, la bête des incantations. Enfin, par les philtres et par les «charmes», il se prêtait à toutes des subtilités de l’Amour, maître du monde. Au sorcier revenaient tous les droits sur la nature entière soumise à ses pratiques.

Où se recrutaient ces fervents de la sorcellerie, ces jeteux de sorts et de maléfices, ces «meneurs de nuées», ces ensorceleurs, qu’en pays normand, on appelait souvent le caras, ou le carimaras ? Parmi les bergers, gens silencieux et méditatifs, promenant lentement leurs troupeaux de plaine en plaine, de montagne en montagne, sur la pente des coteaux, sur la lisière des bois, au bord des falaises, secondés seulement par la sagacité de leurs chiens. Berger vaut «Sorcier» disait la sagesse normande. Ils connaissent et observent la tombée du soir, les couchers de soleil, l’éclat des belles nuits d’été et la marche des astres scintillants, le cours changeant des saisons qui se déroule. Isolés en leurs cabanes roulantes, les bergers y ont acquis dans les livres, quelques notions de médecine en expérimentant sur leurs troupeaux. Ils connaissent la vertu des herbes et des plantes, des «simples» qu’ils ont appris à cueillir. Il n’en faut pas plus pour que les Bergers passent pour posséder les clefs de la magie, les pratiques ténébreuses de la sorcellerie, et l’alliance avec tous les esprits transfuges de l’ordre céleste. Il faut lire, dans les pages de L’Ensorcelée, de Barbey d’Aurevilly, l’admirable analyse qu’il a tracée des bergers de Basse-Normandie, « contemplatifs, vagabonds et mystérieux ».

« Bien souvent, quand on les remercie, ajoute-t-il, quand on les chasse, ils ne disent mot, courbent la tête et s’éloignent, mais un doigt levé en se retournant est leur seule et sombre menace et presque toujours, un malheur, soit une mortalité pour les bestiaux, soit les fleurs de tous les plants de pommiers brûlées en une nuit, soit la corruption de l’eau des fontaines, vient bientôt justifier la menace du silencieux et terrible doigt levé. »

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Le sorcier, de par son pouvoir magique,  règne aussi sur tout le peuple inférieur des êtres fantastiques qui hantent la campagne, les endroits déserts, les carrefours et les coins de cimetière abandonnés, les lisières des forêts. Il commande à leur malfaisance et leur enjoint d’égarer et de poursuivre le voyageur qui chemine tremblant sous le ciel nocturne. En Normandie, il règne, par exemple, sur tout un peuple de lutins, d’esprits  phosphorescents, malicieux et vagabonds, qui voltigent dans l’ombre. Ces feux-follets, suivant la superstition populaire de la Haute-Normandie, sont les Fourolles, qui passent pour être les âmes de femmes ou de jeunes filles, expiant ainsi, dans des courses éternelles quelque amour sacrilège. C’est la Fourolle, la Forlore, en anglais la Forlorn, le Faulau, dont le nom semble identique à celui de falot ou de lanterne lumineuse, de lueur dansante, qui égare l’homme ou les bêtes, se guidant sur leur vol au crépuscule ou pendant la nuit.

Dans certains coins de Normandie, la Fourolle n’est pas seulement une âme errante, c’est une femme désincarnée par le pouvoir du sorcier, une femme dévêtue qui, pendant dix années, doit errer ainsi et devient le jouet des mille puissances indéfinies de la nature, s’agitant au sein de l’espace et du mystère. Elle se laisse emporter par les vents, se mire dans les eaux de l’étang, bondit sur le cavalier qui passe jusqu’au jour où la Fourolle reprend sa forme humaine.

Le sorcier normand gouverne et régit encore bien d’autres êtres, de nuit, et de terreur : les hanss, les reparats ou revenants ; les tarannes qui sont des gnômes phosphorescents, qui, eux, hantent surtout les lieux habités par l’homme ; les laitices, qui prennent souvent la forme de petits animaux blancs comme des hermines, qui apparaissent et disparaissent, et, d’après Pluquet, dans son curieux Essai sur Bayeux, seraient les âmes des enfants morts sans baptême.

Parmi tous ces êtres chimériques, créations imaginaires de l’esprit de nos aïeux, le plus connu, le plus répandu, qui semble lui aussi répondre aux ordres du sorcier, c’est le Gobelin, si répandu en Normandie et en Angleterre que son nom est devenu un véritable nom propre. Le Gobelin est une sorte de lutin familier, vif et capricieux, plus malicieux que méchant, petit, grotesque et grimaçant, mais vindicatif lorsqu’on le raille. Il est, au fond, un… bon petit diable familier, se plaisant aux besognes de ménage, aux travaux des servantes, les aidant parfois avec une adresse et une dextérité singulières. Il aime aussi et il chérit les enfants et surtout les chevaux. Il les panse, les étrille, les mène boire, en galopant sur leur dos, et joue et se rit dans les écuries.

        De petits lutins, une bande,
        Dansait après la sarabande
        Et, leur faisant maints tours malins,
        Riaient comme des gobelins.

Le Gobelin, qui devenait parfois méchant, sous diverses métamorphoses, était, certes, le vrai lutin normand et la preuve en est qu’il y avait à Rouen même, une tour de l’enceinte fortifiée, située sur le boulevard, près de la Porte Cauchoise, qui s’appelait La Tour du Gobelin, et où on emprisonnait les vagabonds et les mendiants.

En cette immense sylve que fut autrefois tout le Plateau de Caux, rôdent aussi, dans les clairières et sous les halliers, toutes les «Dames de la forêt», les « Dames vertes », les « Dames blanches », toutes les Fées sylvestres, qui paraissent gracieuses, aimables et accueillantes, mais qui, à l’appel du sorcier, se transforment en mégères impitoyables, et poursuivent le bûcheron où le braconnier désigné à leur vengeance, avec une furie impitoyable.

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Tous les villages de la Haute et Basse-Normandie ont ainsi leurs Fées et, dans son curieux volume sur La Normandie romanesque et merveilleuse, Mlle Amélie Bosquet nous a conté les aventures étranges de la Fée d’Argouges, si connue dans le Bessin, des Fées du château de Pirou, qui se métamorphosaient en oies sauvages et en magiciennes ; les mauvais tours de la Dame d’Aprigny, près de Bayeux, qui, dans un val étroit et resserré, arrêtait le voyageur nocturne, l’entraînait dans le ravin, puis, le saisissant brusquement, le jetait dans des fossés hérissés de buissons, de ronces et d’épines inextricables.

Au sorcier encore, obéissaient aussi les Milloraines ou Demoiselles, que tous les folkloristes n’ont eu garde d’oublier, car il leur a semblé qu’elles étaient d’origine scandinave, comme les Walkyries wagnériennes. Elles sont de grande taille, se tiennent immobiles, et ne montrent guère leur visage. Lors qu’on approche d’elles, elles s‘évanouissent dans les arbres avec un bruit d’ouragan. D’autres fois, elles se tiennent sur les branches des chênes et s’élancent sur les passants, sur les cavaliers, qui sentent tout à coup un poids intolérable sur leurs épaules, puis galopent en troupe avec eux. Les Milloraines de la Hague, la Demoiselle de Tonneville, passée dame blanche, sont les soeurs des « roussalki » russes de Pouchkine et des Tourgueneff . Barbey d’Aurevilly, dans Une Vieille maîtresse, attribue aux Milloraines la tâche de lavandières nocturnes qui, en marmonnant leur chant, accroupies sur la pierre polie des lavoirs, laveraient les linceuls des morts aux rayons de la lune. Bien plus, si un passant traversait la prairie où était situé le lavoir, les Milloraines le forçaient à tordre leur linge, et, si, terrifié, anéanti, il s’y prenait mal, elles lui cassaient les bras et l’abandonnaient pantelant dans l’herbe.

Comment les sorciers mettaient-ils ainsi à leurs ordres tous ces êtres fantastiques ? Comment transmettaient-ils leurs volontés à ces puissances démoniaques ? Grâce à des invocations, à des formules, dont la plus célèbre est l’Abraxas ; grâce au Grimoire, qui n’est qu’un recueil de recettes magiques pour se faire obéir des mauvais esprits, évoquer les morts, découvrir les trésors cachés. Que de fois le Grand Grimoire ou la Clavicule de Salomon n’a-t-il pas été réédité ? Autant que les Secrets du Grand Albert, inspirés soi-disant par l’illustre savant, transformé par les bergers de campagne en un magicien expert dans la haute sorcellerie.

Par quoi encore le sorcier s’imposait-il à la foule des bas esprits de l’air ou des eaux ? Par la vertu du Cercle magique et par la vertu du Pentagramme ou Pentacle. C’est le signe cabalistique, le talisman par excellence du pouvoir, le pentagone d’or ou d’argent, l’ancien signe de ralliement des Pythagoriciens, qui le gravaient d’un seul trait et dont la construction en forme d’étoile apparaissait comme une merveille, semblables à la Croix gammée, le Svastika ou le 4 de chiffres, qui revit encore sur des marques de libraire.

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A tout cet attirail de préparations, d’initiations au mystère noir, la puissance de l’Eglise chrétienne n’a jamais opposé que la force de la prière, sous la forme de l’exorcisme, qui chasse par la vertu de quelques paroles, les puissances considérées comme inférieures. Par contre, le peuple des campagnes, surtout en Normandie, réclamait souvent, pour faire cesser les sortilèges, le secours de la Messe du Saint-Esprit, cérémonie expiatoire que Francis Yard et Jean Laurier, ainsi que nous l’avons dit, évoquent dans leur drame villageois. Avant la Révolution, on croyait que la Messe du Saint-Esprit, dite avec un cérémonial particulier, était d’une efficacité miraculeuse et que la volonté divine, quelle que fut l’existence d’un voeu téméraire, ne rencontrait pas d’obstacles. Bien souvent, les prêtres réguliers se refusaient même à dire la Messe du Saint-Esprit. A l’appui de cette opinion, Mlle Amélie Bosquet cite un incident bien émouvant qui se déroula à Rouen, au pied de la côte Sainte-Catherine, et où un jeune fiancé trouva la mort.

Toutes ces croyances et ces spéculations étranges, survivances des conceptions primitives de l’humanité en un temps où l’ignorance supposait partout des causes et des agents de mystère, forment l’intérêt nouveau, impressionnant, du drame que Francis Yard et Jean Laurier ont consacré à la sorcellerie normande.

GEORGES DUBOSC


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