FLEURY, Jean-Joseph-Bonaventure (1816-1894) : Le pauvre et le riche : conte.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.II.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 918) de Littérature orale de Basse-Normandie (Hague et Val-de-Saire) par Jean Fleury parue à Paris chez Maisonneuve et Cie en 1883 volume IX de la collection Les Littératures populaires de toutes les nations.
 
Le pauvre et le riche
conte recueilli par
Jean Fleury

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IL y avait une fois un riche qui donnait depuis longtemps du travail à un pauvre.

- Il faut que je te récompense de quelque chose, dit un jour le riche ; dis-moi ce que tu voudrais avoir.

- Eh bien ! mon bon monsieur, si vous vouliez m'acheter une vaquette (une petite vache), cela m'arrangerait très bien.

La vache fut achetée et donnée au pauvre. Trois jours après le riche va visiter ses clos. Il trouve le garçon du pauvre qui y faisait paître sa vache. Ne le voilà pas content.

- Si j'ai donné une vache à ton père, lui dit-il, ce n'est pas pour que tu la fasses paître dans mes clos. Retire-toi et n'y reviens plus.

Huit jours après, le riche retrouve encore la vache dans son clos, toujours gardée par le même petit garçon.

- Cette fois, lui dit-il, je ne te ferai point de grâce. J'irai demain tuer ton père pour le punir de cette insolence.

Le lendemain il alla, en effet, chez le pauvre, décidé à le tuer ; Mais le pauvre était rusé ; il avait tué son cochon, puis il avait barbouillé sa femme de sang et l'avait fait coucher dans son lit.

Le riche, en entrant chez le pauvre, voit le sang répandu, le lit souillé de sang et la femme couchée dedans et immobile.

- Tiens ! lui dit-il, tu as tué ta femme ?

- Oui ; elle était si méchante que j'ai voulu la punir. Je l'ai tuée pour trois jours ; elle ressuscitera le quatrième.

- Elle ressuscitera ? Ah bien ! je vais tuer la mienne pour trois jours aussi ; ça lui apprendra à me faire enrager.

Il n'en fait ni une ni deux, il rentre chez lui et tue sa femme.

Trois jours après, il revient chez le pauvre.

- Tu m'as dit que tu avais tué ta femme pour trois jours, et je vois qu'en effet elle est ressuscitée. J'ai tué la mienne pour trois jours aussi et elle ne ressuscite pas.

- C'est que vous ne vous y êtes pas bien pris. Qu'avez-vous fait pour la ressusciter ?

- Rien. J'ai tâché de la réveiller, et elle ne bouge pas.

- Ce n'est pas comme cela qu'il fallait faire. Pour moi, j'ai une corne tout exprès pour ça. J'ai soufflé avec au cul de ma femme. Elle se porte à merveille, comme vous voyez, et elle est corrigée.

- Combien veux-tu me vendre ta corne ?

- Cent écus.

- Les voici ; donne-la moi.

Le pauvre donne la corne. Le richard retourne chez lui et fait l'opération indiquée. La bonne femme continue à ne pas bouger.

Désappointé, il retourne chez le pauvre et le trouve frappant à coups de fouet sur une marmite, qui bout à gros bouillons.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Vous voyez, je fais bouillir ma marmite.

- A coups de fouet ?

- Oui. Quand on est pauvre, on économise autant qu'on peut.

- Et ta marmite bout comme ça sans feu, sans bois ?

- Vous voyez.

- Et tu prends pour cela le premier fouet venu ?

- Ah ! mais non. Il n'y a que le fouet que vous voyez qui ait cette vertu.

- Combien veux-tu me le vendre, ton fouet ?

- Il n'est pas à vendre. Cependant, si vous y tenez, je veux bien m'en défaire pour vous. Donnez-moi cent écus et je vous le cède.

- Les voilà. Donne-moi ton fouet.

Le riche s'applaudissait de son marché, qui allait lui permettre de faire de notables économies. Arrivé chez lui, il appelle ses domestiques et leur remet le fouet en guise de bois pour faire bouillir la marmite.

Les domestiques fouettent, fouettent, la marmite ne bout pas.

Le riche retourne chez le pauvre.

- Ton fouet n'est bon à rien, lui dit-il. On a beau fouetter, fouetter la marmite, elle ne veut pas bouillir.

- De quelle main a-t-on frappé ? demande le pauvre.

- On a frappé de la main gauche.

- Cela ne m'étonne pas que vous n'ayez pas réussi. Il fallait frapper de la main droite, sans quoi le fouet n'opère pas.

Le riche retourne chez lui, appelle de nouveau ses domestiques et leur donne ses instructions. Ils frappent de la main droite à tour de bras. La marmite ne bout pas davantage.

Le riche est furieux contre le pauvre, qui s'est moqué de lui et lui a extorqué son argent ; il veut le tuer. Il ordonne à ses domestiques d'aller le chercher et de l'enfermer dans la bergerie pour le noyer le lendemain.

Les domestiques obéissent, et quand le berger revient le soir, il trouve le pauvre homme enfermé dans la bergerie.

- Tiens ! qu'est-ce que tu fais là ? lui dit le berger.

- Le riche m'a fait mettre ici. Il prétend que je dois être enfermé avec les moutons, parce que je ne sais pas mieux prier le bon Dieu que ces bêtes-là.

- Moi, je sais très bien prier ; je prierai pour tous, pour mes bêtes et pour toi ; va-t-en.

La pauvre s'en alla, mais pas tout seul. Pendant que le berger priait, il détourna tous les moutons. Il y avait une foire le lendemain, il alla les vendre et les vendit fort cher : trois francs le poil ! Avec l'argent qu'il en retira, il fit bâtir un beau château. Un jour que le riche était allé se promener de ce côté, il demanda pour qui on élevait ce beau château, à qui appartenait cette belle propriété.

- A moi, monseigneur, dit le pauvre.

- Qui aurait jamais cru que tu deviendrais si riche ?

- Rappelez-vous ce que vous avez ordonné à vos domestiques de me faire.

- J'avais ordonné de te jeter à l'eau.

- Je suis allé où vous aviez ordonné de m'envoyer, et je suis devenu riche.

- Vraiment ? Je voudrais bien aller au même endroit.

- Il ne tient qu'à vous, monseigneur ; mettez-vous dans ce sac.

Le riche se mit dans le sac, on jeta le sac à l'eau et, depuis lors, on n'a jamais revu le riche.

Là-dessus, je bus une croûte, je mangeai une chopine et je m'en revins.

((Conté à Gréville par Jean Louis Duval.))


Commentaire :

On trouve dans les Contes lorrains, recueillis par M. Cosquin, trois récits qui se rapprochent de celui-ci : René et son Seigneur (Romania, t. V, p. 357), Richedeau (Romania, t. VI, P. 533), Blancpied (Romania, t. VIII, p. 570). Voir aussi le Roi et ses Fils (Romania, t . X, p. 170). Nous renvoyons au commentaire que M. Cosquin fait de ces contes, dont il a trouvé des analogues en divers pays de l'Europe et de l'Asie.


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