BOUTRY, Léon (1861-19..) : Querelle locale (1901).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.XI.2011)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Pays normand, revue mensuelle illustrée d'ethnographie et d'art populaire, 2ème année, 1901.

Querelle locale
par
Léon Boutry

~*~

C’EST par une après-midi d’hiver alternée de pluie et de brume que j’ai visité le village de Valframbert, situé à une lieue d’Alençon. En quittant les dernières maisons de la ville autrefois occupées par des filotiers, la route nationale, large et symétriquement plantée d’arbres, réflète quelque chose de la monotonie de la plaine, vaste cirque dont les bois à l’horizon formeraient les gradins. A droite et à gauche les routes de Paris et d’Argentan profilent les mêmes alignements d’arbres ; à distance c’est une colonnade sans fin de baliveaux étriqués. Là-bas, dans le lointain, apparaît toute noire l’immense lisière des collines boisées que les nuages de suie semblent caresser en passant, pendant que vers le sol les vapeurs humides floconnent ou traînent nonchalantes sur la nature inerte. Est-ce la morne tonalité de la saison, est-ce une impression toujours vraie ? Il est en tout cas bien certain que le village de Valframbert, malgré son heureuse situation, s’est présenté ce jour-là sous un aspect terne et maussade. L’église en pierres blanches est de construction récente, et le clocher se dresse svelte et élégant quand on commence à l’apercevoir, au tournant de la route, mais une fois arrivé au pied l’illusion s’évanouit ; l’édifice, de style roman paraît lourd et affaissé. Rien au surplus dans le village qui attire la curiosité de l’antiquaire, sauf peut-être une vieille croix demeurée à côté de l’église sur la place de l’ancien cimetière. D’ailleurs de cet endroit la vue se repose agréablement vers un bois ou un parc de pins, situé en face au versant de la montée dans la direction du village de Colombiers. Au milieu du vert sombre surgissent de vieilles gentilhommières, munies de leur tourelle centrale, qui prêtent au charme des bois la poésie des souvenirs d’Antan, et dans la plaine, derrière la ferme de l’hôpital, la terre du Coudray avec ses bâtiments d’exploitation et une ancienne maison d’habitation construite au rez-de-chaussée au devant d’un vaste jardin.

Jadis l’église de Valframbert, toute simplette, était entourée par le cimetière où la croix subsistante avait été érigée. Le cimetière, il y a deux cents ans, n’était pas seulement le lieu de sépulture des morts ; là se tenaient les réunions ayant trait aux affaires de la fabrique, là aussi les paysans discutaient leurs personnelles questions d’intérêt à la sortie des offices (1).

A ce sujet, peut-être serions-nous tenté de greffer une évocation de la vie simple et tranquille au bon vieux temps si les documents ne nous rappelaient incontinent à la réalité. C’est qu’en effet en 1708, – et il parait inutile de préciser les noms, – le sieur du Coudray, gentilhomme en la paroisse de Valframbert, vivait en complète mésintelligence avec son curé. Depuis combien de temps ? L’histoire n’en parle pas ; le point acquis, c’est que certain soir du mois de juin, la fille Barbe, servante du Coudray, rentre au logis toute apeurée et demandant à quitter au plus tôt son service. Ah ! certes, il y avait bien de quoi !

Sur les neuf heures du soir, à la nuit tombante, entre chien et loup, la servante Barbe était sortie pour retirer les vaches de l’herbage et les rentrer à l’étable. A peine avait-elle passé la barrière de la cour que tout à coup surgirent devant elle trois individus « déguisés », aux mains et au visage noircis. Semblable était leur accoutrement : culotte et veste pour vêtements, ceinture de cuir retenant des pistolets, et un gros bâton sur l’épaule. Toutefois l’un d’eux se distinguait des camarades par un chapeau garni d’une bordure blanche. Prise d’effroi, la pauvre fille tombe par terre au moment où on lui met déjà la main sur l’épaule ; mais elle menace de crier, d’appeler au secours, et les individus se retirent vers Valframbert. La servante eût néanmoins le courage d’aller chercher les vaches, et à son retour ne revit personne.

Vous pensez s’il y eut grand émoi à la ferme et au logis du Coudray. Quelles étaient les intentions de ces malfaiteurs ? Avait-on affaire à des voleurs, n’était-ce pas plutôt quelque abominable tour suscité par de mauvais plaisants ? Les gens du Coudray en étaient réduits aux conjectures, et peut-être n’aurait-on su où fixer les soupçons sans une indiscrétion de la servante de la cure, qui jugea intéressant de faire part de certains propos tenus entre son maître et le frère de ce dernier, lieutenant au régiment d’infanterie à Alençon, « porteur en cette qualité du chapeau à bordure blanche », et habitant à cette époque à Valframbert (2).

C’est qu’en effet le dimanche suivant la brave fille Barbe n’eut rien de plus pressé que de raconter à tout venant sa mésaventure. « Estant allée à vespre, elle rencontra dans l’église » sa compagne, la servante du curé, et nos deux filles de chuchoter entre elles à peu près en ces termes :

- C’que t’as dû avoir peur quand t’as vu les particuliers déguisés, interroge la servante du presbytère.

- Ah ! ne m’en parle pas ; ben sûr, j’en suis cor tout estourbie.

- Ma pauv’ fille, ajoute l’autre, t’avais qu’faire d’aver tant peur ; c’était pas à toi qu’ils en voulaient...

- Tiens, mais tu les connaissais donc, pisque t’en parles si ben.

Et quoique les propos s’échangent dans l’église, la bavarde domestique du desservant « se met à rire » d’un air entendu. Au surplus, continue celle-ci, mon maître et le vôtre ne se sont-ils pas pris de querelle ce matin à l’issue de la grand’messe ! M. le curé et son frère en ont causé pendant tout le dîner et ils se sont promis de recommencer après les vespres. Et elle s’empresse de raconter les faits suivants dont tout le monde jase dans le village.

A la sortie de l’église, une réunion s’est formée dans le cimetière ; il a été question de nommer un nouveau trésorier de la fabrique ou « trésorier marguillier ». Cette nomination semblait nécessaire « pour régir et avoir soin d’un journeau (sic) de terre dépendant du Trézor » ; – ce bien n’ayant pu être banni en location était resté entre les mains du curé qui l’administrait pour son propre compte.

La question est sur le point d’être réglée et M. du Coudray se dispose à rentrer au logis « avec madame son épouze » quand le curé sort de l’église accompagné du lieutenant son frère. Aussitôt le pasteur d’interpeller le gentilhomme « d’un air violent, emporté », et le prenant par les boutons de son habit :

- C’est bien à vous, dit-il, de vous mêler des affaires du Trésor, vous êtes en vérité un « plaisant petit gentilhomme de campagne (3) »... Il y a d’ailleurs grande différence entre nous deux, car moi je ne dépends de personne, et vous, monsieur, vous dépendez de moi.

A cette algarade, les paysans surpris et curieux se sont arrêtés ; on s’attend à une vive riposte. Et cependant le hobereau invectivé se retient « dans les bornes judicieuses et dignes d’un gentilhomme en ne répondant rien ». Mais alors intervient le lieutenant d’infanterie qui tient à enchérir sur les paroles de son frère ; il va même jusqu’à menacer le seigneur en lui montrant le poing.

- Ventredieu, mon gas, s’exclame-t-il, je te ferai voir du terrain et en bref.

Et encore une fois l’interlocuteur ne relève pas l’injure, il se borne à prendre les personnes présentes comme témoins.

L’incident aurait pu être clos, mais comme la servante l’avait fait prévoir, on ne s’en tint pas là ; toute cette belle journée du dimanche devait être une journée de disputes. Ici, d’ailleurs, on peut abandonner le soin du récit à l’un des témoins de l’affaire, gentilhomme lui-même :

L’après-dînée, ledit sieur déposant estant revenu pour entendre les vespres à laditte paroisse, il fit rencontre du sieur Ducoudray et de la dame son épouze avec lesquels ils entrèrent dans l’église et trouvèrent que les vespres étaient commencées quoi qu’il ne fût pas plus de deux heures ; Le dit sieur curé ayant après lesdites vespres fait l’oraison du Saint-Sacrement, lorsqu’il eut donné la bénédiction et renfermé le Saint-Sacrement, il se tourna en fermant le tabernacle vers le peuple et d’une voix haute, sans s’adresser directement à personne, il dit :

- Messieurs, il y a un certain particulier qui veut se mesler des affaires du Trésor, et il ne faut pas que lui seul s’en rende le maître.

Ce qui paraissait évidemment s’adresser audit sieur du Coudray, parceque, dès le matin, ladite querelle avoit commencé à ce sujet. A quoy ledit sieur du Coudray ne répondit rien autre chose qu’il (le curé) debvroit bien plustôt rendre grâce à Dieu de l’honneur qu’il venoit de recevoir que de se porter à de pareilles remonstrances dans l’église, et que s’il avoit quelque chose à dire au subjet du Trésor, il debvoit attendre à en parler hors d’ycelle.

Se souvient ledit déposant que, contre l’ordinaire dudit sieur curé, celui-ci parut fort eschauffé, qu’il suait beaucoup, de sorte même qu’il oublia contre sa coutume l’Angelus, et les paysans  qui s’en aperçurent en murmurèrent.....

Et quand ils furent sortis dans le cimetière, ils furent tous étonnés d’entendre ledit sieur curé, qui à peine avoit pu se dépouiller des habits sacerdotaux, s’adressant au sieur du Coudray :

- Voyez-vous ce fanfaron et l’escoutez-vous. Est-ce à lui à se mesler des affaires du Trésor et n’est-ce pas à moi qui en doibt estre le maître !

Le sieur du Coudray fait alors observer que la gestion des choses de la fabrique incombe aux administrateurs et qu’il ne convient pas aux curés de se les approprier. Mais cette observation lui vaut une répartie nouvelle et non moins vive de la part de son interlocuteur.

- Je me soucie moins de vous que du bord de votre chapeau. Et ce disant « ledit curé frappa plus de vingt fois ledit bord de son doigt en forme de nazarde pour continuer ses insultes ».

Alors, le gentilhomme riposte en critiquant l’attitude du lieutenant à son égard. N’a-t-il pas lieu d’être très froissé d’avoir été traité de « gas » comme un vulgaire manant ; et puis cette attitude laisserait à supposer que l’officier était au nombre des individus venus à sa maison à une heure indue, armés de bastons et d’armes à feu.

- Mon frère a bien fait d’en user de la sorte, objecte le prêtre, vous vous l’êtes attiré.

Enfin la querelle de Valframbert nous indique que la dame du Coudray avait une place d’honneur dans le chœur de l’église. C’est ce qui résulte de la dernière partie d’un témoignage :

Au moment où le sieur Curé fermait la porte du tabernacle on l’entendit dire qu’il ne vouloit plus souffrir une chaise que la dame du Coudray occupoit ainsi qu’un carreau sur lequel elle se mettoit à genoux, et qu’il vouloit qu’on les jettast dehors...

Comme on vient de le voir, les détails de l’affaire sont relevés d’après les témoignages des assistants ; c’est donc qu’une plainte avait été portée et retenue au baillage criminel. En reproduisant ces détails notre but n’est point de ridiculiser les acteurs de la « dispute », mais bien de reproduire une scène, prise sur le vif, des mœurs de campagne au début du XVIIIe siècle, et c’est pourquoi il intéresse peu de savoir quelle suite les juges crurent devoir donner au procès. Ajoutons seulement, afin d’établir l’exactitude du récit, qu’à l’exception de la complicité à l’équipée de mascarade qui n’a point été prouvée, les faits ont été reconnus dans un acte de médiation dressé par Bélard, archidiacre d’Alençon, aux fins d’arrêter les poursuites. On devait constituer un jury d’honneur devant lequel le curé de Valframbert demanderait pardon des injures proférées, mais celui-ci s’étant ravisé ne se présenta pas au jour fixé. Néanmoins le Procureur du Roy crut devoir conclure à ce que les deux frères incriminés fussent relaxés des fins de l’ajournement.

Deux siècles environ se sont écoulés depuis la querelle entre le seigneur et le curé, et si le lecteur impartial tient à prononcer aussi son jugement, il ne songera pas à placer le passé en antithèse avec le présent. L’attitude du curé était jadis critiquable par ce que, suivant l’expression d’un témoin, il était revêtu d’un caractère à porter « ses paroissiens à vivre dans une société honneste et modérée ». Mais en somme la faute est bien vénielle et le curé de Valframbert montra une franchise d’expressions qui ne saurait déplaire en aucun temps et sous aucun régime.

« Tout de même » elles durent jaser longtemps de l’affaire des dames nobles et dévotes en leurs gentilhommières au milieu des bois de pins !

Léon BOUTRY.


NOTES :
(1) V. l’abbé Gautier. – Mœurs Champêtres, 1787. - A Champeaux, près d’Avranches, on dansait dans le cimetière au Moyen-Age, écrit Beaudrillart. – La Normandie, p. 27.
(2) Servantes de curé. – V. l’abbé Gautier. – Mœurs Champêtres, 1787. « ... Caduque, décrépite, elle n’a pas même la force d’aller chez les voisins, apprendre les nouvelles de la paroisse, en faire le rapport fidèle... »
(3) Simple gentilhomme, sans fief et sans titre, n’ayant pour héritage que ses armoiries. On n’a plus qu’une simple métairie qui n’a ni tourelle ni colombier. – L’abbé Gautier, loc. cit.

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