VALLES, Jules (1832-1885) : Les criminels, (Le Corsaire, 02 octobre 1869).
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texte établi d'après l'édition de 1879 sur un exemplaire de l'édition en fac-simile des éditions du Lérot (Tusson, 1987).

Les criminels
par
Jules Vallès

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A la prison de Lille vient de mourir un vieillard qui était âgé de quatre-vingt-douze ans et qui en avait passé quarante-cinq dans les maisons centrales ou les bagnes.

C'était un prisonnier excellent, modèle de douceur, esclave de la discipline. Il ne fut pas puni une fois, mis au cachot seulement une heure, dans le cours de ses innombrables incarcérations. Il s'est éteint, comme un sage, entre les bras de l'aumônier, en demandant à Dieu l'entrée au paradis, où il promettait de se conduire aussi bien que dans les maisons du gouvernement.

J'ai connu encore - bien avant qu'on parlât du bon captif de Lille, - j'ai connu un homme qui avait fait juste cinquante ans de bagne.

Certain quinze août, on le grâcia. Le voilà dans la rue, libre, riche de quelques sous gagnés à sculpter des cocos. Tant que l'argent des cocos dura, il mangea : tout en allant frapper aux portes pour solliciter de l'ouvrage et trouver à gagner du pain.

On lui demandait d'où il venait :

- J'ai été cinquante ans au bagne.

On détachait les chiens, et il n'avait qu'à filer bien vite sur ses jambes de septuagénaire, alourdies pendant un demi-siècle par le poids du boulet.

Il avait pour tout livret son passe-port signé par le commissaire de Toulon et pour casquette un vieux bonnet vert.

- On devrait fonder, me disait-il, une maison de retraite pour les anciens forçats. Que voulez-vous qu'ils fassent ? J'ai volé pour être arrêté, je volerai pour qu'on m'arrête de nouveau ; qu'on me renvoie au bagne, où j'ai mes habitudes ! je reprendrai mon petit train, je retrouverai mes connaissances, et j'attendrai tranquillement que la mort vienne.

Je ne sus que répondre et j'écrivis sous sa dictée une pétition qui eut je ne sais quel sort, dans laquelle le forçat grâcié demandait qu'on voulût bien le reprendre par charité et le réintégrer dans la maison dont il avait fait son chez soi et où il trouverait à vivre honorablement ses derniers jours.

- Est-ce pour avoir volé, lui dis-je, que vous avez été condamné ?

- J'ai été condamné pour vol et assassinat.

Je baissai la tête pour laisser passer l'aveu.

Il remarqua mon geste et dit (je l'entends encore) :

- J'étais innocent.

Innocent ? Je lui fis voir que je croyais qu'il mentait.

- Pourquoi mentirais-je ? fit-il. Il serait bien temps, maintenant ! Et qu'y gagnerais-je, grands dieux ! Il répéta :

- J'étais innocent.

Je le regardai bien en face. Il avait, en effet, la tête honnête, l'oeil clair et doux sous de hauts sourcils gris, l'air placide ; le sourire seul était étrange. C'était le sourire d'un homme qui a traîné la manique cinquante ans, et qui, innocent ou non, a connu là des innocents pour tout de bon et des criminels de grande allure, qui a entendu parler de tout, excepté de la vertu, dont l'oreille s'est blasée au récit éternel des viols, des vols et des tueries, qui enfin n'est pas payé pour croire à l'excellence de la nature humaine, à l'indulgence de Dieu, à l'infaillibilité des juges...

Je ne sais, à cette heure encore, que penser de cette affirmation énergique du vieux forçat, mais je sais bien que cette conversation me frappa vivement.

Il y avait dans la prison, au même moment, une femme qu'on accusait d'avoir empoisonné son mari. Elle jurait, elle aussi, qu'elle était innocente.

On l'acquitta, en effet, à l'ouverture des assises. On l'acquitta, mais elle dut quitter le pays, s'enfuir, et elle partit par les chemins, emportant sur son dos un enfant de quatre ans qui criait et voulait rester. Rester ? La mère et l'enfant étaient maudits ; les maisons du village leur étaient fermées. Et pourtant, devant Dieu et devant les hommes, le chef du jury avait déclaré qu'elle n'était point coupable.

Ces histoires et d'autres, que tous savent, prouvent combien il est difficile de se relever, non pas d'une condamnation, d'une condamnation errante peut-être, mais de se relever même d'une accusation reconnue fausse. Aussi je ne puis entendre parler d'un procès criminel sans éprouver une douloureuse émotion. Outre la pitié, j'ai la crainte ! Peut-être on se trompe, et ce qu'on sait de l'affaire n'est pas l'inexorable vérité !

Je ne veux point dire que mes sympathies sont d'avance pour le défenseur contre le ministère public : cela arrive pourtant ; un être isolé est si faible et la loi et le préjugé font le ministère public si fort ! Aussi, quand la culpabilité n'est pas évidente, j'ai peur du talent de l'avocat général, j'ai peur de la vanité ou de la bêtise des témoins ; j'ai peur du trouble ou de l'assurance de l'accusé !

Souvent, au contraire, je me prends à désirer des peines plus cruelles pour les coupables : chaque fois, par exemple, que je vois le père ou le maître s'acharner, les misérables ! - contre une créature faible, quelque enfant qui n'a ni la force de se défendre ni le courage de se plaindre, et qui croit aussi, peut-être, que son père à le droit de le martyriser et que c'est un péché de lui en vouloir !

Les crimes que la passion suscite quand le cerveau bout ou quand le coeur crève, ces crimes irréfléchis, soudains, je les comprends, et, après certaines confidences, on peut presque les excuser. Mais, torturer un enfant ! - Crime sans nom ! Ah ! je me suis senti remué jusqu'au fond des entrailles, et j'avais la sueur au front, les larmes aux yeux, en lisant dans la Gazette des Tribunaux l'histoire de Coelina Cassagnet.

Ils s'étaient mis à trois pour la tuer, disait-on, le maître, la maîtresse, la mère ! On lui avait tordu et cassé les doigts, on l'avait frappée à la bouche, aux tempes. Assourdie sous les coups, on l'avait foulée aux pieds, et ils avaient trépigné, les scélérats ! sur le ventre de cette pécheresse de quinze ans, enceinte pour la seconde fois ! L'assassin avait été le complice et le bénéficiaire de la débauche.

Et la mère avait laissé faire, elle avait cogné aussi !

- Me pardonnes-tu ? demanda-t-elle à sa fille qui va rendre l'âme.

Et la pauvre enfant répond :

- Oui, je te pardonne.

Elle dit deux fois : «Oui, maman, je te pardonne».

En même temps, elle tâtait avec ses petites mains meurtries sa poitrine brisée. Elle oublie que sa mère, voyant que c'en était fait d'elle et qu'elle se tordait (résignée et courageuse comme un homme, la pauvre enfant !) dans les douleurs suprêmes de l'agonie, que sa mère lui a jeté ce mot qui donne froid :

- Puisque tu devais mourir, il ne fallait pas dire qu'on t'avait battue !

Elle pardonne ; et vous, auriez-vous pardonné ?

Mais ils n'étaient point coupables : on les a acquittés. Tant mieux, pour l'honneur de l'humanité !

Ailleurs, on a condamné à quelques années de prison d'autres bons parents qui avaient enseveli dans l'ordure et torturé sur le fumier leur fille. Quelques années de prison, c'est trop peu ; ou plutôt il ne faudrait pas attendre que la loi vînt tardivement constater le supplice et la mort. Ceux qui entendent les cris de douleur à travers les murs du cachot devraient eux-mêmes délivrer la victime, commencer par là d'abord, quitte à livrer ensuite le bourreau.

Je dirai cela toutes les fois que le crime aurait pu être empêché par l'initiative du citoyen avant d'être puni par l'arrêt des juges.

Mais si nous sommes un peuple de braves, comme hommes, nous sommes presque tous des lâches !

02 octobre 1869.


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