Jules Tellier
Jules TELLIER, écrivain et journaliste français né au Havre le 13 février 1863 et mort à Paris le 29 mai 1889.
Oeuvres principales : Brumes (1883), Nos poètes (1888), Reliques (1890),...
Textes établis sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- 2 vol.).

Discours à la bien-aimée : "Je suis né, ô bien-aimée, un vendredi treizième jour d'un mois d'hiver, dans un pays brumeux, sur les bords d'une mer septentrionale. Pourtant, les flots qui battaient ma porte étaient d'un vert pâle, pareils à un espoir incertain, et plusieurs espérèrent en moi dans mon enfance. Mais ils espéraient encore, que dès longtemps déjà je n'espérais plus. Le vent, en s'engouffrant dans la cheminée, me disait des chansons lugubres, pleines d'un mystérieux ennui, et quand je me promenais les soirs sur la grève, les vagues venaient me saluer l'une après l'autre, monotones et isochrones, avec des bruits toujours aussi tristes, comme une succession de maximes de la Rochefoucauld..."

Le pacte de l'écolier Juan : "C'était à Madrid, une nuit de Noël, il y a très longtemps. Il neigeait, et la neige descendait en tournoyant au vent, lente et épaisse, dans les rues noires. C'était une de ces nuits où l'on ne voit rien de limité et d'individuel, où l'on s'anéantit dans les éléments, et qui font rêver de choses vagues et infinies. Cependant, çà et là, des vitres étaient encore rouges, entre autres celle de la mansarde de l'écolier Juan. Derrière la vitre il y avait une table, et sur la table une lampe, et près de la lampe un in-folio, et devant l'in-folio, l'écolier Juan, de Pontevedra. Juan lisait : il lisait un livre de Raban-Maur, ce qui fit que bientôt il cessa de lire..."

Les deux paradis d'Abd-er-Rhaman : "Rien n'est plus triste que certains jours d'hiver dans la montagne algérienne. A Constantine, il est des moments où l'on pourrait se croire dans les pays du Nord. Les rues sont noires et l'atmosphère pâle ; on a autour de soi le brouillard et sous ses pieds la boue ; on patauge et on grelotte. Mille choses pourtant vous rappellent que vous êtes en Afrique : des burnous blancs circulent, accompagnés parfois d'un parapluie vert ; des indigènes, plus soucieux de leur chaussure que de leur personne, marchent pieds nus, avec leurs sandales à la main ; des Kabyles, juchés sur leurs mulets, vous crient «Bâlek !» d'une voix ennuyée ; çà et là, un troupeau de chèvres, guidé par un vieillard biblique, défile avec lenteur devant les cafés où les Roumis s'absinthent, protégés par les portes bien closes ; et là-haut, sur le minaret dont la partie supérieure se perd dans la brume blanche, un muezzin qu'on ne voit pas hurle mélancoliquement aux quatre coins de l'horizon..."

Le rêve de Mohammed-ben-Sliman : "Ce soir-là, le vieux cheick Mohammed-ben-Sliman s'assoupit, ainsi qu'il lui arrivait parfois, dans sa salle à manger, peu après qu'il eût achevé sa tasse de Kaoua. Mohammed avait une barbe grise, une tête maigre et sèche à peau de parchemin, des yeux creux. Et c'était un de ces vieillards qui, lorsque les Roumis entrent dans les mosquées, les regardent farouchement, sans rien dire, appuyés sur leur bâton et drapés dans leur burnous. Pourtant, il n'était pas entièrement selon le coeur du prophète et d'Allah. Car, à la vérité, il exécrait les Roumis dans les mosquées, mais il aimait leur parler ailleurs. Il était plein de curiosités vaines qui le poussaient à s'entretenir longuement avec eux. Pas de jours où il ne s'enquît de leurs inventions et de leur pays. Il était tourmenté du désir insensé de voir de nouvelles choses. Et ce goût des nouveautés allait jusque-là que sa maison tout entière il l'avait meublée dans le goût des infidèles..."

Les notes de Tristan Noël : "C'est à Caen, il y a quelques années, que j'ai connu l'auteur des notes qui suivent. Il se nommait Tristan Noël et était étudiant en droit. C'était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque chose de hagard, et dans l'allure quelque chose d'abandonné. Il parlait peu, avec des intonations singulières, comme un homme qui lirait avec indifférence, et pourtant sans ironie, de la prose qui lui semblerait ridicule. Il passait des journées entières enfermé dans sa chambre. S'il allait au cours, c'était hasard ; s'il allait au café, c'était miracle. On ne lui connaissait pas un camarade intime, et c'est par suite d'une circonstance très particulière que je me suis trouvé en possession de quelques pages de son écriture..."


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