RICHEPIN, Jean : Le nouvel explosif (Le Journal, 29 août 1900)
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Le nouvel explosif
par
Jean Richepin

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Etant à peu près incompétent en la matière spéciale dont il s'agit, ayant assisté tout seul à l'effroyable expérience, dans des conditions, au reste, que je ne puis pas ne pas trouver étranges et troublantes, force m'est bien d'avouer loyalement que mon témoignage n'offre aucune des garanties nécessaires à un témoignage scientifique.

Je dirai même plus : ce témoignage, mon propre témoignage, le témoignage de mes yeux et de mes oreilles, à moi, je suis le premier, quand j'y pense, à le mettre en doute.

Et cependant, j'ai vu, j'ai entendu ; je suis sûr, en tout cas, d'avoir vu et entendu réellement, et non pas au cours d'un rêve.

Que je n'aie pas rêvé, en effet, il m'en reste au moins cette preuve palpable : la lettre de mon ami Harry Sloughby, me confirmant l'existence de l'expérimentateur et ma présence à l'effroyable expérience.

Tandis que j'écris, je l'ai là, devant moi, cette lettre, je la relis pour bien me convaincre de n'avoir pas rêvé. Or voici ce qu'elle dit :
«Non, mon cher, vous n'assisterez point de nouveau à la chose, du moins tout seul. Car notre homme est parti pour préparer son grand coup. Il prétend être désormais en mesure de le tenter. En quel endroit de la terre ? C'est ce que j'ignore. Mais qu'importe ? S'il réussit, comme il l'espère, nous nous en apercevrons assez quand nous irons aux cinq cents diables. Je ne regretterai alors que de ne pouvoir rire avec vous de sa bonne farce.
«Bien cordialement, vôtre, H. S.»

Evidemment, d'après cette lettre, j'ai assisté à l'expérience. Mais cette expérience fut-elle vraiment aussi effroyable que je me la rappelle ? Le ton joyeux de mon ami Harry Sloughby me laisse là-dessus dans l'incertitude. Comment, s'il croit aux conséquences de l'expérience que je lui ai narrée, comment peut-il la traiter de bonne farce ? Et n'est-ce pas, en fin de compte, à moi, qu'il a fait, lui, une bonne farce ?

La dernière fois que nous nous étions rencontrés à Londres, six semaines plus tôt, nous avions eu une longue discussion métaphysique et cosmogonique, où, de divagations en divagations, j'en étais arrivé à dire :
- L'éternelle évolution de la matière nous paraît, pour le moment, dans une période de concentration ; mais la période antérieure, et, par conséquent, prochaine, de diffusion, y demeure en puissance. Il suffirait qu'un choc réveillât cette puissance endormie, pour que recommençât la période de diffusion, et alors...

Brusquement, Harry Sloughby m'avait interrompu par ces mots, que j'avais pris pour une plaisanterie :
- Je connais quelqu'un qui cherche à le déterminer, ce choc.

Comme je lui reprochais une facétie d'un genre aussi bas dans un entretien aussi élevé que le nôtre :
- Je ne suis nullement facétieux, avait-il ajouté. Je vous répète que je connais un homme dont les idées cosmogoniques sont précisément les vôtres, et qui, lui, veut les appliquer, voilà tout.
- Mais, avais-je répliqué, c'est un fou.
- Il passe pour tel, en effet, avait répondu mon ami. Il a même été enfermé et soigné comme tel. Grâce à mes démarches, on l'a remis en liberté. Depuis, il a hérité d'une grande fortune. Il en profite pour essayer d'appliquer ses idées. Il s'occupe d'établir une science qu'il appelle la chimie cosmogonique. Voulez-vous que je vous mette en relation avec lui ? Si vous lui plaisez, il vous fera voir des choses curieuses, sans doute. A moi, il n'a jamais rien montré. Il prétend que je suis un mauvais blagueur.

Il faut croire que j'avais de quoi plaire à cet homme. Vraisemblablement ce fut le sincère et ardent enthousiasme métaphysique où je m'emballai dès notre première conversation avec une sorte d'ivresse versée soudain en moi par l'au-delà de son regard.

Les yeux de cet homme, en effet (des yeux de fou, à coup sûr), m'avaient tout de suite donné l'impression de ces puits d'infini qu'on sonde, ou plutôt qu'on imagine, entre certaines constellations, et au fond desquels on voit comme dormir l'Absolu lui-même.

J'exprime ainsi de mon mieux, mais très mal vraiment, ce que j'éprouvai en me plongeant dans son regard. Ce que j'en puis dire encore, pour traduire un peu ma sensation, c'est que ce regard absorba toute la puissance d'attention dont j'étais capable à ce moment. Quelle figure, quel corps, quel âge avait l'homme ? Je ne m'en aperçus point et je ne saurais m'en souvenir.

Ce dont je me souviens, outre son regard, c'est que nous étions seuls, lui et moi, dans un parc désert, et qu'il me laissait parler, tout à l'ivresse métaphysique dont me saoulait son regard, et qu'il me versait ce regard, en quelque sorte, à rasades de plus en plus copieuses et «intoxiquantes», comme disent les Anglais.

Ce dont je me souviens aussi (car je dois tout dire), c'est que mon ami Harry Sloughby, avant de me présenter à l'homme et de m'abandonner seul avec lui dans ce parc désert, m'avait lesté d'un repas plantureux aux viandes saignantes, aux boissons fortes, aux cigares noirs, sous prétexte de me rendre, contre les émotions probables que j'allais avoir, particulièrement solide et «energetic».

Néanmoins, je me hâte de l'ajouter, je possédais, en entrant dans le parc désert, tout mon sang-froid, me semble-t-il.

Ce dont je ne me souviens pas du tout, par exemple, c'est du laps de temps pendant lequel l'homme me laissa parler métaphysique sous son regard. Tout ce que je sais, c'est que j'étais entré dans le parc désert vers les deux heures de l'après-midi, et que je me retrouvai, couché, ayant dormi longtemps, chez mon ami Harry Sloughby, le lendemain seulement.

Mais ce dont j'ai gardé mémoire, en vision nette, fulgurante, et en pleine conscience de ne point avoir rêvé, c'est l'effroyable expérience.

Je venais d'exposer, en termes lyriques, l'état antérieur et prochain de la matière dans la période de diffusion, et la possibilité d'un choc réveillant cette période de centrifugisme, en puissance dans la matière actuellement centripète, quand l'homme, son regard m'hypnotisant, me dit :
- Ce choc, je puis le produire, peut-être. J'ai trouvé l'explosif qu'il faut. Il ne s'agit plus que d'en fabriquer la quantité nécessaire à faire sauter notre système astral. J'en ai assez déjà pour faire sauter la terre. J'ai fait les calculs. Vous allez voir.

Devant nous, au centre d'une clairière, une sphère de pierre était en équilibre sur un socle. Elle pouvait avoir deux mètres de diamètre.

L'homme ouvrit une petite boîte, semblable à une tabatière, et qui me parut vide. Il eut l'air d'y prendre quelque chose. Il posa cet imperceptible rien au bord d'un trou foré dans la sphère, souffla sur ce rien, et dit :
- Voilà mon grain d'explosif au centre de la sphère. Cette sphère figurant le globe terrestre l'explosif est dosé pour la faire sauter dans un quart d'heure. Vous allez voir.

Il se mit à courir. Je le suivis, affolé. Comme nous arrivions au château, hors d'haleine, après une course d'un quart d'heure, j'entendis une formidable détonation.

L'homme me regardait de son regard où dormait l'Absolu, que je «vis» s'éveiller dans un éclair. J'en fus foudroyé. Je dus m'évanouir. Je ne me souviens plus de rien.

Je me retrouvai, comme je l'ai dit plus haut, chez mon ami Harry Sloughby, le lendemain seulement, avec une terrible migraine, dont il m'avait dit, en souriant de son air goguenard, le mauvais blagueur :
- La métaphysique après un trop bon déjeuner, mon cher, cela donne mal aux cheveux.

Je lui avais narré l'effroyable expérience. Il m'avait dit :
- Vous avez dû boire encore chez le vieux ?
- Rien, avais-je répondu, absolument rien, sinon son regard.

Il avait répliqué :
- Vous êtes aussi fou que lui. Ah ! ces poètes !

Vexé, presque fâché, je l'avais quitté là-dessus voilà six semaines. L'autre jour, sur un mot de lui m'invitant à venir chasser en Ecosse, je lui ai demandé de me ménager une nouvelle visite chez l'homme. On a vu sa lettre à ce propos.

Et voilà l'histoire du nouvel explosif. On en conclura ce qu'on voudra. Pour moi, je l'avoue, si l'homme nous envoyait tous, d'ici peu, aux cinq cents diables, je penserais, comme mon ami Harry Sloughby, que c'est une bonne farce.


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