RICHEPIN, Jean : L'horloge (Le Journal, 14 mars 1900)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (11.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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L'horloge
par
Jean Richepin

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Avec sa voix grave et un peu fêlée, au timbre mélancolique, dans l'air calme du soir qu'il déchirait d'un brusque sanglot, le premier coup de sept heures tinta au clocheton de l'Hôtel de Ville.

Tels des soldats à l'exercice, et dont le geste automatique se déclanche sur un commandement, tous les promeneurs du Mail firent halte, mirent la dextre à leur gousset, tirèrent de ce gousset une montre, regardèrent l'heure au cadran de cette montre, remirent la montre dans leur gousset en hochant la tête tristement, et levèrent les bras au ciel.

Puis, d'une voix au timbre mélancolique comme celui de la cloche, presque avec des sanglots comme ceux qui continuaient à déchirer l'air calme du soir, ils se dirent les uns aux autres, en groupes éplorés :

- Moi, je marque sept heures moins cinq.
- Moi, sept heures cinq.
- Moi, sept heures deux.
- Moi, sept heures moins trois.
- Moi, sept heures moins une minute.
- Moi, sept heures et une demi-minute.

Mais aucun, absolument aucun, ne marquait sept heures juste.

Et comme, à ce moment, apparaissait sur le Mail, se dirigeant vers l'église des Génovéfains, un vieil homme, tous les regards fusillèrent ce vieil homme de reproches qui, pour être silencieux, n'en étaient pas moins indignés, quelques-uns allant jusqu'à lui manifester non seulement de l'indignation, mais du mépris, et certains, même, une véritable horreur.

Ce vieil homme ne présentait pourtant rien, ni dans son allure, ni dans sa physionomie, qui semblât pouvoir inspirer une antipathie aussi violente, aussi peu déguisée, aussi unaniment vengeresse.

Il était vêtu de la façon la plus décente, et qui dénotait le plus respectable des bourgeois. Ses souliers étaient gros, mais bien cirés. Son pantalon, un peu trop court, n'avait point de franges. Sa redingote, un peu trop longue, n'en donnait que plus de majesté à sa haute taille. L'âge, d'ailleurs, n'avait pas courbé cette haute taille que le vieil homme redressait avec cette fierté spéciale, apanage d'une conscience droite.

Son visage, entièrement rasé, pâle sous de longs cheveux blancs, ne se contentait pas de respirer, comme on dit, l'honnêteté. Il la transpirait, positivement. Et les deux gouttes les plus lumineuses de cette vénérable transpiration, c'étaient les deux yeux du vieil homme, deux yeux de pur diamant, où resplendissaient à la fois l'exaltation d'un mystique, la candeur d'un enfant, la sérénité d'un patriarche et la vaillance d'un héros.

Quelles raisons secrètes pouvaient donc avoir tous les promeneurs du Mail, et, par leur muet truchement, toute la ville, de manifester à ce vieil homme tant d'indignation, tant de mépris, voire de l'horreur ?

C'est ce qu'on va commencer à comprendre un peu, ou du moins à subodorer, quand on saura que ce vieil homme était l'unique horloger de la petite ville, que toutes les horloges, pendules ou montres de la petite ville étaient réglées par lui, qu'il les avait toujours fait marcher toutes admirablement pendant plus de trente années, et qu'à présent il les négligeait.

Mais pourquoi les négligeait-il à présent ? Par quelle brèche avait fui son honorabilité professionnelle en déroute ? Comment en un plomb vil cet or pur s'était-il changé ? Ah ! voilà ! C'est toute une histoire ! Ecoutez plutôt les réflexions des gens !

- Tenez, il va encore passer la nuit à l'église des Génovéfains.
- Il en a pour jusqu'à demain matin avec sa folie.
- Alors naturellement, pendant le jour, il n'en peut plus.
- Et il rhabille les montres à la va-comme-je-te-pousse.
- Et il dort sur les pendules, au lieu d'y veiller comme jadis.
- Même l'horloge de l'Hôtel de Ville, il ne s'en occupe point.
- Il n'a plus soins que pour sa vieille détraquée de là-bas.
- Et à quoi bon, je vous le demande ? Il est fou, archifou.
- Bien sûr, puisque les plus malins y ont perdu leur latin.
- Et il y perdra, lui, plus que son latin, je vous en réponds.
- D'abord, sa clientèle, n'est-ce pas ? Ainsi, moi...
- Moi pareillement, parbleu ! Qu'il vienne seulement s'établir ici un autre horloger, et on verra bien, à la fin des fins.
- Il en viendra un à la Saint-Jean. On me l'a affirmé.
- Tant pis pour le père Bringard ! Il crèvera de faim.
- A moins qu'auparavant il ne soit assommé par sa vieille...
- Ça pourra bien lui arriver aussi. Il y a du danger, là-bas.
- Oh ! non seulement du danger à cause des machines, vous savez !
- Oui, oui, je sais, à cause des légendes encore plus.
- Parfaitement. Est-ce vrai ? N'est-ce pas vrai ? Toujours est-il que nos pères n'étaient pas plus bêtes que nous, hein ? Et bien ! Ils croyaient, eux, et fermement, qu'on ne peut pas y toucher sans que ça vous porte malheur.
- N'empêche que voilà encore le vieux toqué qui va courir le guilledou toute la nuit avec sa damnée sorcière de vieille gueuse d'horloge.

Car c'est d'une horloge qu'il s'agit. A l'église des Génovéfains est une antique horloge, de celles que fabriquaient au moyen âge de patients ouvriers, y consacrant leur existence entière, y multipliant les rouages, les poulies, les poids, les contre-poids, afin qu'aux heures de l'Angelus on y entendît chanter d'interminables et gais carillons, tandis que du cadran, ouvert comme un tabernacle, sortait Mme la Sainte-Vierge, à qui l'ange Gabriel faisait la révérence, et devant qui défilaient en lente procession Messeigneurs les saints apôtres, six à l'Angelus du matin, six à l'Angelus du soir, et les douze à l'Angelus de midi.

Or, elle était, et depuis des ans et des ans, autrement dire depuis toujours, elle était détraquée, l'antique horloge de l'église des Génovéfains. Et il y avait, en effet, là-dessus, des légendes : comme quoi le maître horloger qui l'avait construite n'en était venu à bout qu'avec l'aide du diable ; comme quoi, après un certain temps révolu, le diable avait arrêté l'horloge ; comme quoi le secret en était perdu pour toujours, et que malheur arrivait à quiconque voulait retrouver ce secret ; et une ribambelle d'histoires brodées à ce propos par l'imagination populaire.

Certes, au jour d'aujourd'hui, on n'y croyait plus guère, à ces légendes et à ces histoires. Quelques-uns encore en parlaient, plutôt pour en rire. Mais le père Bringard, lui, n'en riait point. Et, à force d'y penser, après trente années de longues méditations, il avait fini par y croire.

Il croyait notamment ceci : que l'âme du maître horloger de jadis était captive du diable depuis que l'horloge ne marchait plus, et que cette pauvre âme serait délivrée quand, de nouveau, l'horloge marcherait.

Et, beaucoup grâce à cette charitable espérance, un peu aussi par orgueil de bon horloger, il s'était attelé à la besogne de raccomoder l'horloge, y mettant toute son ingéniosité patiente et toute sa foi.

Aux très rares amis qui lui restaient, et qui avaient pitié de sa folie, et qui essayaient de l'en guérir, il répondait avec assurance :
- J'y arriverai. J'ai déjà fait ceci, et cela. Encore un poids à trouver, exact, d'un métal particulier, et l'horloge marchera, vous verrez bien.

Cependant, il y employait tout son temps, et ses nuits désormais, et négligeait toutes les horloges, pendules et montres de la ville, et devenait un objet d'indignation, de mépris, voire d'horreur, mais n'en avait cure, et redoublait d'efforts vers sa chimère, voulant l'atteindre avant de mourir, et pensait chaque jour davantage être sur le point d'y atteindre, et, parmi les groupes hostiles, passait en répétant comme un refrain :
- Cette nuit j'aurai fini, sûrement. Ce sera pour demain, à midi. Demain, à midi, l'horloge marchera. Demain, à midi. Demain, à midi.

Et les jours se succédaient sans que marchât l'horloge. Et maintenant, les galopins suivaient le père Bringard dans les rues, en glapissant :

- Hou ! Hou ! L'as-tu fait marcher, la Berlue ? Demain, à midi ! Demain, à midi !

Et pourtant, voilà qu'un beau jour, à midi, du beffroi des Génovéfains s'envola le carillon, ding, ding, don, chantant sa joyeuse chanson, tandis que du cadran de l'horloge, ouvert comme un tabernacle, sortait Mme la Sainte-Vierge, à qui l'ange Gabriel faisait la révérence, et devant qui défilaient en lente procession Messeigneurs les douze apôtres.

Miracle ! Miracle ! On courait par toute la ville. On cherchait le père Bringard pour lui faire ovation. On criait que c'était la gloire du pays. On s'extasiait devant l'horloge ressuscitée. Des mécréants en pleuraient de joie.

Mais le père Bringard n'entendait plus rien, ne voyait plus rien. A l'une des chaînes de l'horloge, en guise de poids, délivrant l'âme du maître ouvrier de jadis, faisant enfin marcher sa chérie, le vieil homme s'était pendu.


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