RICHEPIN, Jean : Le peintre d'yeux (Le Gaulois, 5 décembre 1895)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (18.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Le peintre d'yeux
par
Jean Richepin

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Que Jacob van Hechtvaëre le vieux soit un grand peintre, c'est ce qu'il est impossible de ne pas proclamer, de ne pas crier, quand on voit son portrait peint par lui-même.

Malheureusement pour sa gloire, l'occasion n'en fut donnée qu'à très peu de gens ; et un guignon cruel, tenace, implacable, a voulu que, pendant deux siècles, parmi ces rares privilégiés, jamais il ne se rencontrât personne pouvant l'affirmer avec l'autorité et le retentissement nécessaires.

Ce portrait, en effet, fut légué en 1692 au couvent des Provendistes grises de Waëgtmeux-en-Thiérache par la fille du maître, à charge d'y être conservé sous voile et dévoilé seulement une fois chaque année, à la Toussaint pendant la messe des Morts. Les nonnes, le curé du pays desservant la chapelle des Provendistes grises, quelques fidèles faisant par dévotion spéciale les trois lieues de mauvais chemin qui mènent au couvent, situé dans les bois, voilà donc tout le public, insuffisant comme donneur de renommée, auquel ait été montré depuis deux siècles, une heure par an, l'admirable et magique portrait de Jacob van Hechtvaëre le vieux.

De ses autres tableaux, on en peut voir aux musées de Gand, de Valenciennes, à la bibliothèque d'Audenarde et dans plusieurs églises de Belgique. Mais ils n'ont rien de génial. Ils sont d'un honnête ouvrier peintre, sachant son métier, sans plus, et comme il y en avait beaucoup alors dans l'école flamande. Il faut être un fin connaisseur, un véritable expert, pour y trouver une touche personnelle le distinguant un peu de celui-ci ou de celui-là, par exemple de son neveu, Jacob van Hechtvaëre le jeune, avec qui les plus habiles le confondent souvent.

Mais son portrait peint par lui-même, quel chef-d'oeuvre unique, quelle incomparable merveille ! Magique, oui, réellement magique ! Ou plutôt, surnaturellement magique ! Les mots ne sont points excessifs. Ils ne sont que justes. Et l'on en conviendra sans doute, et l'on comprendra les raisons du legs singulier fait par la fille du maître au couvent des Provendistes grises, et l'on avouera que Jacob van Hechtvaëre le vieux ne put pas ne pas être un grand peintre, quand on aura lu l'histoire de son portrait, l'étrange histoire que voici.

Depuis de longues années déjà, Jacob van Hechtvaëre, ou (ainsi qu'on l'appelait à Waëgtmeux-en-Thiérache, sa ville natale) maître Jacob, exerçait la profession de peintre et en vivait honorablement et heureusement. Faisant tout ce qui concernait son état, portraits, natures mortes, paysages, sujets religieux et historiques, allégories et décorations, il ne refusait aucune besogne, n'exigeait pas de trop gros prix, était en même temps professeur à l'école municipale des arts et métiers de Waëgtmeux-en-Thiérache, et donc semblait n'avoir rien à désirer, puisqu'il trouvait dans son métier à la fois considération et profit.

Ses habitudes, ses allures et sa mine confirmaient pleinement cette apparence. Calme et régulier, consciencieux travailleur, bon père de famille dont la maison florissait d'une aimable ménagère et de trois beaux enfants, solide mangeur et buveur à large face épanouie, il menait une existence enviable. Il se levait tôt, déjeunait légèrement pour avoir la main libre, s'attelait à sa tâche jusqu'à trois heures de l'après-midi, et alors dînait copieusement, ayant tout le reste du jour pour digérer à loisir et prendre un repos bien gagné. Il le prenait à l'auberge, en fumant d'innombrables pipettes allumées aux couveux de cendres braisillantes, et en buvant six grandes chopes de bière blanche, aigrelette et mousseuse, pendant qu'avec ses amis et ses élèves il s'entretenait lentement de son art. A neuf heures du soir, il rentrait pour souper légèrement afin d'avoir un sommeil tranquille. Et le lendemain, au réveil, il recommençait à faire exactement tout ce qu'il avait fait hier.

Cependant maître Jacob, malgré son air si heureux, n'était pas heureux au fond de l'âme. Honnête artiste, et passionné de son art, il se jugeait médiocre et en souffrait. Mais personne autour de lui ne pouvait s'en douter. Ses admirateurs, ses amis et ses élèves n'attribuaient qu'à sa modeste bonhomie les aveux qu'il laissait échapper, généralement après la sixième chope, quand il disait des choses de ce genre :

- Allons, bonsoir ! Voilà encore une journée de perdue !
- Ah ! si j'étais sûr de faire un chef-d'oeuvre en cessant de vous voir, comme je vous quitterais avec joie pour toujours !
- Je vais tâcher de rêver que je suis un grand peintre, pour me consoler de n'en être pas un.

Et les quelques ennemis qu'il avait, à cause de sa prospérité, prenaient là prétexte à insinuer que sa modestie était fausse et que sa bonhomie cachait une abominable vanité, capable de tout pour se satisfaire.

Le plus méchant d'entre eux citait, à l'appui de cette fâcheuse opinion, une phrase qui revenait souvent dans les doléances de maître Jacob, phrase pourtant bien inoffensive, et où ses amis, très justement, ne voyaient, eux, qu'une boutade.

- Pour faire un chef-d'oeuvre, répétait volontairement maître Jacob, on vendrait son âme au diable.

Et il est bien certain qu'il disait cela sans malice, sans penser qu'on pût le prendre au mot. Comment en douter, quand on regardait ses bons yeux d'honnête homme, sa large face épanouie, sa bouche souriante et lippue, où la bière blanche écumait comme du lait aux lèvres d'un innocent qui tète ? Sans compter que maître Jacob remplissait très dévotement ses devoirs religieux, ne manquait jamais la messe, et communiait à toutes les grandes fêtes. En vérité, donc, il fallait avoir l'esprit diabolique soi-même pour imaginer que maître Jacob parlât sérieusement de conclure un pacte avec le diable.

Et la preuve qu'il n'en parlait pas sérieusement, c'est qu'un jour, son neveu, Jacob van Hechtvaëre le jeune, qui aimait à plaisanter, lui ayant dit :
- Et si le Diable venait vous proposer le marché, que diable lui répondriez-vous, mon oncle ?
- Eh bien ! répliqua gaiement Jacob van Hechtvaëre le vieux, qui aimait à rire aussi, je lui répondrais ce que je te réponds quand tu me demandes si tu sais peindre.
Et ce qu'il lui répondait en ce cas, c'était un petit gros mot par quoi les gens de Waëgtmeux-en-Thiérache, quoique réclamés comme Flamands à l'estime de certains historiens, prouvent de reste qu'ils sont bien Français.

Le soir du mardi gras de l'an 1681, un peu avant neuf heures, comme maître Jacob vidait sa cinquième chope, et venait précisément de répéter sa phrase favorite, en allumant aux cendres du couveux sa onzième pipette, un étranger entra dans l'auberge. Il n'était connu de personne. Tout le monde, quand on s'en entretint par la suite, fut d'accord pour dire qu'il avait l'air d'un Espagnol. Il portait un loup de velours cramoisi, un chapeau à larges bords par-dessus un bonnet rouge, une vaste et longue cape écarlate lui drapant le corps entier, et des bottes de maroquin, dont l'une, à l'empeigne beaucoup plus ronde, épatée et pleine que celle de l'autre, dénotait visiblement un pied-bot.

Comme si cet inconnu se trouvait en pays de connaissance, il s'attabla familièrement avec la bande de maître Jacob, se versa une chope de leur pot, et dit au peintre, à brûle-pourpoint :
- Ce qui vous manque pour faire un chef-d'oeuvre, maître Jacob, c'est de savoir peindre les yeux.

Quoique tous eussent fêté outre mesure le mardi gras et fussent ainsi indulgents à ce masque qui semblait le fêter aussi, ils n'eurent pas envie de rire. Maître Jacob moins que personne. Même, à lui, une mortelle pâleur lui décolora soudain le visage, qu'il avait très rouge, pour avoir bu et mangé, ce jour-là, plus que de coutume. Et il lui sembla que le coeur lui manquait dans la poitrine, tant les paroles de l'étranger le frappaient juste à la plaie avivée de sa secrète souffrance.

- Vous avez raison, répondit-il avec une honteuse humilité, vous avez grandement raison, messire, je ne sais pas peindre les yeux.
- Vous plaît-il, reprit l'étranger, que je vous apprenne à les peindre ?
- Oui, oui, certes, s'écria maître Jacob, un peu terrifié, mais en même temps enthousiasmé d'une telle proposition.
- Eh bien ! fit l'homme, venez avec moi.

On voulut empêcher maître Jacob de le suivre. Mais, lui, si pacifique à l'ordinaire, il jura, en blasphémant le nom du Seigneur, qu'il casserait la tête à qui ferait seulement mine de le retenir.

Et il sortit dans la nuit avec l'étranger.

Le lendemain, ses amis curieux l'interrogeant sur l'aventure :

- Bon, fit-il, nous avions tous la tête à l'envers à cause du mardi gras. Moi aussi. L'homme aussi. Je l'ai perdu dans la foule. C'était un mauvais plaisant. N'en parlons plus.

Mais on vit bientôt qu'il ne cessait d'y penser, et qu'il avait dû se passer entre l'homme et lui quelque chose dont sa vie demeurait bouleversée de fond en comble. Il avait perdu sa bonne mine. Il ne venait plus tous les soirs à l'auberge. Quand il y venait, il fumait et buvait à peine. Au bout d'un certain temps il n'y vint plus du tout. Il ne sortait jamais de chez lui maintenant. Il se tenait clos dans son atelier. Sa femme et ses enfants eux-mêmes n'y étaient point reçus. Il poussa enfin la folie de la réclusion jusqu'à refuser d'aller entendre, un dimanche, la messe. Depuis ce jour il ne fréquenta plus l'église. Il ne fit pas, cet an-là, ses Pâques.

Le curé, qui était de ses vieux amis, vint le voir, fut obligé de forcer presque la porte pour être introduit dans l'atelier, et lui demanda doucement les raisons de cette conduite déraisonnable.

- Vous les saurez, répondit maître Jacob, lorsque j'aurai achevé mon chef-d'oeuvre. - Et quel est ce chef-d'oeuvre, interrogea le prêtre, ce chef-d'oeuvre auquel vous sacrifiez votre salut ?
- Je ne pense pas y sacrifier mon salut, répliqua maître Jacob. J'ai pris mes précautions à cet égard.
- Faites attention, reprit le prêtre. Vous me semblez vouloir ruser avec le Malin. Il est le Malin. C'est lui qui vous trompera. Vous n'en serez pas le bon marchand.

Tristement et orgueilleusement, maître Jacob répartit :
- Tant pis, alors ? Mais au moins aurai-je été, une fois en ma vie, le bon peintre.

Un mois plus tard, on trouva maître Jacob mort de mort subite devant le chef-d'oeuvre achevé. C'était son portrait, peint par lui-même, le merveilleux, magique et surnaturel portrait que légua en 1692, au couvent des Provendistes grises de Waëgtmeux-en-Thiérache, l'abbesse Claire van Hechtvaëre, fille du maître.

Au coin du tableau était fixé un feuillet de parchemin où maître Jacob avait écrit ces lignes :

«Le Diable m'a enseigné le secret de peindre les yeux. Ce secret consiste à soutirer la vie aux modèles qu'on veut représenter, et à fixer cette vie sur la toile. Ce faisant, on tue lentement le gens dont on fait le portrait. Je n'ai voulu tuer personne que moi-même. Pouvant conquérir le génie en devenant homicide, j'ai préféré n'être que suicide. J'espère en la miséricorde divine pour que cette préférence me soit comptée en rémission de mon crime. Je supplie qu'on châtie mon sacrilège orgueil en me refusant la gloire posthume à laquelle a droit mon chef-d'oeuvre. Il me suffit de savoir que, ce chef-d'oeuvre je l'ai fait. Je recommande mon âme aux prières, dans le cas où le Malin ne me laisserait pas le temps...»

La mort avait frappé le pauvre homme en train d'écrire.

Et voilà pourquoi, tous les ans, au couvent des Provendistes grises de Waëgtmaux-en-Thiérache, le jour de la Toussaint, on fait assister à la messe des Morts, dévoilé pendant une heure, le merveilleux, magique et surnaturel portrait du grand artiste inconnu, à qui est restitué ici, pour la première fois le nom tout entier dont il signa son unique chef-d'oeuvre : Maître Jacob van Hechtvaëre, le peintre d'yeux.


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