RICHEPIN, Jean : Duel d'âmes (Le Journal, 29 mars 1897).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (15.04.1997)
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Duel d'âmes
par
Jean Richepin

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Ce fut un universel sujet d'étonnement dans le monde judiciaire, quand M. Lionel de Vargnes quitta la magistrature, par une brusque et inexplicable démission. Il y était, en effet, comme on dit, appelé au plus brillant avenir. C'est le dernier rejeton d'une famille où l'on est magistrat de père en fils, et qui a donné à la noblesse de robes quelques-uns de ses plus illustres parangons. Il était prédestiné, par atavisme, à courir cette carrière, à n'en point courir d'autre. Il l'aimait avec passion. Sa démission donnée, il se trouvait sans but, sans raison de vivre, incapable de s'intéresser à quoi que ce fût.

- Il me semble, disait-il lui-même (en employant un énergique mot patois de son pays picard), il me semble que quitter la magistrature m'a désâmé.

Et si on lui demandait pourquoi il l'avait quittée alors :
- Parce que, répondait-il, d'y rester, cela me désâmait encore plus.

Mais il n'en disait pas le pourquoi ; et ainsi sa conduite demeura une énigme dont personne n'eut le mot. Ce mot, pourtant, sans le chercher, quelqu'un finit par l'avoir. Comment ? Il n'importe. Par quel canal est-il venu jusqu'aux lignes présentes ? On n'a pas à en livrer le secret. L'essentiel, c'est que le voici, ce mot.

Tout à fait à ses débuts comme juge d'instruction, M. Lionel de Vargnes reçut un jour l'étrange lettre suivante, anonyme d'ailleurs :

«Monsieur, nous sommes, vous et moi, les deux suprêmes représentants de deux races ennemies, en lutte depuis plusieurs générations. La vôtre a fourni des magistrats illustres ; la mienne, des criminels non moins illustres. Naturellement, c'est la vôtre qui a toujours triomphé dans ce duel, puisque vous êtes les Benjamins du Destin, les descendants du juste Abel, que Dieu aime, tandis que nous sommes, nous, les descendants de Caïn le maudit, que Dieu déteste. Mais j'ai résolu que cela devait finir, et de venger tous mes aïeux sur vous, en vous infligeant un supplice de remords tel que n'en connut jamais aucun des miens condamnés par les vôtres. Je vous ferai livrer au bourreau un innocent. J'aurais pu ne vous en avertir qu'après. Mais j'ai l'orgueil de me croire assez fort pour vous en prévenir. Ma victoire n'en sera que plus éclatante, ma revanche plus complète et ma jouissance plus profonde. Maintenant, monsieur, en garde !»

Cette lettre parut à M. Lionel de Vargnes l'oeuvre d'un fou, et il n'y prêta guère attention d'abord. A quelque temps de là, cependant, il ne put pas ne point s'en souvenir, ayant été amené, dans une affaire qu'il instruisait, à conclure contre un homme qu'il avait dû ensuite reconnaître non coupable. Ce malheureux se débattait vainement dans un réseau de preuves hostiles, tellement bien tissues à son dam, que M. Lionel de Vargnes avait été forcé de se dire, en dernière analyse : - C'est à croire, vraiment, que le hasard n'a pas travaillé seul à lui donner toutes les apparences d'un coupable, et qu'une ingénieuse scélératesse a combiné les choses savamment pour tromper la justice.

Un rien, un petit oubli dans les combinaisons, avait par bonheur sauvé ce pauvre diable. La subtilité de M. Lionel de Vargnes avait fait le reste. A se prouver l'innocence de cet homme, le juge d'instruction avait déployé toutes les ressources d'un véritable génie inductif. Il y était parvenu enfin. Mais non pas, d'ailleurs, à trouver le coupable réel, qui était resté inconnu. En classant l'affaire, M. Lionel de Vargnes avait, malgré lui, repensé à l'étrange lettre du fou. Puis il avait haussé les épaules et songé :
- Bah ! une coïncidence bizarre, rien de plus ! De quoi vais-je m'inquiéter là ?

Il s'en inquiéta, toutefois, quoi qu'il en eût. A partir de ce moment, il lui devint impossible d'oublier la lettre. Sa mémoire en était hantée. Il n'entamait pas une instruction de quelque importance sans ressentir l'impérieux besoin, auquel il cédait, de reprendre la lettre conservée dans ses dossiers et de la relire. Il y trouva, au reste, un singulier tonique à tenir toujours en éveil ses facultés de juge d'instruction. Chimérique ou non, cette affreuse menace d'une erreur possible le rendait d'autant plus méticuleux et plus perspicace en sa scrupuleuse besogne. Il y trouvait en même temps un charme plus aigu, les délices d'un danger incessant et terrible, les voluptés du risque.

Parfois, il souriait de ce qu'il appelait un enfantillage. Souvent, aussi, pour s'en excuser à ses propres yeux. Il se disait :
- Après tout, c'est peut-être à cela que je dois d'être un bon juge d'instruction.

Mais il lui arrivait, plus souvent encore, de frissonner à cette pensée obsédante :
- Et si c'était vrai ? Si ce fou n'était pas un fou? Si la chose épouvantable se réalisait ?

Car M. Lionel de Vargnes avait une âme de grand magistrat, une de ces âmes qui considèrent la fonction de juge comme une fonction sainte ; et l'idée d'une erreur judiciaire lui était aussi abominable qu'à un prêtre convaincu l'idée du sacrilège.

Il n'y a guère que les gourmets de causes criminelles pour se souvenir de l'affaire Grivadas. Le grand public n'y prit pas un vif intérêt. Il se passionnait alors pour les élections. Les journaux regorgeaient de matière politique. Cette histoire d'empoisonnement passa presque inaperçue, en des comptes rendus écourtés, et n'eut pas une bonne presse. C'était cependant de quoi régaler ceux qui sucrent volontiers leur café au lait avec les nouvelles judiciaires.

Il s'agissait d'un drame mystérieux, compliqué, ayant pour victimes une veuve et deux enfants, pour héros un médecin, pour moyens d'action une assurance sur la vie (ce qui est un peu vieux jeu), mais aussi (ce qui était tout à fait original) l'emploi, comme poison, d'un bouillon de culture. Bref, c'était, dans les annales criminelles, l'entrée de la bactériologie.

Le médecin, en outre, se défendait avec acharnement, protestait de son innocence, fort d'une existence jusqu'alors parfaitement honorable. En revanche, tout concourait à l'accuser, jusqu'aux soins dévoués, mais exclusifs et comme jaloux, qu'il avait prodigués à la veuve et aux deux enfants. On établissait avec preuves irréfutables à l'appui, qu'il les avait, sous prétexte de les guérir d'un mal, savamment et lentement intoxiqués d'un autre mal. Les remèdes et le traitement du premier n'avaient été que les véhicules du microbe les infectant du second. On avait retrouvé les traces de cette infection voulue, négligée à dessein jusqu'au moment où l'incurabilité avait été absolue. On avait reconstitué tout le processus scientifique, et en même temps toute l'armature morale de ce crime, vraiment horrible dans sa nouveauté.

On ? qui ça, on ? L'instruction, donc ! La sagace, merveilleuse, miraculeuse instruction de l'extraordinaire juge d'instruction, seul assez habile pour avoir déjoué un si habile scélérat.

Ce juge d'instruction était M. Lionel de Vargnes.

L'affaire allait passer en cour d'assises ; et pour personne au Palais le résultat n'en était douteux : c'était la condamnation du médecin.

A toutes les preuves accumulées contre lui, il n'opposait que le cri de son innocence. Aux irréfutables conclusions de M. Lionel de Vargnes, il n'avait jamais rien pu répondre, sinon :
- Je suis le jouet d'une infernale fatalité. Vos conclusions sont logiques. Les faits sont là, incompréhensibles à moi-même. Et pourtant, je suis innocent.

Un instant, devant une pareille obstination, et qui avait l'accent de la sincérité, M. Lionel de Vargnes avait eu son habituel scrupule, et repensé à la lettre du fou. Mais non ! Pas moyen d'hésiter, d'avoir l'ombre d'une crainte. Que le médecin fût coupable, M. Lionel de Vargnes, la grande âme de magistrat, le chrétien, eût juré qu'il le croyait, l'eût juré sur son salut éternel. Il avait donc, sans un tremblement au bout des doigts, signé le renvoi en cour d'assises. C'était comme s'il signait la condamnation à mort.

Deux jours plus tard on trouvait le médecin étouffé dans son lit. Il s'était par un prodige de volonté, retourné la langue jusqu'au fond de la gorge, produisant ainsi l'occlusion complète des voies respiratoires, et l'asphyxie. Une lettre adressée au juge d'instruction (qu'il avait, par conséquent, pu écrire et sceller sous le regard de son gardien), affirmait, avec l'autorité de sa mort prochaine, in extremis, son innocence, et répétait solennellement qu'il était le jouet d'une infernale et incompréhensible fatalité.

Les journaux, dans un petit coin des Échos du Palais, annoncèrent, le lendemain, cet étrange suicide, et que l'affaire Grivadas n'aurait pas son dénouement en cour d'assises, le coupable s'étant fait justice lui-même. Et tout le monde, y compris M. Lionel de Vargnes, demeura en effet convaincu de cette culpabilité.

Mais M. Lionel de Vargnes, lui, pas bien longtemps. Car le jour même il reçut, de la même écriture que celle de jadis, ces lignes :

«Monsieur, pour la deuxième fois je viens de manquer la revanche de mes aïeux. La première, vous vous étiez bien défendu. Celle-ci, c'est le hasard qui vous sert. La troisième sera la bonne pour moi. A bientôt ? Vous le livrerez au bourreau, l'Innocent ! Je le veux. J'y arriverai».

«Eh bien ! non, se dit M. Lionel de Vargnes ! Non, il n'y arrivera pas. Que cet homme soit ou ne soit pas un fou, il me fait peur».

Et M. Lionel de Vargnes donna sa démission.


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