RICHEPIN, Jean : La cité des gemmes (Le Gaulois, 20 mars 1896)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (15.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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La cité des gemmes
par
Jean Richepin

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- Soit ! fit le docteur, puisque vous y tenez tant ! Mais n'oubliez pas qu'il est archifou, que sa folie est communicable, qu'il a déjà détraqué deux...

Sur un geste où il comprit que j'étais blessé de ses doutes touchant la solidité de ma raison, il n'insista pas, et, appelant un gardien, il lui donna l'ordre de me conduire à la chambre 27 et de m'y laisser seul avec le malade, mais de se tenir dans le corridor, derrière la porte, prêt à intervenir si j'en avais besoin.
- Pour le cas, ajouta-t-il, où l'entretien tournerait à la discussion, ce que je vous conseille d'éviter soigneusement, dans l'intérêt même du malheureux, chez qui la contradiction peut déterminer un accès de vésanie furieuse.

Le pensionnaire de la chambre 27 n'avait cependant pas l'air bien terrible, et la prudence du docteur me parut exagérément précautionneuse quand je me trouvai en face du tout petit, tout humble et très inoffensif vieillard, à qui le gardien me présenta en disant :
- Voici un monsieur qui vient vous faire parler pour mettre la chose dans un journal.

En chemin, avant d'arriver à la chambre, le gardien m'avait averti que c'était là le plus sûr moyen de décider le bonhomme aux confidences.

Il avait dit «le bonhomme» ; et aucun mot, en effet, ne pouvait être mieux choisi pour caractériser d'un coup ce calme et doux septuagénaire, à la face pâle, mais souriante, aux longs cheveux blancs bouffant sur les oreilles comme ceux d'un Béranger, à l'attitude reposée, presque somnolente, et aux yeux ingénus où s'épanouissait en fleur bleue un regard d'enfant.

Une étincelle vive, toutefois, s'alluma soudain dans ce regard d'enfant ; et mon imagination y vit alors, au lieu d'une fleur bleue, luire l'azur du soufre qui flambe. Les yeux du bonhomme dardaient un éclair qui fouillait jusqu'au fond des miens, avec une acuité térébrante et gênante.
- Il vous prend mesure, me dit tout bas le gardien, et j'ai idée que votre figure lui revient.

Brusquement, l'éclair aigu s'émoussa, l'étincelle s'éteignit, la fleur bleue refleurit dans le regard d'enfant, et le vieillard me dit d'une voix lointaine et câline :
- Je veux bien vous parler, monsieur. Asseyez-vous, je vous prie, et recueillez-vous pour m'écouter.

Et je restai seul avec le fou, le gardien s'étant retiré en fermant la porte, derrière laquelle je perçus son immobilité silencieuse qui montait la garde.
- Monsieur, me dit le vieillard après un assez long temps, êtes-vous minéralogiste ?
- Non, monsieur, répondis-je.
- Et chimiste ?
- Non plus.
- Égyptologue, alors ?
- Pas davantage, ou, du moins, très peu.
- Tant pis ! dit-il, car vous n'êtes point dans de bonnes conditions pour m'entendre. Votre journal aurait pu mieux choisir. Enfin ! Vous me paraissez intelligent, et je sais être clair. J'espère, malgré vos incompétences, que je pourrai me faire comprendre de vous.

Et tout de suite, très posément d'ailleurs, sans aucune fièvre de débit révélant l'agitation cérébrale d'un fou qui chevauche sa chimère, mais avec toutes les allures, au contraire, d'un esprit lucide et bien ordonné, comme un professeur exposant méthodiquement une science possédée à fond, et assez maître de son sujet pour le réduire à la portée d'un ignorant, il se mit à me faire un véritable cours abrégé de minéralogie et de chimie, touchant la formation, l'analyse et la synthèse des pierres précieuses.

Je n'avais point de peine à le suivre, et je me demandais seulement où il voulait en venir, tandis qu'il m'enseignait la cristallisation théorique, le clivage, les propriétés générales et particulières, les différences de polarisation, de densité, de composition en oxydes variés par quoi se caractérisent les diverses espèces de gemmes, et notamment le diamant et le corindon, celui-ci comprenant le rubis oriental, l'émeraude et le saphir, et que les principaux gisements s'en trouvent dans les roches métamorphiques et dans les couches du diluvium, et comment le mystérieux travail de la nature à leur endroit avait été en partie reproduit dans les laboratoires par la chimie moderne, si justement appelée la chimie du carbone.

Où il voulait en venir, il me le manifesta enfin par cette subite interrogation :
- Bref, monsieur, est-on un aliéné, je vous prie, pour croire et soutenir que l'homme peut faire des gemmes ?
- Non, répliquai-je, pas le moins du monde. Car, d'après le peu que j'en savais déjà, et surtout d'après ce que vous venez de m'en dire d'une si limpide façon, je le crois absolument comme vous.

Il me remercia d'un geste serein, demeura de nouveau un assez long temps sans reprendre la parole, puis, d'une voix un peu moins posée que tout à l'heure, le débit plus agité, les lèvres légèrement tremblantes :
- Monsieur, continua-t-il, c'est contre l'absurde orgueil de cette chimie moderne, contre la monstrueuse aberration du progrès, que je me suis brisé. Parce que Sainte-Claire Deville et Caron n'ont pu obtenir que des corindons sans épaisseur, parce que les rubis de Frémy et de Feil sont de minces tablettes qu'on n'arrive point à coaguler sous forme de prismes hexagonaux, parce que Despretz n'a reconstitué le diamant qu'à l'état de cristaux perceptibles seulement au microscope, on en a conclu que, là où la chimie moderne reste impuissante jusqu'à nouvel ordre, l'humanité antérieure avait dû forcément être plus impuissante encore.
- Pardonnez-moi, dis-je ; mais je ne vois pas bien...

Il m'interrompit presque violemment, en me jetant le même regard aigu qu'au début de ma visite.
- Qu'est-ce que vous ne voyez pas bien ? s'écria-t-il. Penseriez-vous donc aussi, vous, que l'humanité n'a pas connu déjà des civilisations supérieures à la nôtre ? Ne savez-vous pas, par exemple, que les anciens Égyptiens étaient les derniers dépositaires d'une science léguée à quelques-uns de leurs prêtres par les sages d'auparavant, échappés à l'engloutissement de l'Atlantide ?

Il s'était levé, parlait haut, gesticulait largement. Une petite écume lui moussait aux commissures des lèvres. J'entendais, dans le corridor, le pas du gardien qui s'était rapproché de la porte.
- Monsieur, fis-je d'un ton très calme, vous avez tort de vous irriter contre moi ; je suis complètement de votre avis.

Il se rassit, se tut, ferma les yeux. Le temps de silence qu'il prit fut beaucoup plus long que les deux fois précédentes. Je crus qu'il s'était endormi. Il était extrêmement pâle.

Il rouvrit les yeux lentement, se mit à sourire, et me fit signe de venir m'asseoir plus près, tout près de lui. Il tenait sa main à demi close contre sa bouche, comme pour me parler à l'oreille. Je me prêtai à ce qu'il désirait. - Écoutez-moi bien, fit-il à voix très basse. Je vois que vous êtes digne de tout savoir. Vous saurez tout.

Il me montra du regard, en se dérangeant un peu, un volumineux tas de paperasses, sur lequel il était assis et que j'avais pris pour un oreiller sale en tapon.
- Là-dedans, dit-il, se trouvent les preuves irréfutables de ce que j'avance. Je vous les confierai quand le moment en sera venu. Vous y verrez d'abord comment j'ai découvert que les Égyptiens fabriquaient des corindons et du diamant. Vous y lirez la description de telles de ces pierres, exhumées par moi deThèbes, et en quoi elles donnent, sans aucun doute possible, la certitude de leur origine artificielle.

La voix redevint ici celle d'un professeur, pour me parler savamment et méthodiquement des verres colorés analysés par Klaproth, les distinguer des rubis vrais extraits de certains étuis à momies, et m'enseigner que les Égyptiens avaient parfaitement connu et noté hiéroglyphiquement la table des équivalents des oxydes entrant dans la composition des gemmes.

Puis il reprit son ton mystérieux pour ajouter :
- Mais tout cela n'est rien. Ce que mes papiers vous apprendront de plus intéressant, de vraiment rare et miraculeux, c'est l'existence et l'emplacement, au centre de l'Afrique, en un point dont j'ai déterminé la longitude et la latitude exactes, l'existence et l'emplacement, dis-je, de la Cité des Gemmes.

Il continua tout à fait bas, maintenant, en un murmure presque imperceptible, et qui me bourdonnait dans l'oreille comme ces cantilènes que l'on entend en rêve par lambeaux épars :
- Des cryptes, des cryptes ! La nuit pleine d'étoiles multicolores... A pleines mains les prendre... Pour ne pas déprécier les pierres précieuses, ils les enfouissaient là !... Des siècles ! Des siècles !... Trop !... Encore !... Et grosses, si grosses, si énormes, puisqu'on avait eu le temps pour creuser, comme la nature elle-même... Le Régent, le Sancy, l'Orlow, le Mogol, le Koh-i-Noor, des petits, de tout petits, à côté de ceux-là !... Oh ! les soleils, les cailloux d'astres ! La lumière en fleurs !... Moi, vieux, prisonnier, mourir, pas voir. La Cité des Gemmes ! La Cité des Gemmes !

Et longtemps, longtemps il chantonna ainsi, tantôt s'exprimant par ces bouts de phrase dont je saisissais le sens, tantôt remplaçant les mots par une sorte de gazouillis inarticulé, mais sans exaltation de voix, sans rien d'un dément en proie à sa frénésie, et plutôt avec la mélancolie d'un exilé qui se rappelle le pays perdu et qui se berce de sa tristesse, et qui l'endort à la longue et s'y endort lui-même.

Car il finit par couler peu à peu dans une somnolente hébétude, dont il ne s'éveillait plus, par instants de moins en moins rapprochés, que pour balbutier vaguement le nom de la Cité des Gemmes en rouvrant ses yeux ingénus où pâlissait en fleur bleue mourante son regard d'enfant.
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- Eh bien ! fit le docteur en me revoyant, vous en a-t-il dit long et vous a-t-il intéressé ?
- Prodigieusement.
- Et troublé ?
- Un peu, j'en conviens.
- Vous a-t-il proposé de lire ses papiers ?
- Oui.
- Tenez-vous à les connaître ? Je puis les lui faire prendre par le gardien.
- Non, merci. J'aime mieux rester sur l'impression de ce rêve étrange et féérique. Ses écritures, puisque vous affirmez qu'il est fou, doivent être un fatras incohérent, qui romprait misérablement le charme, et, en somme...
- Détrompez-vous, interrompit le docteur. Je les ai lus, moi, ses papiers, et ils sont d'une clarté, d'une force d'argumentation vraiment étonnantes.
- Mais alors ?
- Ah ! Voyez-vous, c'est effrayant, ce que les fous ont souvent de la logique ! Une fois admis leur point de départ, dès qu'on n'en refuse point l'absurdité, on est leur proie. Ils vous mènent, ils vous mènent !

Il me prit par le bras et me le serra fortement.
- Tenez, me dit-il, moi-même, malgré tout, avec ma vie faite, ma famille, les cinquante ans et la science qui m'ont mis du plomb dans la tête, moi-même, il y a des moments où j'envie presque le sort des deux détraqués qui sont partis sur sa foi pour le centre de l'Afrique, pèlerins vers la Cité des Gemmes.

Et dans ses yeux froids d'aliéniste, soudain et bizarrement illuminés, dans ses yeux d'or vert que faisait paraître plus verts encore le rouge de l'obscure obsession avouée, je lus un inattendu, et inquiétant, et furtif, et âpre, et douloureux, et presque criminel : - Qui sait ?


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