CHENNEVIÈRES-POINTEL, Charles Philippe, Marquis de (1820-1889) : Lettres de Madame De Scudéry (1845).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (18.III.2002)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 245) des Historiettes baguenaudières par un normand publiées en 1845 à Aix.
 
Lettres de Madame De Scudéry
par
le marquis de Chennevières-Pointel

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Lettre première.
1661.

A Avignon.

Nous avons grandement péché envers vous, ma chère tante. Il y a deux mois que mon écritoire n'est sortie du fond du sac. Mais qu'y pourriez-vous faire ? Nous sommes depuis ce matin en pays d'indulgence, et votre colère doit tomber comme nos péchés. Le coche nous a amenés dans les États de notre Saint-Père, et peu s'en faut que je ne pense voir d'ici les clochers de Rome. Depuis combien de jours et de semaines sommes-nous sortis de Paris, c'est ce qu'il ne m'est guères plus possible de compter. Sans vanterie, je puis dire que quand je fais des amitiés, je les fais solides. Ma belle-soeur et notre bon comte de St-Aignan, et la comtesse, et le président Bauquemare, et qui encore ? ne voulaient point nous laisser aller. Pour sa part, M. de Scudéry a eu grande joie de retrouver tous ses anciens compagnons et amis, desquels il redoutait l'oubli, n'ayant reçu nouvelles d'aucun, depuis qu'il s'est résolu sagement à vivre en solitude dans notre quartier éloigné de Normandie. Chacun a loué la beauté et la bonne grâce de notre enfant. Sa figure a plu à toutes les personnes de la cour, et j'en suis, s'il se peut, plus folle. L'avoir embarqué si petit en un tel voyage, ce n'est point le fait de gens raisonnables, et nous vous l'aurions dû laisser comme gage de retour prochain. Mais vous savez que M. de Scudéry ne se peut séparer de cet enfant qui est tout l'espoir de sa maison, et j'aurais eu trop d'ennui de ne le point embrasser durant un si long temps. Son habil nous égaye, et sa curiosité ne nous laisse rien perdre des merveilles de ce pays nouveau dont j'ai les yeux tout éblouis. Notre voyage, d'ailleurs, ne pouvait s'achever librement comme à d'autres. Le mauvais destin qui nous suit devait certainement se montrer embusqué à quelque coin de route ; et il n'y a point manqué. Ma belle-soeur, qui est savante, et qui sait mieux encore son frère que son Tite-Live, m'avait donné de sûrs avis : Je connais de prime date le gouvernement de M. de Scudéry, me disait-elle ; je me tiens pour bienheureuse, moins d'y être allée, que d'avoir pu en revenir. Georges est libéral et glorieux, et il aime les trains de prince. Si vous ne lui tenez la main close, vous resterez à mi-chemin. Elle parlait là comme un oracle, et elle est bien un peu sibylle. L'on ne saurait point dire pourtant que l'humeur inquiète et avide d'agitation de M. de Scudéry nous ait seule engagés dans ce voyage. Nous avons si peu de bien qu'il ne nous est pas permis d'en négliger un rien, et le petit legs, dont M. de Scudéry devait venir dans la ville d'Apt éclaircir les chicanes, couvrait, ce me semble, d'un juste prétexte, le désir qu'il nourrissait de me conduire en son gouvernement, et celui que j'ai encore de voir un château dont j'ai l'honneur d'être la gouvernante, et dont j'ai eu depuis six ans les oreilles assez cornées. Ne m'en veuillez point de ce que je vous dise que c'est votre Berthelet qui a fait le mal. Depuis que ce Normandeau a ses aiguillettes de page, il ne se tient plus d'orgueil. A chaque auberge où nous nous arrêtions, il prenait à part les valets de cuisine, pour leur dire : celui que je sers est Monseigneur le gouverneur du fameux château de Notre-Dame de la Garde, qui s'en va recueillir en Provence un gros héritage, et chaque hôtelier d'enfler notre écot de la grosseur de l'héritage. La farce s'était jouée en tant d'endroits, que nous étions à court d'écus, quand nous arrivâmes à une ville qu'on nomme le Pont Saint-Esprit. Là, notre page si fièrement répéta : tirez bien bas votre bonnet à Monseigneur le gouverneur du fameux château, que le tavernier voulait nous tirer jusqu'à notre dernier sol. Nous avons été contraints à laisser en gage la moitié de nos habillements, et en gage aussi le digne neveu de ma nourrice, lequel prendra là, jusqu'au jour où nous le dégagerons, d'assez méchantes leçons de service. J'éprouve un certain soulagement de ce débarras, mais M. de Scudéry souffre de paraître sans page dans le pays où nous allons. Nous avons longtemps navigué sur le Rhône dans une felouque, car le coche d'eau venait de se crever les côtes contre un pont. Les bords de ce fleuve sont d'une beauté singulière, mais âpre, et plus triste que les bords de notre fleuve de Seine. Il coule entre de hautes montagnes, aux mille sommets desquelles l'on aperçoit de fortes tours ruinées et abattues. Moi qui aime les romans, et non pas seulement ceux que fait ma soeur, mais tout autant les anciennes histoires de bravoure qu'on lit en Normandie, je cherchais de l'oeil sur ces tours le heaume hospitalier, ainsi qu'on le voit dans Perceforêt et autres livres de chevalerie, lequel annonçait la bienvenue à tout gentilhomme ou pélerin d'aventure qui trouvait là bon gîte et bon souper. Le heaume hospitalier ne s'est point rencontré, et notre accident vous en donne la preuve. Mais ce pays est une terre extraordinaire, et si j'avais assez d'esprit pour vous en tracer une description parfaite, vous ne pousseriez pas de moindres holà ! qu'alors que le pauvre défunt, M. de l'Espinay-Miron, nous faisait ses contes des sauvages canadiens et de ce missionnaire son ami, qu'ils avaient barbouillé tout nu de mille couleurs, et de sa métairie de gueux sur la rive du St-Laurent, laquelle n'avait que trois cents acres d'étendue. Votre imagination, ma chère tante, saurait-elle se figurer des maisons dont les toîts sont plats, un air sans brouillards, point de vaches et point de prairies, mais des chèvres et des montagnes, des champs sans pommiers (vous pensez que je rêve) mais plantés d'oliviers qui sont un arbre noueux et crochu comme le pommier, quoique d'une verdure moins réjouissante ; les gens d'ici sont vêtus de couleurs vives ; ils sont noirs de leur peau, juste un peu plus que ma belle-soeur, c'est-à-dire, comme des Nubiens, et ils parlent un langage duquel je n'entends pas un mot. Je trouve pourtant un reproche à faire à cette contrée dont le beau soleil et l'éclat me transportent, c'est de n'y rencontrer point une seule de ces toîtures ardoisées qui marquent et rehaussent en notre pays le plus mince logis de gentilhomme. Leurs plus riches habitations ne me paraissent jamais que bonnes maisons de procureurs. Mais j'admire fort l'art naturel avec lequel ils posent ces habitations sur la croupe d'une colline, les soutenant et retranchant d'une terrasse ombragée de pins, tandis que les pauvres gens de campagne dressent devant leurs portes de larges treilles d'un aspect délicieux. Je n'entends point vous fatiguer, du premier coup, de toutes ces nouveautés ; c'est pourquoi je remets, au jour de notre arrivée à Marseille, le bonheur de vous entretenir en repos de nos dernières aventures. Nous ne quitterons point la province du Pape, sans avoir visité la fontaine de Vaucluse qui a donné autrefois sujet à M. de Scudéry de rimer ces beaux sonnets que vous retrouverez en votre mémoire. Mon coeur est toujours pour vous de même, ailleurs et dans ce pays si différent du nôtre. Il ne saurait que s'échauffer ici pour vous d'une chaleur plus forte. C'est vous dire, ma chère tante, que je suis avec beaucoup de respect et de tendresse, etc....

Lettre deuxième.

A Marseille.

Je n'étais pas sans quelque espoir, ma chère tante, de trouver ici une lettre de vous dont j'ai grand besoin ; mais, dans un tel éloignement, il ne faut pas compter sur l'exactitude des messagers qui sont gens fort insouciants, et n'allant jamais leur droit chemin. Nos affaires à Apt se sont promptement accommodées à nos souhaits, et après visites rendues à tout le cousinage de M. de Scudéry, nous sommes partis avec précipitation pour le dernier terme de notre voyage. Nous allons maintenant en moins triste équipage. Berthelet nous a rejoints à cheval sur le coffre dont nous nous étions allégés par force ; et si, en réalité, notre fortune n'est pas de beaucoup meilleure, du moins, sommes-nous des misérables d'assez bon air. Comment vous raconter, ma chère tante, la burlesque rencontre que nous fimes hier dans la ville d'Aix ; je ne sais si j'en ris ou si le coeur m'en bat encore. Nous promenant sur le cours nouveau, nous vimes passer une superbe calège que remplissait une vieille dame fort parée. Après qu'elle nous êut regardés à grand renfort de bésicles, elle envoya un de ses laquais demander à notre page qui nous étions. Berhtelet ne manqua pas de répondre : c'est Monseigneur le gouverneur du fameux château de Notre-Dame de la Garde. Ce qu'ayant appris la vieille dame, elle fit arrêter la calège et me considéra avec des yeux plus curieux. M. de Scudéry, l'ayant observée un moment, car il eut quelque peine à la reconnaître, m'apprit que nous avions affaire à madame de Pigenat. Toute la France sait que M. de Scudéry a chanté sous ses fenêtres ses premières chansons, et qu'elle s'appelait alors la belle Catherine de Rouyère. C'est vraiment une grande misère d'avoir un poète offensé à ses jupons. Celle-là a failli mourir de dépit quand M. de Scudéry écrivit, il y a douze ans de cela, que sa première maîtresse n'était plus belle ; et j'estime une grâce de Dieu de n'avoir point à perdre une beauté devenue fameuse ; dure que pourra ma grosseur et ma rougeur de Normande. La calège a repris sa tranquille allure, et nous a débarrassés de la vieille dame de Pigenat. Depuis que nous étions en Provence, le temps n'avait cessé d'être divin, et je croyais bonnement que le soleil voulait me faire ainsi fête, tant que je demeurerais en ce pays ; mais je vois bien qu'il ne faut guère plus donner de confiance à ce soleil là qu'au nôtre, quoiqu'il promette davantage. Nous nous sommes acheminés de nuit pour Marseille, car la coutume ici est d'épargner aux chevaux de coche les heures de chaleur, et les gens ont si grand peur d'étouffer qu'ils ne s'en plaignent pas. Nous sommes donc arrivés dès le point du jour à un endroit fort élevé d'où l'on découvre la mer, les montagnes, les îles et une foule de maisons éparses dans la vallée. On nomme ces maisons des bastides et elles annoncent le voisinage de la ville. Les abords de toutes les villes de ce pays en sont ainsi semés. Ce spectacle vous surprendrait, vous qui n'avez jamais rencontré que champs et prés découverts à l'entour des nôtres. Comme dans tout cela, je ne voyais point de ville, on m'a montré à l'autre bout de la vallée je ne sais quoi à demi caché par des hauteurs et mal dépêtré de vapeurs. De cette première distance, M. de Scudéry m'a fait apercevoir la tour si longtemps espérée. Je l'ai régalé avant toute parole d'un grand éclat de rire dont je me suis excusée en disant que la colline sur laquelle je la voyais posée, étant isolée et plus basse que les montagnes qui ferment de toutes parts la grande vallée, j'avais pris, dès le commencement, cette importante place pour la tour décoiffée de l'un de ces moulins à vent qui couronnent toutes les buttes de la Provence. Les approches de Marseille m'ont ravie. De grands arbres tout fleuris de violet, et passant leurs têtes dans la verdure des marronniers ; les bastides peintes avec des ornements mauresques et des fenêtres si habilement simulées, qu'elles m'ont trompé les deux yeux ; des grenades rouges se glissant au travers des haies, des orangers et des lauriers, des myrtes, et jusqu'à des palmiers que je croyais tous arbres plantés seulement dans l'imagination des poètes ; et de ci, de là, des bouquets de pins agréablement éparpillés dans la plaine et sur les côteaux ; la mer bleue comme votre robe de cour, et dessus, les voiles blanches de quelques esquifs : tout est ici, même sans l'assistance du soleil, couleur, resplendissement, bariolage ; j'en ai mal aux yeux et demeure aussi étonnée que si j'eusse suivi M. de Bergerac en quelque autre monde. Le vent mauvais qui avait commencé dans la nuit à souffler derrière nous, avait mis les nuages en branle, et le brouillard paraissait trop lourd pour se lever. Cependant le coche ne s'était point arrêté, et quand nous avons été descendus de nos élévations, notre montagne de la Garde et son donjon se sont trouvés à certain moment transfigurés en une merveille ; car suspendus entre le brouillard et les nuages, et semblant prêt à se fondre en eux comme une vision d'enchanteur, le château, qui était d'un même gris que la montagne, et ne se distinguait point d'elle, se montrait à nos yeux comme la crête hérissée du rocher. J'entends fort bien que vous trouvez mes descriptions fort impertinentes, parce que vous pensez ne connaître point ce que c'est qu'une montagne. Mais je m'assure que de près et de loin vous avez vu le Saint-Michel, et tant que nous resterons sur le chapitre de Notre-Dame de la Garde, cela nous suffira à toutes deux, puisque notre château tient tout justement sur le mont d'ici la place que l'abbaye occupe sur votre rocher là-bas, et y fait, ou peu s'en faut, la même figure. Comme nous arrivions aux portes de la ville, les nuages ont crevé en torrents, et il a fait le reste du jour un temps abominable. Aucune ville, quand elle est crottée et dégoutante de pluie n'a qualité pour plaire. Malgré tout, celle-ci m'a semblé bien jolie, mais j'attends pour la mieux juger que les maisons ne flottent plus dans les rues, et que le soleil lui ait refait un peu de parure. Une fois débarqués du coche, nous nous sommes vus en un grand embarras. Car, de là au château, c'était encore un fort long voyage et fort téméraire, le vent et la pluie s'en mêlant. M. de Scudéry a envoyé quérir une chaise chez un louager, dans laquelle je suis entrée avec l'enfant. Jamais je n'ai rien vu de plus extraordinaire que notre troupe à ce dernier moment. M. de Scudéry marchait à côté de la chaise. L'eau rabattait son chapeau, et collait ses cheveux plats et mal peignés le long de ses joues creuses. Il portait sous le bras sa grande épée pour ne point s'en embarrasser les jambes dans ces rochers. Son collet et ses manches étaient à tordre. L'impatience où il était de cette pluie qui lui ruisselait par tout le visage, ses sourcils épais, ses yeux chagrins, sa longue mine, son nez cassé, lui donnaient l'air tout à fait scélérat ; on eut dit un fripon à barbe grise qui enlève une pauvre demoiselle. Un escadron de faquins suivait chargé de notre bagage. Les quatre porteurs se remettaient la chaise de station en station. Berthelet tenait mon parasol sur l'une de ses épaules, et sur l'autre, le mousquet de M. de Scudéry. Ce triomphe comique a gravi la montage, à l'entour de laquelle il a fallu biaiser, car elle est plus rude et plus haute qu'elle ne paraît. Enfin, nous avons passé le pont-levis de la citadelle, et j'ai pris un air de reine pour mettre pied à terre en notre gouvernement. Toute chétive apparence qu'eût le logis du gouverneur, je ne me tenais pas d'aise d'en toucher le seuil, mais je ne l'eus pas plutôt franchi, que le coeur m'a manqué. Jamais, de si plein contentement, on n'a passé à tristesse et abattement semblable. Il y avait huit soldats dans un horrible corps-de-garde enfumé, qui nous ont voulu rendre quelques honneurs. Je n'ai pu supporter l'odeur de leur vieux harnais et de leur tabac, et j'ai prié M. de Scudéry qu'il fit ouvrir les cabinets que nous devions occuper. Oh ! quelle piperie que ce voyage ! quelle misère et quel abandon, et quel délabrement en ce château ! Les clefs étaient rouillées, et n'avaient point tourné dans la serrure depuis vingt ans. Les rats couraient par la chambre, et ils avaient mangé les vieux sièges. Il m'a sauté au nez une puanteur fade qui m'a renversée. Les araignées et toutes sortes de malignes bêtes couvraient les murs. Je n'ai senti de ma vie un ennui pareil. Moi qui ai tant de peur de la pauvreté, et qui la fuis comme je peux, son horrible image me suit partout. Nous avons fait un diner d'aventure. Je n'ai ni faim, ni soif. Je ne sens que fatigue et désolation ; et, s'il faut tout vous dire, je n'ai pas le courage de prendre du repos. Le vent a tant de force et de furie, et le château est si vieux, que la maison, la tour et la chapelle me semblent prêtes à s'écrouler à chaque fois que l'ouragan passe. La pluie bat le toît d'une violence effroyable, et quelques gouttes en traversent nos planchers. M. de Scudéry se plaint fort de ce que j'aie le coeur et l'esprit en un tel désordre. Lui, à l'opposé, se redresse, s'agite ; je lui trouve, depuis ce matin, la moustache plus guerrière. Il gourmande les soldats, et la pluie qui ne m'a point permis un instant de mettre le nez à la fenêtre, n'a su l'empêcher de faire cent fois le tour de la place, et de s'assurer que son état n'est pas meilleur qu'il y a vingt ans. J'ai travaillé toute cette soirée et un peu de la nuit, ma chère tante, à m'égayer en votre compagnie. Comme je crois fermement que sous les ébranlements de cette tempête, qui va pourtant en s'appaisant, chaque heure qui commence va être la dernière de ma vie, j'ai voulu que vous me vissiez jusqu'au bout occupée de votre pensée, et témoigner une fois encore que je suis, avec le juste respect que je vous dois, votre, etc.

Lettre troisième.

A Marseille.

La poste me donne donc enfin, ma chère tante, quelques nouvelles de vous. Depuis que nous vous avons quittée, se peut-il que rien n'aille bien en notre province. Vos enfants vous tourmentent : ayez de la fermeté, et surmontez votre impatience. Ils sont jaloux de l'amitié que vous avez pour nous. Ce n'est point en vous comblant d'amertume qu'ils mériteront vos bonnes grâces, mais agissez modérément avec eux, et prenez conseil en tout ceci de notre cousine, Mme de Lespinay ; c'est une femme de grandes lumières dans l'estime de laquelle je voudrais que vous me gardiez place chaude. Le Mazarin est donc mort. Celui-là a assez vécu pour donner bien des inquiétudes à M. de Scudéry. Que va devenir le roi ? Je ne vois point de cardinal auprès de lui. N'êtes-vous point satisfaite de moi ? Me trouvez-vous assez obéissante ? Vous m'aviez commandé de ne vous point écourter le détail de notre voyage. Ai-je sauté, sans vous le dire, par-dessus un fétu ? Maintenant que me voilà bien enfermée et tranquille dans ma citadelle, je pourrais vous renvoyer à la description magnifique qu'on en a faite autrefois, mais je ne veux point risquer de passer par vos armes, et je me rends à merci. N'ai-je point dit par égarement un mot dans ma dernière lettre qui puisse nuire à l'honneur de Notre-Dame de la Garde ? Rayez-le bien vite, s'il vous plaît, ma chère tante, car on n'en saurait faire que des éloges extravagants. Je ne vous en parlerai peut-être pas avec une raison bien reposée. Voilà l'onzième jour que je suis malade d'admiration, et pour moi je désespère de voir calmer cette extase, tant que je ne serai point à mille lieues d'ici, et que je verrai flotter les banderolles de notre tour. Ah ! les beaux services qu'avait dû rendre au roi M. de Scudéry, pour en mériter cette faveur. Madame de Rambouillet en riait, qui n'avait rien vu. Auprès de cette montagne, moi je vous le dis, point de vallée au monde qui vaille. Se voir à telle hauteur rend impie d'orgueil. On pense tout aisément que Dieu n'est pas à grande distance au dessus de notre tête, et qu'il n'en peut voir beaucoup par delà un tel horizon. Enfin, pour vous expliquer mon blasphème, l'oeil a pouvoir sur les quatre immensités : la mer sans bornes, le ciel sans brume, les montagnes inaccessibles et désertes, et la grosse ville roussâtre, pleine d'un bruit sans nom. Je ne bouge non plus qu'une statue du haut de notre donjon. Vous et Mme de Lespinay ririez bien de me voir là, assise sur un gros canon, comme il sied à la femme d'un glorieux capitaine, tendant l'une de mes oreilles au murmure de la ville pour écouter ce qu'il me dit, et l'autre au bruit de la vague aussi doux que sauvage. Je trouve en tout cela une musique divine. La mer qui bat cette roche ne connaît point les fureurs de la nôtre, et nos matelots la regarderaient avec mépris ; on la dit pourtant traitresse, et moi je la trouve admirable. Le soleil et les nuages colorés du soir jouent dans les cieux découverts avec une magnificence qui me transporte. Nous voyons sortir en mer les mille barques des pêcheurs qui vont lever leurs madragues, le fanal s'allumer quand vient la nuit, et tendre la grosse chaine qui ferme l'entrée du port. Il n'y entre et ne s'y meut point un navire que nous n'en ayons le spectacle. Entre nous et lui s'étendent de splendides jardins. Des Levantins, Génois, Siciliens, Grecs, vêtus de mille façons bizarres, que nous ne voyons jamais que dans les foires ou dans les images, s'empressent sur le bord à l'entour de leurs marchandises, et leurs esclaves à demi-nus s'agitent dans les cordages, les voiles et les guidons de leurs vaisseaux. Quelques Turcs, plus grotesques, amusent les passants par des sauts périlleux et des inventions d'adresse, et à certaine heure de la soirée où les gens du bel air se promènent sur le port, deux ou trois filles de ces nations-là dansent des rigodons fort plaisants. M. de Scudéry avoue hautement que le Hâvre où il est né n'a point et jamais n'aura un aspect si vif ni si brillant. Voilà un propos que je n'oserais pas répéter à M. de St-Aignan. Supposez qu'à un autre moment, j'aie l'esprit tourné aux idillies, je n'ai, pour satisfaire mon humeur, qu'à me porter à un autre coin de la muraille. De là, s'étendra devant moi une plaine fleurie et semée à grains pressés de ces gaies bastides que j'aime. Ces bastides ne sont point, à vrai dire, des châteaux, mais de coquettes maisonnettes abritées de peupliers et d'aulnes, et entre lesquelles la terre est cachée par des vignes et des oliviers, dont le feuillage dans ce lointain est sombre, bien que de près il soit pâle. Mêlez à cela les massifs de pins, que je vous ai dit, sur toutes les pointes de rochers ; notre montagne en a été, à ce qu'on rapporte, couverte dans les anciens temps. Aujourd'hui, jusqu'à la mer, il en reste encore de gros buissons, mais presque partout la roche est dépouillée et aride. Les chèvres y grimpent par des sentiers impossibles, et il s'en montre une rarement qui ose venir en équilibrant sur la sèche échine de la montagne brouter une herbe jusqu'au pied de nos remparts. L'endroit d'où se découvre le mieux cette vue de la vallée et des rochers, c'est la tour où son seigneur et frère enferma si durement la pauvre Sapho. Je n'en avais jamais bien su l'histoire. M. de la Bretêche qui nous est venu voir, et que je soupçonne fort de s'en être mêlé, me l'a contée dans l'oreille comme je vous la rends. Il paraît qu'un monsieur de Saint-Atolfe, fou et demi, et qui ne songeait qu'à la folie, s'habilla un jour à la mode barbaresque, et fit prendre le même déguisement à plusieurs de ses amis. Il conduisit sa mascarade par le chemin de Notre-Dame de la Garde où ils s'avançaient si gravement que les soldats les prirent pour un pélérinage ou pour une troupe d'étrangers curieux, car les gens de tout pays, qui arrivent à Marseille, ne manquent jamais de monter à la citadelle pour jouir de la vue que je viens de vous décrire. Mais dès qu'ils furent à portée de se faire entendre, les voilà qui s'agenouillèrent, et ayant fait toutes les mômeries des asiatiques, il s'exclamèrent d'une même voix : Adorable Magdeleine, l'illustre Bassa de Tripoli, notre maître, qui a ouï parler de votre beauté connue de tout l'univers, et qui désire l'alliance du grand Georges votre frère, nous a commandé de traverser les flots pour déposer à vos pieds l'amour dont il se meurt. M. de Scudéry ne se trouvait pas là. Mais l'adorable Magdeleine qui les avait fort bien écoutés leur répondit, en prenant soin d'émieller sa voix de magister que son trouble ne lui permettait pas de se résoudre subitement, mais qu'ils revinsent. M. de Scudéry, à qui elle conta le soir l'ambassade du Bassa, s'emporta contre elle avec une violence extrême, lui disant que sans doute la fortune avait mis bien bas depuis quelques années la puissance de leur maison (vous l'entendez d'ici) mais que pourtant ils n'en arriveraient jamais, lui vivant, à s'allier à des mécréants, fut-ce au Grand-Turc lui-même ; et sur ces paroles, il poussa Sapho par les épaules vers l'escalier du plus haut donjon, où il l'enferma. M. de St-Atolfe et ses amis, qui surent ce qui s'était fait, voulurent mener la farce à bout, et travailler à leur manière pour le salut de la pauvre Sapho. C'est pourquoi la nuit suivante, ayant repris leur déguisement, ils marchèrent vers la citadelle résolus à en tirer la plus belle princesse qui fut jamais, que le roi y tenait captive. Toutes les sentinelles étaient sous les armes. Cet imprudent St-Atolfe s'avança jusqu'à vingt pas du fossé, et cria d'une voix de tonnerre : Grand Georges, si vous ne mettez sur l'heure en liberté l'adorable Magdeleine, je vous déclare solennellement la guerre au nom de l'illustre Bassa. Mais comme il disait cela, M. de Scudéry ayant ouvert les portes et fait une sortie furieuse, ils se sauvèrent comme ils purent en jetant leurs robes pour mieux courir. Il ne s'en fallut guère qu'on ne tirât pour cette affaire tous les canons de la place. M. de Scudéry ne souffrit point de longtemps qu'on vit sa soeur, et c'est dans cette prison qu'elle a imaginé ses livres qui ne sont du premier au dernier que le remâchage de cette aventure. Je vous ai dit qu'on avait pris d'abord la bande de M. de Saint-Atolfe pour un pélérinage. Ce serait vous apprendre, si vous ne le saviez, que nous enserrons dans nos murailles une chapelle très fameuse, et très vénérée, et de beaucoup plus ancienne que le château. L'image miraculeuse pour laquelle les matelots ont une religion si grande, et que des miracles de chaque jour affermissent encore, est une sainte Vierge de bois fort vieille, parée d'or et d'argent, semblable à cette Notre-Dame de Bon Secours, où nous allâmes l'autre année pour votre rhumatisme. Elle a trois nefs de granit dont les arceaux se rattachent de même que dans nos plus antiques églises. L'on y voit des béquilles innombrables accrochées aux murailles, et les fers de quelques prisonniers échappés aux pirates, et maintes grossières peintures représentant les effroyables malheurs que Notre-Dame a détournés. Nous avons trouvé une belle grille en fer fraîchement posée au devant de cette sainte chapelle, à laquelle est adossé notre logis, et que regarde de l'autre côté du port et comme elle dominant les rivages, l'archevêché qu'on appelle la Majeure. La foule des personnes pieuses qui viennent faire ici leurs dévotions est considérable. Non loin des fossés du château, est dressé un calvaire, et sur le sentier se rencontrent des niches de stations, à l'ombre desquelles et sur les degrés qui conduisent à nos portes se tient une horrible multitude de mendiants estropiés et de pauvresses déguenillées qui me causent souvent plus de frayeur que je n'ose dire. C'est une autre garnison qui défend bien nos abords. La plume m'échappe des doigts pour vous avoir écrit si longuement. Vous connaissez maintenant notre gouvernement en toute son étendue, voire à six lieues par-delà ses frontières. Vous ne pouvez rien redouter pour ma personne la sachant en si bonne garde divine et humaine. Ne vous lassez point cependant de prier Dieu pour moi, de même qu'ici je vous recommande chaque jour de mon mieux à notre sainte patronne.

Lettre quatrième.

A Marseille.

Vous me dites, ma tante, que je suis une rêveuse qui donne de la tête contre les nuages, je m'y attendais bien ; mais pour de la poésie, je ne sais ce que c'est que d'en faire, quoique j'y eusse quelque droit ; et pour les nuages, croyez qu'ici ils sont rares, à ce point que nous souffrons de leur rareté. Les grosses chaleurs ont mis à sec l'hippocrène de M. de Scudéry. Si vous ne m'entendez pas, je veux dire que nous sommes dans une gêne risible. Il n'y a pas une goutte d'eau dans la citerne du château. Qu'allez-vous penser de ce conte, vous qui avez un ruisseau dans votre jardin, un puits dans votre cour et une fontaine à votre porte. J'étais l'autre jour une rêveuse, me voilà de ce coup la plus grande hâbleuse de France ; pourtant je me pique avec vous de vérité. Tous les matins, des poissardes nous montent de la ville, sur leur tête, des outres énormes remplies d'eau pour boire. Vous n'avez jamais rien vu voiturer de la sorte. Ces femmes-là portent autant sur leur chignon que l'âne de Petit-Jacques dans ses deux panniers. Tous les approvisionnements de la place nous viennent ainsi, attendu qu'il serait moins aisé de chasser même une mule jusqu'au sommet de cette roche, que de tirer une cariole de l'ornière de votre chemin. Nous avions trois arbres plantés à l'abri de nos murs, et nos terrasses étaient ensemencées d'herbes et de fleurs qui faisaient un jardinet pour l'enfant. Mais ces odieuses chaleurs n'ont rien épargné. Ce n'est point là que M. de Scudéry verrait pousser ses tulipes. Nous nourrissions, en mémoire de votre basse-cour, et dans la vérité, par crainte de mourir de faim, quelques poules de nos miettes ; voilà qu'elles crèvent de la pépie. L'enfant ne se trouve point mal ici. Le soleil seulement m'en a fait un africain. Nos murailles sont d'excellents gardefous, et je le laisse vagabonder sans inquiétude. Ses penchants et ses exercices se partagent entre la religion et les armes. Tantôt il joue avec les soldats, tirant leur poil poudreux, traînant leur hallebarde ; et tantôt il chante la messe dans une petite chapelle qu'il s'est dressée au fond de mon cabinet. Il en a décoré l'autel d'une image du siège de la Rochelle et de la célèbre procession de MM. de la Ligue, et entre deux, il a mis la figure de M. l'abbé de Boisrobert, qu'il a prise parmi les portraits des illustres en poésie, dont le recueil a si follement coûté à M. de Scudéry. Sur le chapitre de cet enfant, nous nous querellons déjà en riant toutefois. M. de Scudéry, trouvant de l'esprit et bon air à sa petite personne, en veut faire un capitaine, comme ont été tous ceux de sa famille, et l'envoie au corps-de-garde. Moi je lui taille des étoles, car je voudrais qu'il fût d'église. Ne vaut-il pas mieux prendre soin de son repos que de son nom ? Fort malaisément se passera-t-il de bien. Son père ne me comprend point là-dessus. Vous vous moquez de nous en certain endroit de votre lettre, me demandant si notre roche est assiégée, et si jamais le pont ne s'abaisse, ou si M. de Scudéry m'a fait goûter du cachot de sa soeur, et si nous regardons toujours les hommes d'aussi haut. Oui bien, ma chère tante, nous descendons quelquefois de notre donjon, et nous avons fait ici les visites nécessaires. Mais vous n'ignorez point que je hais le monde ; c'est pourquoi je suis très contente d'avoir une sure retraite que les indifférents n'affrontent point aisément. Nous n'avons pu échapper à plusieurs très bons repas où vous n'eussiez pu sentir une sauce, si bien elles étaient épicées d'ail. Il y avait de l'ail dans le pain et de l'ail aussi dans le vin ; à qui touche un Provençal, l'odeur de l'ail en reste aux doigts ; il n'ont rien qui vaille que leurs figues et leurs muscats. Je suis sortie l'autre après-dinée sur le poing de M. de Scudéry, car nous avons là-haut une litière, mais point le moyen de nous en servir. J'avais souhaité de voir les galères, et M. de Scudéry qui ne me contrarie en rien m'y conduisit. La chiourme le reçut là, comme il s'y attendait, avec une pompe extraordinaire, dont j'ai pris ma part ingénûment. C'était pour honorer son titre de capitaine entretenu sur les galères du roi. Celle que nous visitâmes était magnifique. Pendant que nous en admirions la belle poupe haute et dorée, un des pauvres rameurs s'approcha de nous, et nous montra de petites badineries en bois qu'il avait sculptées avec un art grossier, et des jouets de plomb pour les enfants, nous priant de lui faire emplette. Je l'interrogeai par curiosité sur ses corvées et sur son industrie. Mais presque aussitôt, j'aperçus qu'en m'écoutant les larmes lui venaient aux yeux. Il me dit qu'à mon parler il me reconnaissait pour une dame de son pays ; qu'il était de Rouen, et charron, et de ceux que Monseigneur le chancelier envoya, pour la malheureuse rebellion de 1639, servir sur les galères, à l'autre bout du royaume. M. de Scudéry qui a toujours témoigné une fidélité idolâtre pour la mémoire du cardinal duc auquel il fut redevable de son gouvernement, se prit à gourmander cruellement ce pauvre homme, pour s'être mêlé à une sédition contre un ministre qui avait poussé si haut la puissance et les armes du roi. J'étais une petit fille de huit ans, quand les Nus-pieds émurent la province ; mais j'ai encore bon souvenir que M. de Martinvast ne s'arma point de grand coeur contre eux, et ne rejoignit M. de Tourville qu'au dernier appel ; et toutes les fois que lui mon père ouvre la bouche sur cette triste année, il répète que le gros de la noblesse de notre province ne se pouvait résoudre à les frapper, les considérant comme des gens que la faim faisait sortir de leur raison. La barbe hérissée, l'air douloureux et le sort misérable de ce galérien si affamé de notre pays, et qui ne le reverra point, me firent grande pitié. Je pris le plus laid de ses jouets, et je lui mis dans la main une pistole qu'il baisa. En sortant de la galère, je me retournai vers notre château qu'on aperçoit de tous les points de la ville et du port à travers la forêt des mâts ; je priai M. de Scudéry de m'y ramener, car ce jour-là je ne voulus rien voir de plus. Voilà, ma chère tante, comment, pour sortir de chez soi et ne savoir se tenir derrière ses murailles, l'on n'y rapporte que des histoires mélancoliques.

Lettre cinquième.

A Marseille.

Je me tourmente fort à votre sujet, ma chère tante, depuis que je me trouve à court de vos lettres. Tirez-moi d'inquiétude, je vous prie. Si vous êtes incommodée de vos douleurs, je ne puis souffrir la pensée que vous ayez autre compagnie que la mienne au chevet de votre lit. Comment se fait-il qu'un aussi beau printemps ne raccommode pas cela ? J'enrage de ne point vous tenir ici. Nos fêtes et nos cérémonies ne laisseraient pas votre esprit céder à vos maux. Vendredi passé, qui était le lendemain de la Fête à Dieu, vous eussiez vu la citadelle banderollée des pieds à la tête d'une dixaine de drapeaux, et en branle les cloches de notre clocheton, et une admirable procession rentrant au château. La statue de Notre-Dame, tenant de son bras gauche l'enfant nu, et de sa main droite un bouquet de fleurs, était portée, au son du tambour, par huit pénitents blancs, déchaussés et voilés comme des fantômes. Nos soldats lui faisaient escorte, le mousquet sur l'épaule. Devant, marchaient des prêtres, une grande musique, des notables un cierge à la main ; puis venait la confrérie des pénitents, et les croix et les bannières, les tambours, les étendards, les ecclésiastiques, et par derrière, une multitude immense décrivant un grand détour vers le Calvaire. Les belles dames cherchant l'ombre sous leurs parasols et agitant leurs éventails (et là-dessus, je vous dirai que dans ce pays les plus pauvres femmes ne vont jamais à l'église sans éventails : vous voilà bien scandalisée), les seigneurs, les gueux, les bourgeois, les Levantins avec leurs longues pipes, tout ce que la ville enferme d'étrangers, étaient confondus et répandus sur la montagne et sur les cents degrés du château. Des marchandes de fruits couraient à travers la foule avec leurs corbeilles sur la tête. Je n'ai vu de ma vie spectacle plus éblouissant. Chaque jour, ce sont ici pour moi surprises nouvelles et rencontres inattendues. Hier j'aperçus au pied de la montagne un pélerin qui grimpait vers nous pieds nus, en récitant dévotement des oraisons ; un autre le suivait portant ses chaussures, et je jugeai à leurs vêtements que c'étaient des mariniers. Ces bonnes gens arrivèrent à la porte de la chapelle, comme on venait de la fermer. S'adressant à moi, après nombreuses révérences, ils me dirent qu'ils étaient venus pour accomplir un voeu et faire offrande à Notre-Dame de la Garde d'un petit navire merveilleusement travaillé qu'ils me présentèrent. L'habileté et la finesse de cet ouvrage, où se comptaient avec exactitude les plus petites pièces d'un gros vaisseau, me parurent incomparables, mais je les trouvai cent fois plus habiles encore quand ils m'apprirent qu'ils étaient de Granville. Ah ! ma chère tante, la belle langue que le patois de Granville, et quelle me sonne bien aux oreilles ! Des Normands à trois cents lieues de Normandie, j'avais envie de les appeler mes cousins. Ils me racontèrent que s'étant aventurés dans cette mer, pour faire l'échange de la morue sèche contre l'huile d'olive, ils avaient été assaillis d'une horrible tempête qui avait rompu leur mâture et enlevé leur gouvernail ; qu'en cette extrémité, ils s'étaient voués à Notre-Dame de la Garde, laquelle les avait sauvés d'une perte certaine. Après avoir écouté ce récit, je me fis apporter par Berthelet la clef de la chapelle, où ils suspendirent eux-mêmes à la voûte leur navire, parmi d'autres semblables qui y figurent autant de lampes. Ce matin, ces mariniers sont revenus, et ils nous ont fait un joli présent de poissons. M. de Scudéry, qui estime fort les gens de mer, les a bien reçus. Ils ne tarderont point à repartir, et ils nous ont offert de nous ramener à Granville. Voilà un beau projet, et qui m'a donné plus d'une heure à penser. Je vous avouerai sans peine, ma tante, que je me tiens déjà pour rassasiée de ce pays-ci, tout superbe qu'il soit. Cet éternel soleil, ces horizons toujours infinis, ces montagnes toujours sèches me fatiguent. Dès que je vois un nuage, je jette des cris de joie. La plaine n'a pas ici pour moi de verdure assez verte ; les ombrages me manquent. Je regrette les prairies, le brouillard, la boue et mon coin du feu. D'autre part, j'appréhende ce long voyage du retour. Que de fois il faudra rechanger de coches, que de mulets qui m'étourdiront encore de leurs sonnettes, et que de bacs il faudra repasser ! Je n'ose y songer. Ces mariniers me déposeraient à trois pas de votre logis. Je connaîtrais les fameux rivages du royaume d'Espagne. M. de Scudéry qui a dépensé ici de l'argent à rassembler des poteries italiennes dont le transport l'embarrasse, favorise l'idée de cette navigation. Mais je n'ai pas la bravoure d'un capitaine de vaisseau entretenu. Les bruits de corsaires et d'esclavage me font peur, on ne raconte ici que de ces histoires-là. Supposez que l'Algérien prît goût à ma figure, on trouverait difficilement à la maison de quoi payer notre rançon. Ne m'attendez donc pas par cette voie. Je retournerai sans aucun doute en Normandie par le plancher des vaches ; pardonnez-moi ce vilain mot, c'est de la langue de Granville.


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