MOUTON, Eugène (Mérinos) : L'Expositiomanie
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (03.06.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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L'Expositiomanie
par
Eugène Mouton

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Je suis épouvanté, je le dis bien haut, du développement insensé que prennent de jour en jour les expositions publiques. Cette manie de rassembler dans un espace limité des milliers d'objets pareils, loin de donner de la valeur aux choses, les efface et les noie dans la plus écoeurante satiété. Tout cela a été fait pour embellir les demeures des hommes, pour leur rendre la vie douce, pour élever leurs pensées, et non pas pour figurer dans ces interminables galeries où circule niaisement une foule hébétée, avec des jacassements de perroquets idiots et des exclamations de canards prétentieux. J'en dis autant des musées.

Moi, si j'étais gouvernement, je commencerais par abolir toutes les expositions et tous les musées, par un décret ainsi conçu :

«En ce qui touche les musées :
Considérant que les gens du pays n'y vont jamais, à moins qu'il ne fasse mauvais et qu'il n'y ait pas moyen de passer leur temps autrement ;
Considérant que, même alors, ils ne font aucune attention et ne comprennent rien à ce qu'ils voient ;
Considérant que dès qu'ils sont sortis des musées, ils oublient ce qu'ils y ont vu ;
En ce qui touche les expositions d'objets d'art :
Considérant que les expositions ont pour effet de pervertir le génie des artistes et d'affoler le goût du public ;
En ce qui concerne les expositions de tous autres objets quelconques :
Considérant qu'en réunissant temporairement dans un même local des produits utiles et agréables à la vie, on en suspend la jouissance au préjudice des possesseurs ; qu'on fausse et qu'on violente l'esthétique sociale en la détournant sur un puéril plaisir de curiosité et en lui faisant perdre de vue la véritable poésie de ces produits, poésie qui ne peut s'en dégager que lorsqu'ils sont à leur place ordinaire :

Arrête :
ARTICLE PREMIER. - Toutes les expositions sont et demeurent supprimées.
ARTICLE 2. - Elles ne pourront jamais être rétablies.
ARTICLE 3. - Quiconque aura exposé ou tenté d'exposer publiquement, fait exposer ou tenté de faire exposer publiquement un objet quelconque, sera puni des travaux forcés à temps.
ARTICLE 4. - Tous les musées sont et demeurent supprimés.
ARTICLE 5. - Ils ne pourront jamais être rétablis.
ARTICLE 6. - Un conseil supérieur des beaux-arts sera chargé de répartir entre toutes les communes de France les tableaux et autres objets d'art et de curiosité actuellement réunis dans les galeries publiques et privées.
Dans chaque commune une commission distribuera ces objets entre un certain nombre de personnes réputées et reconnues aptes à les recevoir ; ces personnes prendront le titre de «Cornacs d'Art».
Ces personnes s'engageront à les conserver, à forcer tous les passants et voisins de venir les considérer souvent, et à en expliquer les beautés aux visiteurs.
ARTICLE 7. - À la fin de chaque trimestre, les visiteurs d'objets d'art seront tenus de se présenter devant le Cornac d'Art et d'y subir un examen, afin que ce fonctionnaire s'assure qu'ils ont profité de ses leçons».

Et n'allez pas croire à une boutade. Ceci est le résultat des très sérieuses et très pratiques réflexions que nous a suggérées le récit suivant, fait par un savant médecin de nos amis :
- Vous savez, nous dit le docteur, que parmi mes nombreuses spécialités figure le traitement d'une maladie que j'ai inventée et qui depuis mon invention s'est propagée d'une manière admirable pour la médecine : je veux parler de la folie analiénitique, la folie des gens qui ne sont pas aliénés et qui cependant font ou pensent des choses évidemment folles.

La notoriété modeste que je me suis faite dans cette spécialité me valut d'être appelé dernièrement au lit d'un malade qui m'était inconnu.

Je trouvai un homme d'âge moyen, de constitution assez forte, paraissant nerveux et bilieux. La face était rouge, marbrée de points blancs ; le regard, anxieux ; l'haleine, précipitée ; le pouls, sec et irrégulier. En me voyant il me tendit vivement les deux mains et me dit :
- Docteur, guérissez-moi ! J'ai l'esprit plus malade que le corps.
- Oui, oui, je vous le promets ! Mais que croyez-vous avoir ?
- Je ne crois pas, je suis sûr : j'ai une maladie qui n'a pas de nom dans le catalogue des misères humaines : j'ai l'EXPOSITION ! et si vous ne me traitez pas avec une vigueur désespérée, je sens que j'en mourrai !

Je l'invitai alors à se calmer, à rassembler ses idées et ses souvenirs, et à me raconter ce qui lui était arrivé et ce qu'il avait ressenti. J'ai été tellement frappé de ce récit que je suis sûr de vous le répéter dans ses moindres détails.
- Orphelin dès l'âge de trente-cinq ans, commença-t-il...
- Permettez, lui dis-je, vous avez assez de choses navrantes à me raconter sans encore aller remuer des souvenirs poignants qui ne serviraient qu'à vous exalter fâcheusement : je vois qu'à partir de cet âge tendre vous avez été allaité par un oncle ?

Il se mit à sourire d'un sourire céleste : - Non, pas un oncle, un ange ! Il est au ciel, où il est monté par tendresse pour moi : un an ne s'était pas écoulé depuis mon orphelinat, qu'il me laissait une fortune invraisemblable et le goût éclairé des arts. J'ai juré de manger l'une et de conserver l'autre en souvenir de lui !
- Du courage ! mon ami. Songez que cette émotion peut vous devenir funeste !
- Je me rends maître de mon émotion.

Ce n'est pas la première fois que je vais voir une exposition de tableaux et de statues, comme bien vous pensez. Mais ce jour-là j'entrais au Salon plus rempli que jamais d'une pensée qui m'avait souvent obsédé lorsque je visitais des collections de peintures.

Vingt fois en effet je m'étais reproché ma froideur, mon indifférence, en présence de ces toiles où un artiste a mis toute son âme, et dont le seul sujet suffirait, si nous avions un peu de coeur, pour faire naître en nous les émotions les plus violentes, les plus douces, les plus nobles, selon le cas. Comparant l'enthousiasme et les exclamations auxquels on se livre lorsqu'on disserte sur l'art, au silence et à l'insensibilité qu'on garde en présence de ces tableaux qui absents me passionnaient, je m'étais senti pris de remords et je m'étais juré de me montrer de gré ou de force au diapason de chaque artiste et à la hauteur de chaque sujet. À l'aide du livret et d'après des renseignements que je tenais de personnes d'un goût sûr, je m'étais fait un choix et un itinéraire pour quatre ou cinq séances que je comptais consacrer à l'examen du Salon.

Je vais tâcher de vous rendre compte de la première, qui sera la dernière, et qui m'a mis dans l'état où vous me voyez.

Vous avez passé comme tout le monde par ce moment d'indécision qui vous fait tourner sur vous-même lorsque vous avez franchi pour la première fois le seuil du grand salon carré. On sait que là sont les grandes toiles, les favoris proposés et mis au premier rang pour que le public les regarde avant tous les autres. Un usage immémorial veut que le portrait du chef de l'État figure à l'endroit le plus apparent de cette première salle. Bien que la figure change souvent, le cadre reste, et grâce à Dieu on a toujours jusqu'ici trouvé quelqu'un à y mettre.

Mes yeux se fixèrent donc tout naturellement sur le portrait équestre de Princeteau. À mesure que je considérais cette figure, ces cheveux blancs, ce cheval de guerre, je sentais se ranimer tous les souvenirs de gloire et d'infortune qui unissent l'homme à la France.

En baissant la tête, mon regard rencontra la Charge du 9e cuirassier dans la rue d'un village. Grands Dieux ! quelle confusion ! quel cliquetis ! quel fracas ! Jamais je n'avais vu les horreurs de la guerre dans une aussi effrayante réalité. Ils sont là, là qui nous touchent, qui accourent au galop, se poussant, se pressant, se culbutant ! Et tout à coup voilà ce torrent de fer, d'hommes et de chevaux, qui se brise et qui rebondit contre une barricade ! Les chevaux tombent, se cabrent, se renversent ! En vain les officiers essaient, par des gestes désespérés, d'arrêter cette trombe vivante : vains efforts ! les corps et les armes, les hommes et les chevaux, emmêlés, accrochés, broyés, tordus, écartelés, aplatis, s'amoncellent dans cet étroit espace, tandis que de toutes les fenêtres et de tous les toits du village une effroyable grêle de balles hache cette masse vivante et la perce de mille trous par où le sang ruisselle ! Pauvres chers héros ! Ô les monstres ! ô les lâches ! qui les assassinent à bout portant et sans qu'ils puissent se défendre !

Le coeur me battait un peu, le sang commençait à me monter à la tête, je cherchais quelque scène paisible ou je pusse reposer mes yeux et calmer mon agitation...

Un paysage à l'aspect doux et voilà attira mes regards : c'était un paysage de Corot. Une mare, des arbres grisâtres ayant pour feuilles des ombres de feuilles ; un ciel maladif, des nuages problématiques, des terrains vagues... À mesure que je contemple ce tableau mélancolique, un sentiment indicible de faiblesse et d'humidité s'empare de tous mes membres ; les terrains s'infiltrent, se ramollissent, se fondent en une boue noire et fluide ; une sève limoneuse monte dans ces troncs d'arbre, gonfle l'écorce, circule dans les feuilles qu'elle teint de sa couleur glauque et s'évapore en nuages glabres sur le lymphatique et pâle horizon. Le froid et le crépuscule me saisissent, la rosée gluante et glacée tombe sur mes mains et sur mon visage ; les miasmes paludéens me montent dans les jambes et se coulent par mon collet le long de mon dos. Je frissonne, mes joues se marbrent, mes yeux larmoient, mes dents claquent : j'ai froid, j'ai peur ! j'ai la fièvre ! fuyons !...

J'ai fui. Ah ! que bénis soient les peintres aimables qui savent trouver des sujets gracieux et les rendre gracieusement ! Petits Chats, ou Fillette et Chaton, si vous aimez mieux. Mon Dieu ! quels amours de petites bêtes ! Où est la fillette ? où est le chaton ? Ma foi, je n'en sais rien, tant l'un et l'autre sont également adorables.
- Oï ! oï ! oï ! oï ! Minette ! Queu moumou, moumou, mou, donc ! Venez, venez, venez, mes petits chéris adorables ! Rrrrrôon ! rrôoon ! C'est ça, c'est ça, ébouriffez vos petites moustaches, montrez vos petites quenottes pointues comme des aiguilles, roulez vos petites pattes de velours blanc. Voyez-vous ces coquins de petits yeux, comme c'est innocent et comme c'est malin ! Miaou, miaou, miaou... fffftt ! Ô petits museaux roses ! vous en croquerez joliment, de souris, et même de gros rats, quand les crocs vous auront poussé !...

Ah ! docteur, comme mon coeur s'épanouissait devant ce tableau du bonheur et de l'innocence primitive, et que ne m'en suis-je tenu là !

Mais le désir de remplir l'engagement que j'avais pris avec moi-même ne me permettait pas de finir ainsi ma visite : reprenant ma tâche, je me trouvai devant La Rosée. Hélas ! d'autres émotions m'attendaient, plus redoutables que celles par lesquelles je venais de passer ! Ô front candide et charmant, plus poli que le marbre, plus blanc que l'ivoire ! Ô beaux yeux bleus où l'innocence et l'ingénuité se peignent si doucement ! Ô cheveux qui ruisselez comme un fleuve d'or sur ces épaules adorables et frémissantes ! Fraises des bois rougissant sur des seins de neige ! Croupe voluptueuse ! Pieds délicats ! Jambes mignonnes ! Bras aimantés ! Et vous, lèvres roses où l'on voit déjà voltiger le souffle des baisers arrivant à tire-d'aile ! Quel poète pourrait vous décrire, quel rossignol pourrait vous chanter assez amoureusement ! Et toi, toi que je n'ose nommer...
- Passez à un autre tableau, dis-je à mon malade : pour celui-là je suis suffisamment fixé, et je diagnostique parfaitement les désordres de tout genre qu'il a pu susciter dans votre organisme.

Il me saisit la main, me la serrant à me broyer les doigts. Je lui fis prendre :

Eau de guimauve, 30 grammes ;
Eau de fleur d'oranger, 5 grammes ;
Sucre de canne, 15 grammes.

Il se calma et reprit :
- Le tableau de La Vierge, l'Enfant Jésus et saint Jean, se trouva fort à propos sur mon chemin pour calmer ces honteux transports. Ah docteur ! que la religion est une belle chose, et qu'il est doux, quand nous nous sentons près de succomber aux entraînements de la vie, de nous jeter dans ses bras ! Ce saint Jean, comme on voit déjà briller dans ses yeux le regard fulgurant de l'apôtre ! Et Jésus, comme la divinité éclate sur ce corps glorieux ! Mais c'est toi, Mère du Sauveur ; à toi, la Vierge immaculée ; à toi, Reine des cieux...
- Tout beau, tout beau ; voilà encore que vous allez vous exalter...
- Ne craignez rien. La vue de ce tableau m'avait donné des forces, et je pus examiner avec une fermeté inébranlable Prométhée enchaîné, Prométhée délivré, La Mort de Fiesque, sans rien perdre de l'esthétique de ces oeuvres.

Devant La Mort d'Abel, certes je compris dans toute son étendue la perte que la société de ce temps avait dû faire, et je ressentis toute l'horreur convenable pour le meurtrier ; même je ne perdis pas de vue que ce meurtrier avait été d'autant plus coupable que la victime était son propre frère : mais enfin je sus me faire une raison, et plût à Dieu que j'eusse pu me maintenir au point où j'étais parvenu à me mettre !...

Je me trouvais devant le Taureau romain. Cette campagne imposante et sombre, ce groupe d'animaux puissants, me reportaient avec un indéfinissable sentiment de mélancolie vers les siècles où Rome était la maîtresse de l'univers. Je demeurai longtemps en contemplation devant cet horizon immense, et peu à peu je voyais s'ébaucher et se dresser lentement dans la brume les fantômes de tout un peuple de conquérants, d'artistes et de poètes. Le Chaudronnier perplexe vint fort à point dissiper cette nuée de fantômes. Nous voilà dans la vie réelle, me disais-je : le peintre a voulu nous faire sourire, et moi je trouve cette scène navrante. Ô Pascal ! ô Montaigne ! venez voir éclater dans ce tableau la vanité de la raison humaine et l'amertume ironique de la vie !

En vain ce chaudronnier a passé de longues nuits à compulser tous les ouvrages anciens et modernes qui ont été écrits sur la Chaudronnerie ; il a travaillé, il a vu ses cheveux blanchir, les soucis de l'étamage ont sillonné de rides profondes son front pensif, et à cinquante ans, devant un coquemar que quelques grains de cendre ont suffi à défoncer par des frottements inconscients et aveugles, lui, l'homme de la situation, lui, le maître en casserole et le docteur en bouilloire, il doute :
IL NE SAIT PAS !

J'avais besoin d'un peu de foi, d'un peu d'espérance... J'aperçus de loin un spectacle bien fait pour me rasséréner : Charles Martel était occupé à sauver la chrétienté...

Quelle oeuvre ! Où est le héros qui peut se vanter d'avoir rendu un pareil service à l'humanité ? À mesure que je considérais la grande figure du vainqueur d'Abdérame, je sentais monter à mon coeur des élans d'infinie reconnaissance. Je me mis à faire des signes de croix multipliés, à réciter des Pater et des Ave avec une effrayante volubilité. Je tâtais mon habit, mon gilet, ma cravate, mon pantalon ; je pressais mon chapeau de chrétien sur mon coeur.

Oui ! m'écriai-je en moi-même, oui ! grand homme, c'est à toi que je dois ce que je suis ! C'est par toi que je jouis de la connaissance du vrai Dieu ! Sans toi, sans ta vaillance, je n'aurais sur la tête qu'une houppe de cheveux ; et c'est en turban, avec une veste m'arrivant à peine au milieu du dos, les jambes perdues dans des pantalons beaucoup trop larges, traînant un sabre embarrassant, et le ventre bourré de pistolets et de poignards, que j'admirerais peut-être à cette même place un tableau turc représentant Abdérame vainqueur de Charles Martel !

Vous êtes tous des ingrats ! m'écriai-je en montrant le poing au public. Et haletant, la tête en feu, j'allai m'asseoir...

Combien de temps se passa-t-il, c'est ce que je ne saurais vous dire. Quand je revins à moi, j'étais au ciel. Oui, au ciel !

Blanche comme l'argent, transparente comme un nuage, svelte et légère comme un oiseau, Sélénè s'élevait doucement sur l'azur pâle de l'empyrée. La mélancolie et la grâce débordaient et se répandaient autour d'elle, et je me sentais enivré lentement d'un charme inexprimable. Tout mon être se fondait en une langueur divine, se berçait en des enchantements sans fin.
Oh ! laisse-moi te suivre, laisse-moi m'envoler avec toi dans l'infini, loin des misères et des doutes de la vie ! Je veux quitter la terre, la quitter pour jamais ! Les hommes sont trop cruels, les femmes dépensent trop d'argent... Prends-moi ! prends-moi dans tes bras ou laisse-moi monter sur ton dos...

Et tout à coup, sans transition, je me trouvais sur un sentier, dans un bois. C'est Le Chemin du Lavoir ! Les herbes ondulent, les feuilles frémissent, les oiseaux chantent, et à travers la feuillée mêlée de rayons de soleil on entend le murmure d'un ruisseau bondissant sur un lit de cailloux. Les senteurs de la terre mouillée et les parfums des fleurs sauvages me remplissent d'un trouble exquis. Le sol fermente, les racines pompent, les bourgeons s'entrouvent, les fleurs de déploient, la sève monte en jets puissants, la vie se gonfle, l'amour éclate !...

Ému, transporté, les cheveux au vent, je m'arrête. Que vois-je ? Une Classe de Dessin à l'École Cochin !...

Oui, je prendrai mon coeur à deux mains ! Oui, je dompterai ces élans qui palpitent encore, et je lui dirai : Tais-toi, mon coeur, calme-toi, et bats doucement au spectacle touchant de l'enfance rassemblée par la main de la bienfaisance, dans un asile où la prévoyance ingénieuse...

Je ne me rappelle pas positivement la phrase, mais c'en était le sens, et elle me toucha au point que j'en avais les larmes aux yeux. Je pensais à ces enfants, et pour m'intéresser à eux davantage, je me plaisais à les supposer orphelins, et j'étais encore sous le coup de cette émotion lorsque j'aperçus la Judith de Gironde.

Une Charlotte Corday juive, comme Charlotte Corday était une Judith chrétienne ! Quelle femme et quelle pose ! Comme elle est capable de tout, celle-là, et quelle horreur invincible glace l'amour qu'allait faire naître sa beauté ! Cruelle Judith, femme adorable ! Malheureux Holopherne, heureux amant ! Parle, victime décapitée dans un intérêt respectable, regrettes-tu ta tête ? La regretterais-tu, si l'on t'apprenait que ta mort était le prix de ce que t'a donné la plus belle femme du plus beau peuple de la terre ? Non, tu ramasserais ta tête, tu la recollerais tant bien que mal sur tes épaules, et tu dirais, n'est-ce pas que tu le lui dirais ? Recoupez-la moi encore !...

J'avais mal à la tête. Je chancelais, j'entendais siffler des bourdonnements étranges ; mes yeux commençaient à se troubler, à papilloter ; les cadres s'élargissaient et se rétrécissaient tour à tour ; il me semblait voir les feuilles des arbres frémir et les pointes des herbes onduler dans les paysages. Par degrés, les pupilles des personnages commençaient à remuer et à se tourner vers moi, les bouches, à ricaner. Un brouillard magique m'enveloppait, je ne sentais plus le sol sous mes pas, et il me semblait que des mains puissantes me poussaient par les épaules, tandis que d'autres mains, saisissant mes cheveux et me rejetant la tête en arrière, me forçaient à lever les yeux pour regarder...

Et alors, à mesure que ma course furieuse s'accélérait, il me semblait que c'était moi qui étais devenu immobile et que je voyais défiler, avec une rapidité de plus en plus vertigineuse, des milliers de tableaux, marchant en lignes profondes comme des régiments dont la perspective se prolongeait à l'infini et où les personnages grandissaient, grandissaient, grandissaient, en se livrant de minute en minute à des mouvements de plus en plus désordonnés !...

Pour comble d'épouvante, tous les bruits qui aient jamais étourdi l'oreille humaine roulaient, grondaient, éclataient et retentissaient, accompagnant d'un fracas épouvantable l'effrayant défilé de ces tableaux fantastiques ! Et chaque toile, en passant, me jetait son nom au milieu d'un bruit ou d'un cri propre à son sujet :
- Hîî han ! hîî han ! Nous sommes les Ânes à l'Abreuvoir !
- Psch... Psch... Flac ! Patatras ! Pouff ! Pouff ! Rrrrr ! Nous sommes Les Brisants du Stang !
- Tch, tch, - tch, tch ! Je suis Le Chemin de fer de Manet !
- Boûm ! boûm ! Brrrrpatatata ! Nous sommes Les Canons de Bayart !
- Grrr ! grrr ! Nous sommes les lions et les tigres de Doré, et nous prenons notre dessert, en nous pourléchant sur un dallage, à la lumière de la lune bleue et sous l'aile des anges verts !...

C'était affreux ! Un pyroscaphe colossal arrivait à toute vapeur sur moi, tantôt plongeant sous les lames, tantôt s'élançant à mille pieds dans le ciel !

Du fond de l'horizon, Le Cheval de Troie venait à sa rencontre, galopant sur la mer, franchissant les lames monstrueuses, et laissant à chaque bond s'échapper de ses ouvertures naturelles des pétarades de guerriers qui tombaient à la mer et se transformaient en Bretonnes noyées ou en Ophélias jaunes et violettes !

Puis un vent glacial soufflait tout à coup, la mer se solidifiait et se brisait en blocs monstrueux qui s'entrechoquaient avec un fracas épouvantable, broyant des navires et des hommes dont les éclats et le sang jaillissaient en gerbes, mêlés aux fragments de la glace pulvérisée ! Et cela criait :
- Je suis La Baie de Melville !...

Et alors les montagnes de glace devenaient charbons ardents ; l'eau se transformait en flammes ; les flammes remplissaient le grand salon, débordaient sur les escaliers, et je me trouvais échoué dans le jardin, au milieu des bustes, des statues et des groupes, de l'exposition de sculpture.

Là m'attendait une scène plus effrayante encore peut-être ! Les guerriers, les fantômes, les généraux debout ou à cheval, descendaient de leurs socles et se mettaient à marcher avec des tintements de bronze et des grincements de pierre !

Les Sphinx, les Chimères, les Victoires, battaient des ailes, voltigeaient en décrivant de grands cercles, et fracassaient le vitrage qui tombait en une épouvantable grêle de verre cassé !

Les femmes nues, les courtisanes haut troussées, formaient des sarabandes en se livrant à toutes sortes de gestes licencieux. Les sirènes se débattaient et frétillaient sur le sable, souffletant de leurs queues les lions et les chevaux qui venaient les flairer par curiosité.

Et puis alors le peuple des bustes et des médaillons commença de remuer si furieusement ses têtes innombrables qu'elles se détachèrent et tombèrent à bas de leurs piédouches. Pareilles à un torrent de boules de quilles, elles roulaient de droite et de gauche, et on voyait sortir de terre des maquettes de toutes sortes, en terre, en cire, en fil de fer, en gutta-percha, en bois articulé, et chaque tête se juchait sur ces petits corps, et les petites jambes, trottinaient et sautillaient sous le poids monstrueux de ces têtes, pliant, s'aplatissant, se faussant, se cassant, et gigotant piteusement en l'air chaque fois que la tête les renversait sous son poids.

Tout à coup un grand mouvement se fit, et un buste vint se placer en tête : son nez, dont la volute hardie rappelait des circonvolutions savantes d'un cor de chasse, lança sous les voûtes des accents plus formidables que le son de la trompette de Jéricho !

À ce signal, ce peuple de marbre, de plâtre, de bronze et de terre cuite, se rangea par longues files : le buste à la trompette se mit en avant, et derrière lui, en tête du cortège et suivie de tous les bustes et de toutes les statues, une femme en plâtre d'une grandeur démesurée, couverte de longues draperies, s'avança, tandis qu'un cercle se resserrait lentement autour de moi !

Le colosse tenait à deux mains une énorme couronne d'immortelles qui me parut devoir peser plusieurs centaines de kilogrammes, et il marcha vers moi, faisant mine de me la poser sur la tête !

Ah docteur ! À ce moment je poussai un cri si terrible que le cercle des statues recula d'effroi ! J'étais près de la porte de sortie. Je fis un bond prodigieux et je me trouvai accroupi sur la vasque de cette fontaine de granit qui, comme vous savez, n'a pas pu s'en aller de là depuis l'exposition de 1855.

Là je repris mes sens.

Alors, grâce à l'obligeance d'un gardien de l'Exposition qui voulut bien m'approcher une échelle, je pus descendre, et ayant pris un fiacre, je rentrai chez moi où je me suis mis au lit...
- Ici, ajouta le docteur, le malade s'endormit et je me retirai sur la pointe du pied en recommandant de ne pas le réveiller.

Le lendemain je retournai le voir, et je le trouvai déjeunant de bon appétit.

Quand je voulus lui reparler de sa maladie, il tomba de son haut et me soutint qu'il ne m'avait jamais dit un mot de tout cela, de sorte qu'à l'heure qu'il est je ne sais pas qui a rêvé, de lui ou de moi...


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