LA VILLE DE MIRMONT, Jean de (1886-1914) : La Mort de Sancho.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (30.06.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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La Mort de Sancho
par
Jean de LA VILLE DE MIRMONT

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C'est un fait avéré - puisque le notaire et le curé, personnes dignes de créance, en ont témoigné - qu'Alonzo Quijano le Bon, plus connu sous le nom de Don Quichotte, décéda naturellement dans son lit, après avoir légué ses biens, meubles et immeubles, à sa nièce Antonia.

Par contre, on ignore encore comment mourut Sancho Panza. Le sage Cid Hamed Ben Enjeli lui-même reste muet sur les événements qui marquèrent les derniers jours de cet écuyer fidèle. Malgré le caractère apocryphe des seuls documents que nous possédions à cet égard, nous ne pouvons donc moins faire que de les livrer à la curiosité du lecteur bénévole.

On aurait tort de croire que Sancho Panza demeura insensible au trépas du chevalier son maître. Il serait faux, toutefois, de prétendre qu'il ne se trouvât point parfaitement heureux, après tant d'aventures, entre sa femme Thérèze, sa fille Sanchica et son âne. Aussi, pendant plusieurs jours, essaya-t-il en vain d'évaluer la part qu'il devait à la tristesse et celle que réclamait sa joie. Parmi les nombreux proverbes dont, jusque-là, il s'était composé, tant bien que mal, une sagesse, aucun n'offrait semble-t-il, de formule définitive capable de lui rendre la sérénité. Mais, avec le temps qui élime les regrets et du bonheur fait, à la longue, une habitude pareille aux autres, Sancho retrouva son état normal - c'est-à-dire exempt d'émotions inutiles. Il reprit, une à une, ses occupations rurales. Il sut faire oublier ses erreurs passées. On le compta, désormais, au nombre des honnêtes gens qui s'en remettent à Dieu et au roi pour le rétablissement de la justice sur la terre et à la Sainte-Hermandad pour le maintien du bon ordre parmi les hommes. Il ne devait, du reste, rien à personne. Des moeurs régulières, une saine nourriture, l'absence de soucis, favorisaient, sur son heureuse physionomie, l'épanouissement de sa santé physique et morale.

Les jours de fête, il allait rendre ses devoirs à Antonia Quijano, maigre et vêtue de deuil, qui vivait demoiselle avec la gouvernante de feu son oncle, dans l'antique et froid logis dont plusieurs fenêtres restaient à jamais fermées. Le soir, en revenant des champs, il s'arrêtait au cimetière pour se signer sur la tombe du défunt. Mais il ne s'attardait guère en ces lieux où l'ombre attristait sa pensée.

- «Mari», lui demandait parfois Thérèze, «quand donc penserez-vous à employer les écus d'or rapportés de votre dernier voyage pour surélever d'un étage notre maison ?»

- «Ma femme», répondait Sancho, «Tolède ne s'est point bâtie en un jour et le pivert de la Sierra Morena construit son nid petit à petit. D'ailleurs, comme l'on dit, mieux vaut l'aisance sous le chaume que la gêne sous les lambris».

- «Père», lui demandait d'autres fois sa fille, «quand songerez-vous à m'établir avec mon cousin Pedro ?»

- «Sanchica», répondait Sancho, «ne te mets point en peine à ce sujet. Chacun trouve toujours chaussure à son pied et bonnet à sa tête. Ton cousin Pedro ne possède pas quatre maravédis de patrimoine, tandis que le fils de notre voisin le corroyeur, malgré ses cheveux roux, fera fort bien ton affaire, sitôt qu'il aura recueilli l'héritage de son oncle l'hôtelier. A mari donné, vois-tu ma fille, l'on ne regarde pas la couleur du poil».

Quand il n'avait personne avec qui raisonner, Sancho s'adressait à son âne. Il lui parlait à coeur ouvert, comme à soi-même, bien sûr d'être compris. Il faisait seul tous les frais de l'entretien, ce qui lui plaisait, n'aimant guère la contradiction.

- «Mon âne», disait-il, «tu n'es qu'un grison et ton bât n'est pas une selle. Ecoute les conseils que me dicte mon expérience : les moulins à vent portent des toits, non pas des casques en acier. Leurs ailes (plus utiles que celles des oiseaux) ne sont pas des bras menaçants, mais tournent au vent propice. Leur coeur est formé d'une pierre dure qui écrase le blé pour le réduire en cette farine dont on pétrit le pain qui se mange.

«Retiens encore ceci : aussi vrai que deux et deux font quatre, un troupeau n'est point une armée ennemie, une paysanne n'a rien d'une princesse, un plat à barbe doit conserver sa destination et tout malfaiteur mérite les galères».

Enfin, par son esprit positif, Sancho sembla se concilier définitivement les bonnes grâces des enchanteurs qui souvent, naguère, avaient maltraité Don Quichotte. Les jours se suivaient, pareils aux petites vagues d'une mer très calme qui reflète le ciel vide.

Sa maison se haussa d'un étage, en temps voulu. Sa fille fit un bon mariage. Sa femme perdit toute ombre de jalousie. Seul son âne trompa son amitié, car il fut trouvé mort un matin, dans l'écurie. Les historiens ont négligé de rapporter le nom de ce personnage muet. Sans doute suffisait-il, pour la postérité, qu'il fût «l'âne de Sancho». Mais son maître, qui le pleura, ne put jamais le remplacer. Le successeur qu'il lui donna secouait les oreilles, comme pour écarter les mouches, dès qu'on lui parlait sérieusement.

Lorsque Sancho Panza fut devenu âgé, il abandonna la charrue pour ne plus quitter sa demeure. Il plaça un banc de bois devant la porte, sur la grand'route et se fit une occupation de regarder passer les hommes, les bêtes et les voitures. Sa corpulence ressemblait à de la majesté. En discourant il se trompait de mots et souvent oubliait de terminer ses phrases. Mais, vu ses cheveux blancs, chacun l'écoutait avec respect.

Il se souvint alors - non sans en tirer vanité - qu'il avait gouverné une île, jadis, il ne savait plus où.

Une nuit d'été, le chant des grillons le tint longtemps les yeux ouverts. Il sortit sur le seuil. La lune dépassait les arbres. D'un éclat jaune, elle brillait, écornée comme l'armet de Mambrin.

Sancho rentra, battit le briquet, ouvrit un bahut. Il prit, pour la revêtir, la tunique de bouracan parsemée de flammes peintes, qu'il avait portée chez le Duc, lors de la résurrection de la belle Altisidore. Il coiffa, de même, la mitre pointue chamarrée de diables. Puis il s'en fut à travers la campagne, trébuchant contre les pierres, et pénétra jusqu'au milieu de la forêt. Là, il s'étendit au pied d'un chêne-liège. Les bruits nocturnes le firent tressaillir de peur et d'allégresse.

- «Que votre grâce dorme tranquille sous son armure», dit-il avant de s'assoupir. «J'ai mis l'entrave à Rossinante pour qu'elle puisse brouter tout à son aise, sans s'éloigner».

Vers l'aube, des cris d'oiseaux le réveillèrent ; une lueur rouge s'infusait parmi les troncs des arbres. Un chevrier, dans la plaine, rassemblait son troupeau en soufflant dans une corne.

- «Le son du cor, seigneur chevalier de la Triste-Figure», s'écria Sancho. «Je crois que voilà pour nous une nouvelle aventure, une bien nouvelle aventure».

Puis il retomba sur le gazon. Tout porte à croire qu'il mourut sans souffrance, puisqu'il avait enfin connu la sagesse.


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