ORINO, Jeanne Marie Clotilde Briatte Comtesse Pillet-Will, pseud. Charles (1850-1910) : Les vieux par l'"Esprit" de Guy de Maupassant (1904).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.III.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Contes de l'au delà, sous la dictée des esprits publiés à Paris en 1904 par F. Juven.
 
Les vieux
par
l'"Esprit" de Guy de Maupassant

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Durant la froide saison, l'un des deux était parti, et la vieille femme restait seule dans la maisonnette aux volets verts toujours clos, comme s'ils eussent voulu dérober à ses yeux fatigués les rayons trop vifs de l'astre du jour. Désormais le banc vermoulu sur lequel ils aimaient à s'asseoir pour échanger leurs remarques, leurs éternelles redites, resterait solitaire sur le seuil de l'habitation où Jeanne, la mère Jeanne, comme on disait dans le pays, devrait couler ses derniers jours.

Ils étaient bien lourds à porter ces jours maintenant ; ils pesaient terriblement sur la vieille échine que leur poids arrondissait encore et quand, le dimanche arrivé, Jeanne sortait de son ombre pour se rendre à l'office, c'était à grand'peine qu'elle traînait ses jambes fort lasses. Les yeux papillotaient sous la lumière trop vive, se fermaient presque, et le minois encore teinté de rose, dernier vestige de beauté, oubli involontaire du Temps, le minois, rieur toujours en dépit des ans, n'exprimait plus alors que la lassitude, la tristesse de vivre. Mille rides s'y croisaient, se rejoignaient, sous l'action corrosive des larmes. La vue était presque éteinte, et la démarche n'en était que plus chancelante.

Depuis que le vieux était parti pour le grand voyage où le caprice et la fantaisie du retour restent sans effet, la vieille femme était infiniment malheureuse. Ce n'était pas que le père Pierre animât beaucoup la maison de son vivant, car il était de nature paisible et menait fort peu de bruit… Mais qu'avaient-ils besoin de causer puisqu'ils se comprenaient à demi-mot ? Qu'avaient-ils besoin de mouvement, d'imprévu, puisque tout leur intérêt, toute leur curiosité ne dépassaient guère les remparts de la petite ville où ils habitaient ?

Pourtant cet intérêt allait quelquefois - souvent même - beaucoup plus loin, en de vagues pays que leur imagination naïve leur représentait dans des éblouissements de soleil sous un ciel très bleu. Ces pays-là étaient-ils habités ? Peut-être bien, ils n'en savaient rien. En tout cas un seul être au monde les y préoccupait. Cet être c'était un fils chéri, aimé, adoré d'autant plus qu'il leur était né à une époque où ils ne l'attendaient plus, lui le père Pierre déjà vieux, elle Jeanne plus que mûre. Cet enfant du miracle leur était alors arrivé, emplissant le paisible toit d'abord de ses vagissements, puis de la gaieté de ses jeux ; et heureux au-delà de toute expression, Pierre et Jeanne s'extasiaient devant le produit de leurs dernières amours. Car si, après cette naissance, ils s'étaient peu à peu éloignés l'un de l'autre, l'affection subsistait, se fortifiait encore dans une commune extase devant le fils chéri.

Mais ce fut cette adoration sans limites qui décida la première douleur de leur vie. Paul, habitué en effet à être obéi, à n'être jamais contrecarré en quoi que ce fût, Paul, tout en ayant hérité de l'excellente nature de ses parents, voulut partir, s'engager, quand il eut atteint l'âge d'homme. La mer, le grand espace, le mouvement, les voyages, le tentaient et l'attiraient de façon irrésistible. Ce besoin d'aventures ne pouvait certes pas être mis sur le compte de l'atavisme. Sans doute souffrait-il trop vivement, dans la singulière précocité de son intelligence, de cette réclusion dans une petite ville potinière où ses seules libertés, ses seuls divertissements consistaient à se rendre, le dimanche, après vêpres, dans les prés environnants pour s'y livrer aux ébats indispensables à sa complexion robuste et sanguine.

Et c'est ainsi qu'un beau jour, très ému lui aussi mais résolu, il avait quitté la demeure paternelle où il ne devait plus faire désormais que de rares apparitions. Jeanne et Pierre, "les vieux", comme on disait maintenant, restaient seuls dans la maison déserte d'où l'oiseau rieur et turbulent s'était envolé. Ils ne murmuraient pas. Paul était intelligent, instruit ; - car ils s'étaient imposés des sacrifices réels pour son instruction - il savait mieux qu'eux ce qu'il devait faire. C'est ce qu'ils se disaient, et, passivement résignés, ils avaient continué leur vie monotone, dépourvue d'incidents fâcheux, mais également vide de joies.

De temps à autre, une lettre reçue de "là-bas" animait d'une joie intense leurs vieux visages mornes. Le père Pierre mis en gaieté par les bonnes nouvelles qu'elle contenait, montait une bouteille de vieux vin de la cave, tandis que Jeanne sortait de l'armoire un paquet de biscuits sentant le moisi. Après ce dessert luxueux pour eux, le père Pierre, tout à fait en belle humeur, pinçait dans ses doigts noueux le menton rèche de sa compagne, en affectant des airs d'homme encore jeune…

Puis de temps à autre, tous les deux ans, Paul revenait et c'était alors grande liesse au logis. Quand il arriva en ce dernier mois de mai et qu'il repartit ensuite après avoir passé la belle saison avec ses parents, ce fut le coeur serré qu'il les quitta, car, il n'y avait pas à dire, le vieux avait beaucoup baissé et un douloureux pressentiment lui affirmait qu'il ne le reverrait plus… En effet, trois semaines plus tard, sans maladie apparente, sans souffrances, tranquillement, le père Pierre s'éteignit, laissant désormais seule sa vieille compagne qui, désespérée, voulait à tout force se précipiter dans la fosse béante où l'on venait de placer le modeste cercueil de bois blanc.

Mais, à force de pleurer, Jeanne finit par ne plus dormir. Puis, ayant perdu le sommeil, elle perdit également le peu d'appétit qui lui restait. Ses forces déclinèrent rapidement et, un matin qu'elle tardait trop à entr'ouvrir sa porte pour y prendre le pain mollet qu'y déposait chaque jour la boulangère, les voisines inquiètes, ayant pénétré dans sa chambre, la trouvèrent dormant paisiblement sur sa couche, les traits reposés, souriante, ayant l'apparence de la vie encore, mais glacée déjà…

On l'ensevelit et, comme elle était aimée au pays, on lui fit des obsèques convenables. Les commères se cotisèrent même pour déposer sur sa tombe une belle couronne, puis on l'enterra à côté de son cher Pierre sous la rustique croix de fer où l'on put lire ces mots :

"C'est ici que reposent Pierre Moreau et Jeanne Bernard, son épouse fidèle."

La tombe les avait réunis, mais qu'est-ce que cette réunion de deux corps voués à la destruction et au néant, si on la compare à celle qui a lieu au-delà du rayon de vue des yeux mortels et qui est la source de tant d'émotions et de joies intenses ?

Tandis que le curé jetait les dernières gouttes d'eau bénite sur la terre fraîchement remuée, Jeanne, au sein de l'au-delà étrange, retrouvait son époux ; mais, ô surprise, ce n'était plus le vieux Pierre des derniers jours, c'était bien le Pierre de sa jeunesse, le Pierre aux traits pleins de santé et de vigueur. Avec une sollicitude infinie, il recevait la chère créature dans ses bras, s'efforçant de dissiper le trouble, l'agitation, que faisait naître chez elle l'arrivée dans un monde complètement inconnu. Lorsqu'elle put enfin parler, il comprit à son regard quelle était son inquiétude. Elle demandait Paul, elle voulait voir Paul, son fils chéri, son enfant adoré. Alors, il la prit doucement par la taille et, d'un mouvement lent d'abord, puis plus rapide, il l'entraîna à travers ces steppes, ces pampas ignorés des vivants. Tout à coup elle vit devant elle, plus loin, mais distincte de l'endroit où ils étaient, la mer immense aux reflets changeants ; elle vit encore, sur cette mer, un navire balançant doucement sa coque puissante, elle vit le jet de fumée sortant des cheminées du steamer. Il lui apparaissait bientôt très nettement dans tous les détails de sa construction, et, enfin, grand, bien découplé sous son costume d'aspirant, elle reconnaissait Paul ; il marchait en cet instant d'un pas régulier sur le pont du bateau, l'air profondément insouciant - certainement encore ignorant du départ de son père et de sa mère ; il fredonnait même un air connu, et l'écho de sa chanson parvint aux oreilles de Jeanne. Elle joignit les mains de bonheur, car cette chanson, c'était elle qui la lui avait enseignée quand il était petit. Cependant sa vue ne suffisait pas à son amour maternel ; ce qu'elle aurait voulu, c'eut été le tenir dans ses bras, l'étreindre… Alors son mari, qui avait compris sa pensée, l'attira tout près derrière Paul. A la grande surprise de Jeanne, ils étaient maintenant tous deux sur le pont de l'embarcation, ils y marchaient, mais leurs pas étaient si furtifs qu'ils ne pouvaient être entendus. Soudain elle vit Pierre, son mari, enlacer de ses deux bras leurs fils et planter un baiser dans ses cheveux. Alors elle fit de même, et sous cette caresse fluidique qu'il attribua sans doute à la brise légère en ce jour, Paul s'arrêtait. Sans savoir pourquoi, voilà qu'il pensait aux vieux ; que faisaient-ils maintenant ? Il était si loin d'eux ! et pourtant, non ! il lui semblait qu'il en était à cette heure très près…

Mais il n'approfondissait pas le mystère, et, devant son émoi, son père et sa mère invisibles, échangeaient un sourire ravi. Alors "le vieux", qui ne l'était plus, dit à "la vieille" qui pensait l'être encore :

"Que te manque-t-il pour être heureuse ?"

Et Jeanne, redevenue soudain coquette comme au temps de sa première jeunesse, répondait un peu troublée :

"Ce qu'il me manque encore ?... être jeune comme toi !"


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