CHAVETTE, Eugène Vachette, pseud. (1827-1902) : Modeste asile, (Les Petites comédies du vice, 1875).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (15.01.1998)
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Texte établi sur l'édition Marpon et Flammarion, Paris 1890.

Modeste asile
par
Eugène Chavette

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(L'ostentation)

Lundi 6 mai 1862. - J'ai quinze jolies mille livres de rentes, et mon commerce. - que je pourrais étendre, si j'étais le moins du monde ambitieux - me rapporte, bon an, mal an, une quarantaine de mille francs. Sans soucis ni chagrins, ma femme et moi nous sommes si complètement heureux que, pour un empire, je ne compromettrais pas un si fortuné destin.

Ce 12 mai 1862. - Je suis allé voir aujourd'hui mon vieil et intime ami Bidaut, ce modeste philosophe qui, content de ses mille écus de rente, s'est retiré à la campagne où il vit paisiblement avec sa femme... qui porte un peu les culottes. Nos dames sont également intimes. - Qu'il ferait bon vivre ainsi, dans le calme des champs, avec de sincères et loyaux amis ! ai-je dit.
- Au fait, s'est écrié Bidaut, pourquoi n'achèterais-tu pas la bicoque en face de nous, de l'autre côté de la route ?
Puis, me prenant a part, il a ajouté :
- Et tu sais que tu ne ferais pas une mauvaise affaire. Vingt fois les gens du château ont offert au paysan de lui acheter sa masure et le jardin qui sont enclavés dans leur parc, mais notre homme abhorre les aristos, et aujourd'hui qu'il est gêné, au lieu de traiter avec eux, il préférera te donner sa chaumière pour un morceau de pain.

Nous avons été voir la maison. Dix-sept cents francs !... c'est une misère ! Pourquoi pas ? Ma femme et moi, nous sommes encore trop jeunes pour quitter les affaires, mais déjà assez âgés pour nous permettre un peu de repos. Du samedi soir au lundi matin, nous serions là près de nos bons amis.

Nous aurions ainsi un pied-à-terre où nous viendrions nous reposer et boire une tasse de lait.

Juin 1862. - Mon jardin est grand comme un mouchoir de poche ; deux pieds de lierre et trois géraniums, qui suffisent pour l'orner, me dispensent d'un jardinier. Quant à l'habitation, ce n'est pas une maison ni même une maisonnette, c'est une simple chaumière, un modeste asile où nous aurons tout uniment deux lits pour dormir, car nous comptons bien passer tout le jour chez nos excellents amis. Notre vue serait assez triste si nous n'avions pas devant nous le potager des Bidaut, dont le mur peu élevé permet à l'oeil de planer sur l'immense vallée où serpente la rivière.

Je ne ferai aucun frais pour Modeste asile ; pas de papiers neufs ; des murs simplement blanchis à la chaux, c'est plus rustique. Et puis, à quoi bon faire des frais, puisque, d'un instant à l'autre, le propriétaire du château va venir me faire une de ces propositions qu'il a tant renouvelées au paysan qui m'a vendu ? Deux lits doivent donc suffire amplement à notre installation.

Juin 1862. - Nous avions choisi dans notre mobilier de Paris les meubles strictement nécessaires pour les envoyer à Modeste asile, et nous avions comblé le vide par des meubles neufs. Mais près de ces nouveaux venus, le reste de notre mobilier a paru si peu frais, que nous avons pris le parti de tout envoyer à la campagne et de remeubler entièrement à neuf notre appartement de Paris. La note du tapissier sera salée, mais je saurai me rattraper sur le propriétaire du château quand, à son parc, il voudra annexer Modeste asile que je lui vendrai tout meublé. Outre de bons écus, cette affaire m'aura donné un mobilier neuf.

Charançois a promis de venir aider à notre installation ; il est aussi l'intime des Bidaut.

Juillet 1862. - Nous venons d'éprouver une affreuse peine de coeur. Charançois allait passer tous ses dimanches chez les Bidaut ; dimanche dernier, il dut se priver de ce plaisir pour nous aider dans notre emménagement. Tout était encore trop sens dessus dessous pour nous permettre de convier les Bidaut à un dîner improvisé sur un marbre de commode. Furieux, non seulement de n'être pas invités, mais encore d'apprendre que Charançois avait pris sa part de ce morceau mangé sur le pouce, les Bidaut (au dire de ma bonne, qui le tenait du jardinier) se seraient écriés : «Est-ce qu'ils vont déjà commencer à nous confisquer tous nos amis ?» Aussi, après huit jours écoulés, quand Charançois est venu frapper à la porte de leur salle à manger, madame Bidaut lui a dit de son ton le plus aigre : «Tiens, je croyais que vous aviez pris pension dans l'étable en face !» Charançois a eu le tort de venir répéter le propos à Sylvie, qui a répliqué :
- Notre étable ! Est-ce qu'elle me prend pour une vache, cette mauvaise drogue-là ?

La laitière qui nous apportait notre fameuse tasse de lait a entendu le propos, qu'elle a bien vite couru reporter à qui de droit.

Voilà donc nos dames à couteaux tirés.

Et dire que j'ai acheté Modeste asile pour vivre et mourir près des Bidaut !!!

De dix-sept cents francs que m'a coûté mon humble toit, je suis déjà arrivé à douze mille francs ; mais la masure vivra bien autant que nous, et je n'y ajouterai même plus un clou.

Septembre 1862. - Après deux mois d'absence, nous sommes venus prendre une tasse de lait dans notre Modeste asile. Notre vue sera bientôt complètement perdue, car les Bidaut ont méchamment fait planter sur la limite du potager une double rangée de peupliers qui, avant un an, nous masquera le paysage.

Le trajet de Paris à Modeste asile ne coûte que deux francs, mais à chaque voyage nous avons à faire de deux à trois cents francs d'acquisitions utiles pour notre ermitage. J'ai fini par regarder notre pied-à-terre comme un enfant que j'aurais mis chez une nourrice à la campagne, et pour lequel il faudrait, à chaque instant, porter du savon à ladite nourrice.

Modeste asile use pas mal de savon !

Octobre 1862. - La méchanceté des Bidaut a fait courir dans le village le bruit que nous étions des gens fort riches habitant une chaumière... par avarice. Nous avons la réputation de ne pas faire vivre les gens du pays. Ce qu'on appelle ici «faire vivre les gens du pays», c'est se laisser tondre par ces naïfs villageois qui vous font payer trois fois trop cher les denrées ou les travaux dont un bourgeois peut avoir besoin.

Jamais un maçon n'entrera chez moi.

Demain nous quittons la campagne pour retourner passer l'hiver à Paris.

Avril 1863. - L'hiver a fui, et, après six mois écoulés, nous revoyons Modeste asile. Nous donnons de l'air partout. En regardant le plafond recrépi l'an dernier, Sylvie a remarqué une grande tache ; c'est la pluie qui a pénétré à travers le chaume du toit entièrement pourri. Je veux faire recouvrir la maison - dépense utile dont je ne saurais me dispenser - et, par la même occasion, je substituerai l'ardoise à la paille, ce qui est une bonne précaution contre l'incendie.

Sylvie me donne un conseil. Pendant que nous faisons enlever la toiture, pourquoi n'exhausserions-nous pas la maison d'un tout petit étage qui nous permettrait d'offrir au moins une chambre au ami ?

Mai 1863. - Le Maître maçon m'a annoncé ce matin que les murs de Modeste asile sont si peu solides qu'ils s'écrouleraient à la moindre surcharge. Il vaudrait mieux construire une maison neuve. D'un côté, je ne tiens pas à faire une bâtisse coûteuse pour un jardin grand comme la main ; d'un autre côté, je ne veux pas abandonner Modeste asile, qui me revient déjà à une vingtaine de mille francs ; j'aurais l'air de fuir devant les Bidaut. Je pourrais bien m'agrandir en achetant le jardin voisin, qui appartient aussi à mon vendeur ; mais autant cet infâme paysan s'est montré coulant pour me céder Modeste asile, dont je n'avais que faire, autant il est rapace aujourd'hui que j'ai réellement besoin de son jardin. Il pleure à l'idée de vendre l'héritage de ses pères et augmente son prix de cent écus par heure. Malheureusement il faudra bien me soumettre à ses exigences, car l'espoir que j'avais de me défaire de Modeste asile est déçu. Le propriétaire du château s'est ruiné avec les cocottes et, loin de chercher à augmenter son parc, il a le projet de le vendre.

Juin 1863. - Tout compris, terrain et construction, ma nouvelle demeure ne me reviendra pas à plus de cent vingt et un mille francs, ou plutôt à cent trente-huit mille francs, car Sylvie a eu l'heureuse idée de faire ajouter un second étage d'où nous planerons chez les Bidaut, qui vont rager de se trouver ainsi sous notre surveillance.

J'étais venu dans ce pays pour avoir un petit coin où je pourrais boire une tasse de lait, qui a fini par me coûter bien cher à sucrer ; mais, baste ! j'en serai quitte pour étendre un peu mon commerce - et puis, à la campagne, on vit si économiquement !

Juillet 1863. - Mes projets d'économie ont été dérangés par la méchanceté de cette misérable Mme Bidaut. Cette mauvaise petite rentière n'a-t-elle pas eu l'audace de se faire nommer (en concurrence avec Sylvie) dame patronnesse du comité de bienfaisance ! Aussi ma femme, pour faire rougir ces idiots paysans de leur choix, s'est-elle mise à couvrir le pays de bienfaits. Elle inonde les chaumières de mon vieux bordeaux et de mes bouillons ; les paysans malades ne veulent plus quitter le lit. Depuis le commencement du mois, elle a distribué deux cent quarante-sept chemises à des gens qui n'ont jamais eu l'idée d'en mettre une ; quand ils se marient, ils empruntent la chemise déposée pour cet usage à la mairie, où elle a été fondée par le grand Turenne.

Septembre 1863. - Cette bienfaisance exagérée, produite par la vanité blessée de Sylvie, nous coûte un gros argent, que j'aimerais mieux voir ma femme employer à soutenir notre dignité personnelle... comme je le fais en ce moment.

Après notre brouille avec les Bidaut, j'avais dû songer à me créer des relations de voisinage dans le pays, qui est tout peuplé de nobles. Je leur ai fait ma visite d'arrivée ; ils m'ont envoyé poliment leur carte, puis ils en sont restés là... Ils nous ont tenu dédaigneusement à l'écart, malgré les immortels principes de 89 !!! Certes, ces messieurs sont libres d'agir ainsi, et je n'aurais rien dit sans un M. de Trougaillac-Gaillac qui, d'après le rapport de mon élagueur, s'est permis de dire qu'il ne frayait pas avec des commerçaillons. Mais je me suis vengé. C'est un homme qui aime à arrondir ses propriétés. Aussi, dès qu'il y a dans le pays un bout de champ ou un coin de vigne à vendre, crac ! je lui coupe l'herbe sous le pied. Je lui en ai déjà fait passer sous le nez pour quarante-sept mille francs. - Ah ! un commerçaillon !

Octobre 1863 - L'hiver arrive, et nous allons quitter Modeste asile, qui, en terrains, bâtisse et aumônes, me coûte deux cent quatorze mille francs.

Nous avons récolté deux melons, qui me reviennent donc à cent sept mille francs la pièce. Avec son blason, je défie bien le Trougaillac-Gaillac, s'il lui plaît, d'en manger au même prix que son commerçaillon.

1er janvier. - Je viens de clore mon inventaire de 1863. Devant les dépenses inattendues que motivait Modeste asile, j'avais dû étendre mon commerce et entamer de grosses affaires avec Tunis ; l'année s'est liquidée par un bénéfice de plus de quatre-vingt mille francs. Avec un tel résultat, on peut se permettre quelques folies.

Sylvie vient d'envoyer, pour étrennes, deux cents chaufferettes aux pauvres de Modeste asile.

Avril 1864. - Mon journal de ce matin annonce que le château dans lequel est enclavé Modeste asile est a vendre sur une mise à prix de neuf cent mille francs.

5 avril 1864. - Mon jardinier m'écrit que M. de Trougaillac, qui est lié avec le propriétaire, est venu visiter son château en détail, et qu'il lui a dit :
- Neuf cent mille francs, c'est beaucoup trop cher ! Mais je vous parie que je vous fais trouver l'imbécile qui l'achètera !

C'est un finaud qui cache son jeu, je suis sûr qu'il a envie du château.

8 avril 1864. - J'ai reçu ce matin, la visite de Pustard, le maître maçon de Modeste asile, qui travaille aussi pour M. de Trougaillac-Gaillac. Il paraît que ce dernier aurait encore dit :
- Cette fois, je suis certain que le commerçaillon ne viendra pas m'enlever le morceau, car il est trop dur à avaler pour lui.

Pustard m'affirme que les Bidaut ont dit aussi :
- M. de Trougaillac aura le château, puis il donnera un bon prix de Modeste asile, qui ruine son possesseur, et nous en serons enfin débarrassés.

15 avril 1864. - J'ai écrit en secret au propriétaire pour savoir au juste le jeu du Trougaillac.

19 avril 1864. - J'avais bien deviné : le Trougaillac agissait en sondeur. Le propriétaire m'écrit qu'il lui a offert amiablement neuf cent cinquante mille francs avant l'adjudication il se croit déjà sûr de son fait qu'il parle d'adosser une vacherie modèle au mur mitoyen de Modeste asile.

J'ai immédiatement écrit au propriétaire que je lui offrais un million.

28 avril 1864. - J'ai enfin triomphé du Trougaillac ! Le château et son parc de quatre-vingts hectares sont à moi ; je vais les annexer à Modeste asile.

15 mai 1864. - Nous nous sommes installés aujourd'hui au château. Au bout du parc, sur l'emplacement de Modeste asile, j'ai fait placer une grille pour la sortie des voitures. Le fouet du cocher fait accourir chaque fois les Bidaut à leur fenêtre. Ils sont verts de jalousies, et la femme Bidaut cherche à se venger en nous faisant un geste qui semble vouloir dire que nous crachons plus haut que nous avons la bouche.

18 mai 1864. - J'apprends que l'ancien propriétaire a payé à M. de Trougaillac-Gaillac une commission de cent mille francs. Pourquoi ???

Mai 1864. - Nous nous ennuyons fort dans notre Modeste asile ainsi agrandi, et qui me revient à un million et demi. Notre unique distraction est, après avoir dîné à la hâte, de courir au bout du parc prendre le café dans un kiosque d'où l'on aperçoit le chemin de fer. A sept heures précises, nous avons la vue de deux trains qui se croisent. Je sais bien qu'à la campagne tout devient distraction, mais pour un million cinq cent mille francs, ce seul amusement est coûteux.

30 mai 1864. - Épouvantable nouvelle ! Par suite des troubles de Tunis, mon correspondant est en faillite. Je suis presque ruiné, il faut vendre Modeste asile.

J'ai fait venir ce matin le paysan qui me céda ma première chaumière ; c'est un chef de bande noire.

Il m'a offert dix-sept cents francs !...

- Mais c'est mon premier prix d'acquisition de Modeste asile, qui avait alors un demi-arpent.
- Oui, monsieur.
- Mais, à ce demi-arpent, j'ai ajouté encore votre propriété voisine, puis un château et un parc de quatre-vingts hectares et cent dix arpents de vignes et prés.
- C'est possible, mais j'offre les dix-sept cents francs du premier prix d'acquisition, car monsieur doit savoir que tout l'argent dépensé pour l'embellissement d'une propriété est de l'argent perdu pour le propriétaire.

3 juin 1864. - Ce matin, j'ai reçu ce mot de M. de Trougaillac : «Monsieur, de toutes vos propriétés en ce pays, que la vanité vous a fait payer à double prix, je vous offre sept cent mille francs comptant».

4 juin 1864. - Les échéances arrivaient menaçantes, j'ai accepté l'offre de M. de Trougaillac.


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