Prospectus de la Typographie François Bernouard (1884-1948) pour l'édition des œuvres complètes d'Emile Zola, (1927-1929).
  • Préface du typographe. Feuillet de 4 p. (21 cm.) joint au premier volume (1927).
  • Remerciements aux collaborateurs et aux souscripteurs. Feuillet de 4 p. (21 cm.) joint au 50e volume (1929).

  • Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (07.II.2000)
    Texte relu par : A. Guézou
    Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
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    Diffusion libre et gratuite (freeware)
    Orthographe et graphie conservées.
    Texte établi sur deux exemplaires (coll. particulière) trouvés dans le volume 50 (Mélanges : préfaces et discours) des œuvres complètes d'Emile Zola publié en 1929 à Paris par la Typographie François Bernouard.
     
     
    Préface du typographe

    ... La machine triomphant,
    soulageant l'ouvrier
    après l'avoir inquiété.
    Emile Zola.

    Plus le mécanisme soulage la douleur humaine, plus les patrons trouvent un orgueil à l'organisation de beaux ateliers ; plus les ouvriers perdent la foi dans leur métier, plus la mécanique perfectionne le travail : de la une émulation naît entre patrons ; à peine les travaux d'aménagement ou de transformation terminés, on invite quelques confrères ou quelques amis à visiter sa nouvelle organisation; d'estimables discussions s'engagent, d'où quelques progrès se réaliseront, car chacun voudra améliorer aussi son home-atelier.

    Car les patrons comprennent, ainsi que leurs ouvriers et ouvrières, qu'ils passent plus de temps dans leurs ateliers que chez eux.

    Mais si les patrons rivalisent d'installations et si beaucoup d'ouvriers perdent l'amour de leur métier, ces deux réactions ont la même origine : LA MACHINE.

    La machine travaille aussi bien, parfois mieux, toujours plus vite et d'une façon plus continue, que l'ouvrier ou l'ouvrière; elle vieillit moins vite; ses maladies aussitôt connues se soignent et se guérissent rapidement.

    L'ouvrier français combat le mécanisme. Né artisan, il ne veut pas qu'on le taylorise, malgré qu'il comprenne que la machine est l'esclave future et que pour lui la libération vient sans aucune politique par le progrès mécanique.

    Je sais que ceux qui me connaissent m'ont étiqueté sur des pensées opposées aux précédentes lignes.

    Il y a près de vingt ans, alors que, presque seul parmi les artistes, j'admirais le cinéma, l'aviation naissante, - assidu, j'assistais à presque tous les meetings d'aviation, - je créais La Belle Edition, prenant la Rose de France pour marque, je proclamais en ce temps la splendeur de l'intelligence des mains, et que l'art du livre devait être un art manuel ; hélas! À vingt ans on pense plus par les morts que par soi-même ; les histoires de Williams Mooris me déformaient; d'autres encore aujourd'hui ne peuvent pas s'évader de ces pensées puériles.

    Dès que je réalisai la joie de posséder une presse à bras, l'horrible déboire de la possession m'attrista ; je vis la lenteur du travail, son peu de fini et sa souffrance! alors que les machines en blanc ou les minerves travaillaient dix fois plus vite, mieux et sans douleurs inutiles.

    La guerre m'éloigna de mes efforts et pendant ce temps le goût des belles éditions gagna tout le pays, surtout Paris où je ne vivais plus ; après l'Armistice, le goût, non plus des illustrations seulement, mais de la belle typographie vint à son tour. Revenu, mes machines en blanc, rouillées pendant la bataille, redevinrent dociles.

    Chaque soir, voyant les brocheuses exténuées et maladivement nerveuses, je pensais aux machines douces à l'humanité; j'allai voir divers modèles de ces admirables bêtes ; ensuite, chez moi, je les regardai mieux et cherchai, chaque fois qu'elles rebutaient au travail, à comprendre leur psychologie. (Un jour, une de mes ouvrières, devant l'entêtement anesque de la machine, s'écria : "Si c'était un cheval, je l'aurais déjà tué!" Je compris que la machine rendait les êtres plus humains ; avec le temps tous mes collaborateurs parvinrent à saisir les diverses imperfections mécaniques des cames et des ressorts. Les brocheuses, en réalisant dix fois plus de travail, sortaient moins lasses le soir.

    Je remarquai l'ouvrier margeant la feuille de la même façon sur la machine à imprimer que l'ouvrière sur la machine à plier et je vis que le travail sortait mieux réalisé et plus propre.

    Et je rendis les honneurs à la maison Preuss qui m'avait fabriqué ma plieuse et à M. Leysens qui sut l'introduire chez nous.

    La cousure des livres m'obsédait; ces femmes, pliées en deux, souffraient ; le travail sortait lentement; je regardai une machine à coudre, on l'installa chez moi ; je compris vite sa psychologie facile ; le travail, plus vivement réalisé, s'exécutait plus proprement qu'avec les mains, plus régulièrement, mieux préparé pour le collage.

    Et je rendis les honneurs à la maison Martini, oubliant que cet inventeur avait aussi découvert le fameux fusil, et à M. Heinsius qui sut introduire cette couseuse chez nous.

    L'endossage des livres nécessitait un travail lent et fatigant; là il fallait gagner sur le temps. Je trouvai alors une machine ingénieuse, qui savait faire plusieurs gestes : serrer le livre, coller et rainer le dos, apporter la couverture. On l'installa dans mes ateliers, et je rendis avec joie les honneurs aux Frères Ledeuil, deux Français, qui inventèrent ce merveilleux outil qui porte leur nom aux quatre coins du monde.

    Contre moi ou presque, je meublai ma maison de plusieurs sortes de machines ; mais, pour la typographie, cet art merveilleux de disposer les lettres, les espacements des mots sur des formats selon la grosseur des caractères et la largeur des marges de façon à charmer les yeux et rendre la lecture agréable afin d'enrichir l'esprit, je luttai encore. Les morts me gouvernaient toujours ; la machine semblait impossible pour moi, juste bonne pour les journaux, à cause de leur nécessité de travailler aussi vite que le temps.

    Une page de caractères, un jour, enchanta mes regards et l'idée de la machine à composer prit naissance en moi, grâce à la publicité. On me sollicita, m'expliqua ; les morts impitoyables me trahissaient, pour mon malheur, mais la vie et le bas intérêt me conseillèrent aussi : le choix d'une Monotype s'imposa dans mon esprit; je réparai à mon usage quelques approches de lettres ou de signes de ponctuation et je vis que cette machine travaillait plus intelligemment que beaucoup d'ouvriers, et surtout que sa pensée, plus continue, plus régulière, composait avec art, que les dessins des divers caractères que je venais d'acheter pouvaient, pour la beauté, rivaliser avec ceux des meilleurs fondeurs de la place de Paris.

    Et je rendis les honneurs aux multiples inventeurs de la Monotype et à M. Garda qui sut l'introduire chez nous.

    Aujourd'hui que je commence l'œuvre complète d'Emile Zola, - qui, un des premiers écrivains du siècle dernier, magnifia le fer limé, aciéré, - heureux, je publie ses cinquante livres avec l'aide des machines, des moteurs et au son joyeux de leurs multiples chants, car chacun a son chant professionnel, aimable, entraînant, pour qui sait connaître l'ivresse du travail, plus douce que celle du vin, plus éternelle que celle de l'amour.

    François Bernouard.
     
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    [Remerciements aux collaborateurs et aux souscripteurs]

     

    Mélanges, Préfaces et Discours est le cinquantième et dernier volume (1) des Œuvres complètes d'Emile Zola.

    Je tiens à remercier ici tous les souscripteurs ainsi que les libraires qui me firent confiance, malgré les procédés vulgaires, jésuitiques, que l'on employa afin de me nuire et de m'empêcher de réaliser ce monument de la Pensée humaine, une des plus solides Gloires de la France républicaine.

    Mon cher Maurice Diamant-Berger, pendant cette dure bataille (dix-huit mois), je ne vous ai jamais vu fléchir ; grâce à vous, chaque coup porté par les invisibles, nous savions le parer et lentement aussi le déjouer, de droit ; votre nom s'inscrit le premier.

    Vous aussi, mon cher Maurice Le Blond, qui, aidé de Mme Denise Le Blond-Zola, par vos travaux obstinés et parfaits, m'avez permis de paraître à l'heure, car paraître devint le seul moyen de désarmer nos adversaires, de confondre leurs calomnies, leurs mensonges.

    Je suis heureux, mon cher Calvin, de vous livrer à la date, par moi promise, ce dernier volume, et de vous permettre de l'expedier en temps voulu aux nombreux souscripteurs de la Librairie Générale Française je vous remercie particulièrement de votre franchise, de votre persévérance, ainsi que de toutes les facilités que vous m'avez accordées et qui m'aidèrent grandement pendant ces dix-huit mois.

    Quand le souffle commençait à me manquer, que je cherchais à escompter mon papier, qu'une banque m'évinçait, me répondant : "Le Conseil d'administration ne peut pas prendre du papier à l'éditeur de Zola", c'est vous, Seux, c'est vous Marrane, et le Conseil d'administration de la Banque Ouvrière et Paysanne, qui m'avez expliqué et appris à me servir de la banque, quand vous avez compris qu'en me frappant c'était Zola que l'on visait.

    Il reste un nom que je veux noter d'une façon particulière, celui de M. Eugène Fasquelle, qui me fut toujours un paternel confrère, et qui, aux jours les plus mauvais, me donna de sages conseils et m'évita de lourds ennuis.

    Je vous remercie tous ici, surtout de n'avoir pas douté de ma ténacité, aux jours où les bruits les plus malveillants, savamment répandus contre moi, pénétraient partout. Quelle science de la calomnie possédaient ceux qui voulaient que 1'Œuvre Complète de Zola ne s'achevât pas!

    Lorsque je signais le traité de cette première édition de 1'Œuvre Complète de Zola en cinquante volumes, je le savais difficile à réaliser, Car c'est aussi une œuvre pour un éditeur. En cherchant dans le passé, je remarquai que Beaumarchais n'avait pas réussi l'Œuvre de Voltaire, et, plus près de nous, lorsque la firme Ollendorf entreprit celle de Victor Hugo elle ne l'acheva pas non plus ; je ne recherchais pas les raisons de ces constatations, mais, au fur et à mesure que les titres de Zola parurent, lentement, à chaque échéance, j'en compris les causes.

    Zola représentait pour moi un génie, un grand penseur, un grand poëte, un des plus grands romanciers français ; je m'attachais à l'artiste, songeant peu à l'homme politique, je croyais l'affaire Dreyfus morte, ainsi que la guerre : petit à petit je compris que je me trompais gravement.

    Quelques jours après la signature du traité des Œuvres Complètes de Zola, alors que mes affaires prospéraient chaque mois, j'organisai une nouvelle imprimerie à Vincennes, selon mes espoirs, lorsqu'un jour un ami vint me confier, que le bruit courait un peu partout que mes affaires allaient très mal ; je riais, connaissant l'excellence de ma situation, et, quelques jours après, un représentant (nous avions déjà publié trois volumes,) me dit qu'un peu partout on parlait de ma faillite, cette pensée m'amusa, je ne comprenais pas le danger qui me menaçait. Certes, les souscriptions avant l'apparition du premier volume de Zola n'atteignaient pas le chiffre que j'espérais, et, malgré trois volumes sortis, les souscriptions augmentaient peu. Je remarquais aussi que les commandes venaient directement du public, les amateurs souscrivaient par lettre ; certains vinrent s'inscrire chez moi. J'appris alors qu'un nouveau bruit, s'appuyant sur le mot faillite, se glissait lâchement, décourageant tous les amateurs. On disait: "Bernouard n'ira pas jusqu'au bout ".

    Les libraires craignaient de souscrire et de rembourser à leurs clients cette œuvre incomplète et invendable.

    Puis un bruit nouveau, comme toujours basé sur une réalité que l'on déforme, (nous livrions alors le dixième volume) le doute qui m'environnait sans cesse m'énervait. Une des plus basses formules exprimait à peu près ceci : "Bernouard, qui a été commotionné à la guerre, devient fou, sans doute à cause des difficultés qu'il éprouve à publier son Zola".

    Puis un autre bruit : (le quinzième volume paraissait), on racontait que mon meilleur ami et collaborateur m'avait volé, selon les quartiers de Paris, de deux cent à cinq cent mille francs.

    Nous tenions, fatigués, ébranlés ; ce bruit de faillite nous abattait, obsédait aussi nos fournisseurs; l'un d'eux refusa de nous livrer une des matières indispensables à la confection de notre œuvre complète.

    Nous imprimions le vingtième volume ; en discussions nous perdons quinze jours avec ce fournisseur, sans résultat; puis quinze jours avec un autre, puis un mois pour la fabrication ; cet arrêt fut une preuve de ma défaite ; je parvins à livrer le vingt et unième volume à l'étonnement de beaucoup de gens. C'est alors que je fis paraître trois volumes par mois au lieu de deux promis, essayant ainsi de rétablir un peu de confiance. Ce procédé, malgré quelques plaintes, me réussit, les souscriptions augmentèrent, mon plan se réalisait, chaque vente me rapportait le total des volumes parus. En peu de mois j' arrivais à trente volumes.

    Malgré les calomnies nouvelles, les petitesses, que je veux passer sous silence, les livres sortaient au rythme de trois par mois ; ce fut bientôt quarante et aujourd'hui, 7 mars 1929 à minuit, le cinquantième et dernier est achevé, grâce au dévoûment de tout le personnel, que je remercie à cette dernière ligne réservée pour eux tous.

    FRANÇOIS BERNOUARD
     

    Note :
    (1) Dans son Catalogue des impressions de feu Monsieur François Bernouard (Bagnolet, 1988) Gustave Arthur Dassonville indique un 51e volume (plaquette) : Lettres à Labori.
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