BERGERAT, Émile (1845-1923) : Un mouchard : Conte parisien (1919).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.V.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Trente-six contes de toutes les couleurs publiés à Paris en 1919 par E. Fasquelle.
 
Un mouchard. Conte parisien
par
Émile Bergerat

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Il avait nom Moscharès.

Son père était, ou plutôt avait été, car il était mort, huissier au pays de Gascogne. De telle sorte que l'âme de l'enfant s'était ouverte au milieu des péripéties, viles à la fois et terribles, de cette chasse aux pauvres dont l'État accrédite les Nemrod. Il n'avait vu que saisies, n'avait entendu que protêts, et sa mémoire de gosse n'était hantée que de visions de ventes à l'encan devant les chaumières ou sur les mails, tableaux d'imprécations et de larmes.

L'excuse d'un pareil métier serait d'enrichir au moins ceux qui l'exercent, n'est-ce pas ? Or, il paraît qu'il n'en est rien. L'huissier était parti à peu près aussi pauvre que les Job qu'il jetait au fumier, laissant à son fils le soin d'une vieille mère d'abord, plus deux soeurs à nourrir, élever, vêtir et puis marier, s'il était possible. Ces trois créatures très douces traînaient leur vie, là-bas, aux alentours de Périgueux, dans un carré de choux, ou plutôt de pois, à l'orée d'une châtaigneraie, entre six poules, deux chats et un compagnon de Mgr saint Antoine.

Moscharès, qui les adorait, était venu à Paris pour leur gagner de l'argent, car à Périgueux il n'y a rien à faire pour les poètes. Il l'était, le malheureux ! La loi des contrastes semble commander aux oeuvres de la nature. Elle se plaît à tirer pour ses croisements un poète d'un huissier comme un huissier d'un poète si ça l'amuse, et la physiologie, science exacte, y perd, comme on dit, ses lunettes. Comme toutes les économies paternelles avaient fondu à son éducation, Moscharès avait de la culture, de la lecture, et il était, en outre, vraiment doué pour le métier si beau, mais si inutile, des lettres.

C'était à la fin du second Empire, l'opposition se déchaînait. Elle jetait ses cris d'orfraie dans une foule de journaux agressifs, intrépides, où il se dépensait un talent considérable, et Moscharès y trouva l'emploi de sa verve, très pessimiste d'ailleurs et noire comme l'Érèbe. Ses articles tintaient le glas non seulement du régime, mais de la société tout entière. Il semblait vouloir y venger tous les "pauvres bougres" - c'était son style - saisis et vendus par son père. Quant à lui, il se privait de tout, s'alimentait de bouillie de châtaignes et envoyait, là-bas, à la maman et aux chères soeurettes, le peu qu'il arrachait aux caisses précaires des organes, hélas ! plus précaires encore.

Je le connus à cette époque, dans l'un de ces cafés littéraires du boulevard où la presse libérale forgeait ses bombes contre le gouvernement de Rouher, le vice-empereur, et, pour préciser, au café de Madrid. Ce fut là que l'excellent Carjat nous le présenta avec enthousiasme : "Le pur des purs, nous dit-il, comme l'eau qu'il boit, du reste." Moscharès, en effet, n'avait devant lui qu'une carafe.

Il ne nous plut qu'à moitié, malgré son beau front chevelu où dardaient, comme des soupiraux de cuisine sous un dôme, des yeux enflammés, couleur de cuivre. Il fallut qu'après son départ Carjat, qui les savait, nous expliquât l'homme et sa vie pour que, le talent aidant, nous revînmes sur notre impression défavorable. Puis, Moscharès se fit plus rare sur les boulevards. Les journaux où il plaçait sa copie révolutionnaire disparaissaient l'un après l'autre, abattus ou muselés par le rude vice-empereur, et les gens de plume commençaient à être remplacés par les gens d'action, qui descendent dans la rue et la dépavent. Que devenait Moscharès ? Comment faisait-il vivre, et de quoi, les trois femmes aimées du carré de pois périgourdins qui formaient son saint roman de poète ?

Je l'avais bien rencontré un jour dans les galeries du Palais-Royal, et j'avais même échangé quelques mots avec lui au sujet de son "éclipse" ; mais ce qu'il m'en avait dit sonnait tellement la blague que je n'y avais vu que l'un de ces faux-fuyants ironiques par lesquels on écarte une curiosité importune.

- Que devenez-vous, Moscharès ?

- Vous le voyez !

- Et qu'est-ce que vous faites ?

- Je suis mouchard !...

Et nous nous étions séparés, en riant, sur cette fumisterie, que j'étais allé raconter au café de Madrid, où elle avait paru très boulevardière.

- Mouchard, Moscharès ! Elle est bien bonne !

Il l'était.

Nous ne le sûmes d'ailleurs que longtemps après, et nous en fûmes alors comme foudroyés. Oh ! c'est effrayant Paris, où l'on voit de pareilles choses ; et cette société détestable, qui les rend possibles ! Mais les faits parlent d'eux-mêmes. Lorsqu'il ne trouva plus à placer sa copie nulle part, Moscharès se mit résolument à la recherche d'une besogne quelconque, fût-elle manuelle. Mais on ne s'improvise pas bon ouvrier d'un métier qu'on ignore, et les spécialités se défendent de l'homme à tout faire. Si sobre qu'il fût et si brave, le fils de l'huissier connut bientôt l'horreur des jours sans vivres et sans abri. Il les acceptait comme rachat de la tare originelle, et dans les asiles de nuit, à la corde, ses insomnies fiévreuses s'éclairaient de la chandelle des ventes à l'encan, lugubres, de son enfance.

Il n'envoyait plus rien là-bas, et sa mère mourut. Pour qu'il pût aller l'ensevelir, Carjat organisa une collecte au Madrid, et, grâce à un confrère de la presse gouvernementale, on put y joindre un permis de circulation sur la ligne. Quand il revint, un mois après, il nous remboursa tous et chacun de nos petites contributions à la collecte. Il avait tout vendu, meubles, immeuble et carré de pois, et il ramenait à Paris la plus jeune de ses soeurs. L'aînée restait en Périgord, servante de ferme, pour le pain. Il s'installa avec la cadette dans un logis de la rue Saint-Lazare et nous n'entendîmes plus parler de lui jusqu'au jour de notre rencontre au Palais-Royal.

Mouchard, Moscharès ? Elle est bien bonne !

Un soir, - c'était au moment où les premières émeutes ébranlaient déjà le trône napoléonien, - Moscharès passa devant la terrasse du café où nous étions réunis dans l'attente des nouvelles. Il s'arrêta, nous regarda, sourit, parut hésiter et délibérément entra. Il n'y avait pas de lieu à Paris où les choses et les gens de l'Empire fussent plus honnis, conspués et voués à l'exécration, et cela à toute voix, sans taire les noms ou voiler les termes. Un "roussin" de force moyenne n'avait qu'à venir là, prendre un verre et écouter pour faire la plus riche provende de délations professionnelles. Les Tuileries la dansaient dans toutes les absinthes !

- Ah ! c'est Moscharès !

Et vingt mains se tendaient vers le transfuge. Il n'en prit aucune, même celle du bon Carjat, stupéfait de cette réserve.

- Tiens ! Qu'est-ce que tu as ?

Il secoua la tête sans répondre, tira une chaise et s'assit au milieu du groupe, comme d'habitude.

- Ta soeur va bien ?

- Oui, je te remercie. Je viens de la faire entrer chez une grande modiste. Elle est très heureuse. L'aînée se marie, au pays. J'ai pu la doter un peu, ce qui ne nuit pas, en ménage. La maman a son petit monument et des fleurs. Tout va, maintenant.

- Et toi ? Tu es nippé comme Brummel !

- Il le faut bien, dans le métier ! A propos, tu vas recevoir mon recueil de vers. Je l'ai dédicacé ce matin pour toi. Très républicain, tu sais, le volume, naturellement. Mais il y en a aussi pour ma Polonaise.

- Quelle Polonaise ?

- Comment ! tu ne sais pas ?

Et Moscharès se mit à rire. Puis, se penchant sur Carjat, il lui jeta un nom aristocratique dans l'oreille.

- Toi, une comtesse ? Toi, un pur ?

- Oui, et je lui dois tout, en somme : c'est elle qui m'a présenté à la préfecture.

- De police ?

- Oui.

- C'est donc vrai, alors ? Tu l'es ?

- Mouchard ?... Parbleu !

Nous nous étions tous dressés, comme bien on pense, et Carjat, blême :

- Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

- Mon métier, fit Moscharès en haussant les épaules. Êtes-vous bêtes !...

Si l'on a vu un bourdon tombé dans une ruche d'abeilles, on peut imaginer l'effet produit par cet aveu cynique sur les habitués du Madrid à cette époque, en pleine effervescence révolutionnaire. Les uns brandissaient leurs verres, soucoupes et bouteilles ; les autres avaient empoigné leurs chaises, levaient leurs cannes, et la huée était énorme.

- Va dire de ma part à Rouher qu'il n'est qu'une canaille… ! Mort à Badinguet et son épouse !... Régime de sang et de boue, les honnêtes gens lui crachent leur dégoût !...

Et ainsi de suite, toute la litanie des malédictions dont les Châtiments du Juvénal de Guernesey nous dictaient le glossaire.

- Pas si vite, disait Moscharès très calme et presque souriant, les uns après les autres. Je n'ai pas le temps de vous reconnaître. Parlez chacun à votre tour.

Et il tira son calepin de sa poche.

Nous acceptâmes son défi. Chacun proféra son injure propre contre le tyran et la tyrannie, ceux-là la dictant, ceux-là l'autographiant eux-mêmes, et tous la signèrent.

- Tu en auras pour ton argent ! hurlait Carjat hors de lui, et tu peux revenir. Chaque soir tu nous retrouveras ici, et nous t'aiderons à gagner le pain de honte que tu manges.

Alors, Moscharès voulut parler. Il se leva, blanc comme linge, et il demanda le silence d'un geste. Mais, sous un tolle formidable, on le poussa à la rue sans l'entendre.

Moscharès se fit tuer sous la Commune, dans les rangs des fédérés, à l'entrée dans Paris des troupes de M. Thiers. Il était parmi les plus enragés contre les Versaillais.

Quelqu'un que je pourrais nommer, si ce n'était trahir la confiance d'un vieil ami, m'a fait lire secrètement à la préfecture les rapports du mouchard Moscharès (dossier J. P., numéros 614 à 644). Ce ne sont que dithyrambes de camarades : "Carjat (Étienne), poète et photographe, le meilleur homme de Paris. Serviable à l'excès. Admire passionnément l'impératrice. Partage toutes les idées de l'empereur sur le paupérisme. Ne reproche à M. Rouher que d'être Auvergnat, encore dit-il que ce n'est pas sa faute."

Et tous les autres à l'avenant. Plusieurs des "délations" sont en vers.

La police secrète était bien faible sous le second Empire.


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