BARBEY D'AUREVILLY, Jules : Le cachet d'onyx (1830)
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (03.12.1996). RELECTURE : A. Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale de Lisieux - Jardin public - B.P. 216 - F 14107 Lisieux cedex. TEL : 02.31.48.66.50. MINITEL : 02.31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com ; bmlisieux@mail.cpod.fr
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Le cachet d'onyx
par
Jules Barbey d'Aurevilly

OTHELLO vous paraît donc bien horrible, douce Maria ? Hier votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu'à le voir, ce diable noir, comme l'appelle Émilia. Votre haleine traînait sur vos lèvres entr'ouvertes ; vos larmes, vos sanglots, votre pose, tout en vous disait : «Pitié !» à Othello, comme si vous aviez été la Vénitienne, la Desdemona, couchée sur le lit, comme si Othello avait pu vous entendre alors, comme si une prière d'ange agenouillé devant un homme, essuyant ses pieds de sa chevelure divine, ou, plus éloquent encore, une femme qui supplie, eût pu aller jusqu'à ce coeur possédé, affolé, enragé de jalousie et d'amour. Oh ! ne le maudissez cependant pas, cet Othello inflexible. N'ayez pas peur de cette belle création d'un poète ; n'ayez pas peur de cette admirable nature d'homme, si riche en tendresses jusque dans ses fureurs, et à qui Desdemona pardonne en mourant comme par reconnaissance de l'amour qu'il lui avait donné. Savez-vous que personne n'aima plus que cet homme qui faisait oublier un père chéri, à cheveux blancs, sur le bord de la fosse, à une fille respectueuse et tendre ; qui l'avait prise intrépidement dans ses bras, elle défaillante sous le poids d'une malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction ne troubla une heure de la vie de cette femme timide ? Ne le maudissez pas, Maria, mais plaignez-le plutôt ! plaignez-le plus que Desdemona, qui vous fait pleurer à chaudes larmes. Son infortune est plus grande que celle de Desdemona qui crie : Ne me tuez pas ce soir ! Vous me tuerez demain ! qui s'est sentie écrasée sous la calomnie, sous les injures d'Othello. Desdemona est l'heureuse dans ceci : l'infortuné, c'est Othello !

Il n'est pas besoin d'être Africain, d'avoir du soleil liquéfié sous une peau noire et plein ses larges veines ; il n'est pas besoin d'avoir du lion et du tigre dans sa nature pour être jaloux et se venger. Il ne faut qu'assez d'intelligence pour comprendre le mot trahison. Eh bien, quand avec ce peu d'intelligence on a de l'amour aussi, comme Othello, qui oserait appeler coupable celui-là qui est jaloux et qui se venge ! Et quand cette vengeance qui n'apaise point est finie, et que l'on est si malheureux que le remords soulagerait, le remords qu'il est impossible d'avoir parce que l'amour a tout envahi dans l'âme, oh ! qui ne donnerait pas à tant de souffrance au moins une larme, quand il reste une larme à donner.

Pleurez donc sur Othello, jeune femme, je vous le répète, sur cette âme que la douleur a sillonnée, noircie, brûlée, ensanglantée, mise en pièces comme des balles mâchées dans de la chair et des os. Il n'y a qu'Émilia qui soit en droit de l'appeler monstre, car elle avait soigné Desdemona toute petite, puis adolescente, puis épousée, et de chagrin elle délirait quand elle appelait Othello ainsi. Mais vous, Maria, vous ne le pouvez pas !

La vengeance d'Othello ne fut point d'un monstre. Il pleura avant de tuer sa femme, et quels pleurs ! Il pleura aussi quand il l'eut tuée et avant d'être détrompé ! Et quand il n'eut plus de larmes sous sa paupière, il en chercha à la source, avec la pointe d'un poignard ; mais celles-là étaient du sang, et elles aussi, elles se tarirent.

Voulez-vous que je vous raconte une histoire de jalousie ? Voulez-vous que je vous dise une vengeance plus cruelle que celle accomplie avec des sanglots, des mains tremblantes et des baisers - ces derniers baisers donnés furtivement à la perfide pendant qu'elle dort, sublime lâcheté de la passion que Shakespeare avait devinée, - enfin que cet étouffement d'une mariée de vingt ans sous l'oreiller du lit nuptial, et dont l'idée seule vous fait rejeter en arrière votre jolie tête comme si la hache vous l'abattait par devant ? Allons ! si vous êtes brave ce soir, voulez-vous que je vous dise une vengeance auprès de laquelle la vengeance d'Hassan, qui fait noyer vive dans un sac cousu la belle Leïla du Giaour, est la chose du monde la plus rose et la plus gracieuse ? Voulez-vous que je vous dise une réalité dont la poésie dramatique, cette poésie du réel, ne pourrait s'emparer, parce qu'elle ne saurait comment la prendre dans ses mains de reine sans les souiller ? Voulez-vous que je vous fasse aimer Othello ?

Vous n'avez pas connu Auguste Dorsay. C'était un de ces jeunes gens qui sont très bien nommés les heureux du siècle, parce qu'ils ont juste ce qu'il faut pour réussir dans le monde : un caractère de jonc, des formes élégantes, de la beauté, de l'esprit, - et de celui-là qui ne fâche personne parce qu'il manque d'originalité. Quant à des passions violentes, jamais les amis de Dorsay ne s'aperçurent qu'il en entrât le moindre germe dans son organisation. Il est vrai que Dorsay se mettait souvent en colère contre son jockey, contre son cheval, contre les plis de sa cravate quand ils n'allaient pas comme il l'entendait, qu'il jouait son argent avec des couleurs sur les joues et qu'il ne perdait pas sans émotion, qu'il se grisait parfois de champagne et de punch, et qu'il savait supérieurement le prix d'une femme, depuis la grande dame jusqu'à la modiste. Mais dans tout cela y a-t-il une passion ? Y a-t-il vestige d'âme ? Nullement. Nous autres jeunes gens comme l'était Dorsay alors, nous n'avons qu'à prendre la jeunesse de nos pères à morale, la morale de position, aux cheveux maintenant grisonnants, nous verrons que les passions sont plus rares qu'on ne pense, et qu'à part quelques scènes de salon d'assez mauvais goût, un ou deux duels, peut-être, et force coucheries qu'on appelle de l'amour jusqu'à vingt-cinq ans avec un enthousiasme un peu niais, et qui ne sont pas même du libertinage, il n'y a pas, morbleu ! en inventoriant toutes ces jeunesses, de quoi dire si haut : Je fus jeune et fou comme vous ! Taisez-vous donc, les catéchistes modèles, ne parlez jamais des orages de vos jeunesses, phrase ridicule et qui passe de la main à la main. Voici une vanterie que je vous défends ! Vous avez vieilli, c'est-à-dire vous avez perdu vos dents et vous vous êtes coulés à fond dans le mariage, comme dit mon ami Sheridan, et puis c'est tout. Mais jamais rien ne battit fort dans vos artères carotides et votre coeur est toujours allé du même pas.

Cependant, messieurs nos pères, puisque nous fouillons dans votre vie, serait-il impossible d'y trouver de ces choses qui, rappelées à votre mémoire, vous couperaient la voix à l'instant lorsque vous jetez les hauts cris sur les passions de nos jeunesses, à nous, quand nous sommes passionnés ? N'y trouverait-on pas des noirceurs, peut-être une infamie, quelquefois une atrocité ? Vous ne savez pas ce que c'est qu'une âme, ce que c'est qu'une passion, ce que c'est que cet ouragan, cette trombe qui tourbillonne dans les anfractuosités d'une poitrine d'homme, et qui finit par les briser... Mais, ce qui vous était si facile, êtes-vous toujours restés de plats honnêtes gens ?

Demandons à Dorsay. Il a vécu votre vie de jeune homme ; il vit à présent votre vie d'époux et de père de famille. Interrogeons son passé et voyons ce que ce passé nous répondra.

Hortense de *** était une des femmes de Paris la plus aimable par le tour de son esprit et l'abandon de ses manières. Sa beauté était éblouissante. Mariée à un homme qu'elle n'avait jamais aimé, entourée d'hommages dans le monde et n'ayant plus de parents qui la cuirassent de leurs conseils, qui la fortifient de leur prudence, on l'eût prise pour orgueilleuse et frivole. Cependant son âme était sérieuse. Sérieuse parce qu'elle était passionnée. On l'entrevoyait aisément, car si ces passions toutes frémissantes enfermées dans un sein de jeune femme n'avaient pas encore quitté le fond de ce cratère d'albâtre, il volait parfois de leur écume dans la fougue de coquetterie d'Hortense.

Auguste Dorsay rencontrait souvent Mme de *** dans les salons qu'il fréquentait. Il s'occupa d'elle parce qu'il avait sa réputation d'homme à la mode à soutenir et qu'Hortense fixait l'attention générale alors. Puis, d'ailleurs, elle était si belle ! Quand ses cheveux noirs luisaient déroulés sur des épaules qui semblaient faites de lumière, il y avait là assez pour l'amour de cent poètes et le bonheur de tout un enfer !

Hortense aima Dorsay. Femme avant tout, avant d'être un coeur élevé et un esprit supérieur, elle s'encapriça d'un beau visage. Elle eut de l'amour pour Dorsay comme en durent avoir les filles des hommes pour les anges, quand les anges s'imaginèrent qu'il y avait plus de paradis dans l'adultère que dans les cieux. Elle en eut que ce fut une honte ! Qu'aurait-elle donné de plus à un homme de génie ? Mais c'est que le génie n'est pour une femme, même la plus distinguée, rien, hélas ! en comparaison d'une lèvre rose et d'une flamme de santé dans les yeux.

Oh ! ne faites pas vos jolis yeux méchants, Maria ! Qu'il y ait dans la beauté physique un élément inaperçu par nous, hommes barbus, et qui ébranle plus profondément votre être sensible ; que ce soit un côté plus intelligent ou plus infirme de votre nature, je ne sais : mais il en est ainsi. Vous-même comme les autres, Maria, vous n'aimerez d'amour qu'un beau jeune homme, et quand plus tard vous comprendrez que tant de beauté pouvait cacher tant d'ineptie, pauvre rossignol, fasciné du regard du reptile, vous reprendrez votre amour flétri, et ce sera encore à la beauté, fût-elle stupide, que vous vous en irez l'offrir. Eh quoi ! la passion aurait des paroles divines, ce serait assez pour rendre coupable, pas assez pour se faire aimer ? Pitié sur vous, douces créatures, et honte à toi, nature humaine ! Stigmatisez Talma de laideur et domptez (s'il est possible) son talent dramatique, vous éteignez les étoiles que Mme de Staël voyait en diadème sur son front. Sainte Thérèse mourut d'amour pour son Dieu, brûlée de désirs comme on en brûle pour une créature humaine. Mais, vous savez, cette ravissante tête rêveuse du Titien ? - devant laquelle je ne conseillerai jamais de conduire la femme que l'on aime, - eh bien, cette tête n'est pas même comparable au Christ qu'elle avait rêvé.

L'amour d'Hortense pour Dorsay fut l'affection d'un être supérieur pour un être médiocre, cette affection qui compromet, qui entraîne celle qui l'éprouve, et la livre déformée et tremblante aux bras d'un homme et aux pieds d'une société. Dorsay exploita en spéculateur habile le sentiment qu'il avait inspiré ; sa vanité rayonnait quand ses amis lui disaient en riant : «Parbleu ! Dorsay, tu as là une délicieuse maîtresse». Il trouvait doux de faire la petite bouche aux félicitations que lui adressait une jeunesse aux paroles légères. Modestie qui n'était pas même hypocrite, car il y a des aveux qui affichent une femme comme un placard.

Pour Hortense, du moment qu'elle aima Dorsay elle finit sa vie de coquette. Bien plus, elle cessa d'être aimable pour les autres femmes ; elle n'éparpilla plus son esprit et son âme, elle ne les effeuilla plus en mots piquants ou affectueux pour les jeter à la société qui l'entourait et dont elle faisait le charme. Le mouvement de la conversation, auquel elle se livrait avec une sensation de plaisir presque enivrant, ne l'emporta plus. Tout ce qui l'intéressait le plus vivement autrefois cessa de lui plaire. On eût dit qu'une peine secrète l'avait atteinte, si le coeur pouvait faire mal avec tant de rayons d'or dans les regards, et si sa préoccupation n'avait pas trahi son bonheur.

Cette femme, que l'on avait vue fière d'elle-même comme Niobé l'était de ses enfants, méprisait ses succès passés et s'étonnait comment ils avaient pu suffire à sa vie. Un jour, cependant, elle eut la fantaisie, une de ses fantaisies d'autrefois, un de ces charmants enfantillages de femme qui se retrouvait par moments dans l'amante, de paraître bien belle et de faire revivre l'admiration qu'on lui prodiguait naguère encore quand, dans un bal, à une fête, elle se montrait sous un costume seyant à la noblesse de son maintien et à l'étrange éclat de ses traits. C'est pourquoi elle prit sa douce voix, son doux sourire, son doux regard pour le mari qu'elle exécrait ; elle lui dit de ces mots de tendresse qui dans sa bouche étaient d'effroyables mensonges, l'adultère ! Et toute cette dissimulation fut employée pour obtenir le don d'une magnifique parure de rubis pour le bal de la duchesse de ***. Cette parure coûtait une somme folle ; son mari séduit la donna. Quel moyen de résister à ce démon vivant dans la femme quand elle est là devant vous, presque à genoux, presque à votre cou, presque la bouche sur la vôtre. Si on avait le ciel, on le donnerait !

Le matin du jour où elle devait mettre sa parure le soir, elle l'essayait devant sa psyché. Les rubis flambaient sur sa tête, à son cou, à ses bras et contrastaient avec la nuance plus mate de sa robe cramoisie. Son oeil était sur la glace ; sa pensée à ce soir et à Dorsay. Le coeur lui battait de cette joie d'être belle, de cette joie qui est une ivresse et que nous ne comprenons pas. Dorsay entra tout à coup.

«Comment me trouves-tu, mon Auguste ? - lui dit-elle avec un adorable mélange d'orgueil et de soumission. - Eblouissante à donner des vertiges», - reprit-il nonchalamment, avec un grand air ennuyé, tout fut dit sur la parure.

Le soir, Hortense était au bal en robe blanche, des bluets dans les cheveux. Quand la reine d'Egypte jetait dans la coupe de vinaigre les perles qui pendaient à ses oreilles, avait-elle de l'amour comme cet amour ?

Eh bien, tout cet amour, qui eût fondu un coeur de bronze en lave brûlante, fut indignement profané par Dorsay ! Fier d'être l'objet d'un sentiment si profond qu'il en ébranlait toute une existence, il abusa indignement de son empire sur la femme qui était devenue son esclave. Le plus souvent nous nous détachons de l'être que nous avons le plus aimé parce que notre nature est incomplète et que la source qui coulait en nous hier a tari. Mais alors tout doit être fini avec cette destinée qui fut la nôtre et qui ne nous appartient plus. Dorsay, comme les plus sublimes, avait donné à Hortense autant d'amour qu'il pouvait en donner à qui que ce fût. Que voulez-vous ? Il était vulgaire. Mais l'eût-il été davantage encore, il aurait aimé à sa manière d'être médiocre, d'âme petite et infime, celle qui s'abandonnait à lui sans réserve. Il l'eût aimée parce qu'elle le dominait de toute la hauteur de ses facultés d'abord, parce que les bras qu'elle lui passait autour du cou étaient si beaux, et, qu'eût-elle été la dernière des prostituées à gages, il lui fût resté assez encore pour raviver d'une illusion un coeur desséché et rappeler au libertin le plus abject les plus lointains, les plus perdus souvenirs d'amour !

Mais, enfin, cet amour s'en alla. Le Temps exfolie le granit et le coeur ! Le Temps donc, et surtout une possession dont les ivresses étaient usées, eurent bientôt détruit le sentiment de Dorsay pour Hortense. Pauvre Hortense, le sien survivait. Son âme, à elle, n'était pas épuisée ; elle avait encore de l'amour, de la fièvre, des nuits d'insomnie et de délire à passer. Étrange maladie, dont les plus faibles gémissent et les plus forts souffrent plus longtemps ou n'en guérissent pas !

Dorsay n'avait que deux partis à prendre. Être franc avec cruauté ou hypocrite à force de pitié et de délicatesse. Il devait tromper sur l'amour qu'il ne sentait plus, ou dire à Hortense : «C'est fini, je ne vous aime plus !» Ce dernier parti était peut-être le meilleur possible. C'est quelque chose de noble, il est vrai, quelque chose de dévoué, que cette vie que l'on s'impose, que cette feintise éternelle, que ces caresses, chaudes à peine de souvenirs, pour retarder, ne fût-ce que d'une heure, la douleur de celle qui nous aime. Mais puisque cette douleur est inévitable, n'est-il pas plus sage de la faire présente, car elle sera plus tôt passée... Quoi qu'il en soit, Dorsay n'employa ni l'un ni l'autre des moyens que je dis. Il fit comme un mari qui a une jolie femme et des maîtresses, agissant ainsi autant par faiblesse de caractère que par vanité. On le conçoit. Nous sommes bien beaux quand nous nous mirons dans des prunelles adorées, mais il n'y a que les pleurs que nous faisons couler qui nous réfléchissent Jupiter.

Le monde a un ignoble mot dont il flétrit les affections qu'il n'autorise pas. Il dit : Ce monsieur tel vit avec madame telle. Je ne sache rien de plus dégoûtant que ce mot. C'est le coup d'une cravache sale de boue qui cingle au visage et au coeur. C'est le ravalement, la dégradation d'une idée divine. Vivre avec une femme ! Vivre avec elle, vivre avec toi, c'est-à-dire ne sentir, ne penser qu'ensemble, se transfondre, se perdre, bouches, regards, haleines, battements de coeur, dans un seul baiser, une même étreinte, un seul amour, oh ! n'est-ce pas là le plus ineffable des bonheurs que l'imagination invente. Et pourtant c'est de l'expression qui dit tout cela que le monde a fait un cachet de mépris qu'il jette à deux noms, les hommes à voix haute, les femmes à voix basse, quand un seul de ces noms est prononcé devant lui.


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