ALLAIS, Alphonse : Etourderie (A l'oeil)
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (15.04.1996). RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 . 14107 Lisieux cedex. TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
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Etourderie
par
Alphonse ALLAIS

Je l'avais connue au restaurant.

Depuis quelque temps elle y venait régulièrement tous les soirs à six heures. Mon désespoir, c'est qu'elle n'apportait à ma personne aucune attention.

J'avais beau m'installer à une table voisine, me donner des airs aimables, lui rendre de ces menus services qu'on se rend entre clients ; rien n'y faisait.

Pourtant, un jour qu'elle s'impatientait à frapper sur la table sans obtenir l'arrivée du garçon, je pris ma voix la plus indignée et je tonnai :

- Vous êtes donc sourd, garçon ? Voilà deux heures que madame vous appelle !

Elle se tourna vers moi et me remercia d'un sourire.

Alors immédiatement je l'aimai.

De son côté la glace était rompue.

A partir de ce moment, elle ne manqua pas de me dire bonsoir tous les jours en entrant, un joli petit bonsoir gracieux et pimpant comme elle.

Et puis nous devînmes bons camarades.

Elle s'appelait Lucienne.

Sans être une honnête femme, ce n'était pas non plus une cocotte. Elle appartenait à cette catégorie de petites dames que les bourgeois stigmatisent du nom de femmes entretenues.

Son monsieur, un gros homme d'une dignité extraordinaire, ne venait que rarement chez elle. Inspecteur dans une Compagnie d'assurances contre les champignons vénéneux, il voyageait souvent en province et laissait à Lucienne de fréquents loisirs.

Le seul inconvénient de cette liaison, c'est que le monsieur digne était terriblement jaloux et qu'il arrivait toujours à l'improviste chez sa dame, au moment où elle l'attendait le moins.

Sans éprouver pour moi une passion foudroyante, Lucienne m'aimait bien.

A cette époque-là, j'étais jeune encore et titulaire d'une joyeuse humeur que les tourmentes de la vie ont balayée comme un fétu de paille.

Lucienne aussi était très gaie.

Moi, j'en étais devenu follement amoureux, et depuis quelques jours je ne lui cachais plus ma flamme.

Elle riait beaucoup de mes déclarations, et me répétait : «Un de ces jours... un de ces jours !» Mais un de ces jours n'arrivait pas assez vite à mon gré.

Un soir, je lui offris timidement de l'emmener au théâtre. Mon ami Paul Lordon, alors secrétaire de la Porte-Saint-Martin, m'avait donné deux fauteuils pour je ne sais plus quel drame.

Elle accepta.

Après la représentation, dans la voiture qui nous ramenait, elle se laissa enfin toucher par mes supplications, et elle décida ceci : elle monterait d'abord chez elle pour vérifier si l'homme digne n'y était pas préalablement installé, auquel cas je n'aurais qu'à me retirer. Si la place était libre, elle m'en donnerait le signal en mettant à la fenêtre de sa chambre une lampe garnie d'un abat-jour écarlate.

Il pleuvait à verse.

Tout pantelant de désir, j'attendais sur le trottoir en face du lumineux signal.

Des minutes se passèrent, plus des quarts d'heure. Pas la moindre lueur rouge. Le désespoir au coeur, et trempé jusqu'aux moelles, je me décidai à rentrer chez moi.

Ah ! dans ce moment si j'avais tenu monsieur, je lui aurais fait passer sa dignité !

Le lendemain, je fus accueilli plus que froidement par Lucienne.

- Vous êtes encore un joli garçon, vous ! me dit-elle d'un ton sec comme un silex.

Et comme je prenais ma mine la plus effarée, elle continua :

- Je vous ai attendu toute la nuit !...

- Mais la lampe...

- La lampe ? Je l'ai mise tout de suite à la fenêtre, aussitôt arrivée !

- Je vous jure que je suis resté au moins une heure sur le trottoir en face et que je n'ai rien vu.

- Vous avez donc de la mélasse sur les yeux ?

- Je vous le jure...

- Fichez-moi la paix !

Et elle s'installa, courroucée, devant son tapioca.

Je devais avoir l'air très bête.

Et puis, tout à coup, la voilà qui lâche sa cuiller et se renverse sur sa chaise, en proie à un éclat de rire tumultueux et prolongé, interrompu par des : «Ah ! mon Dieu, que c'est drôle !»

Peu à peu, son joyeux spasme diminua d'intensité, mais pas assez pour la laisser s'expliquer.

Elle me regardait avec un bon regard mouillé des larmes du rire et tout réconcilié :

- Ah ! mon pauvre ami ! Imaginez-vous que je n'avais pas pensé...

Et le rire recommençait.

- A quoi ? fis-je. A allumer votre lampe, peut-être ?

- Non, c'est pas ça...

Elle fit un effort et put enfin parler :

- Je n'avais pas pensé que la fenêtre de ma chambre donne sur la cour !


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