ACTE  I

 

Une pièce chez Zangler: on aperçoit la porte d'entrée, mais vers le côté droit. À gauche, un large pare-étincelle, une porte à gauche et à droite, une table et une chaise des deux côtés.

 

 

 

Scène 1

 

Zangler, Auguste Sonders

 

Zangler: Je vous ai dit une fois pour toutes...

Sonders: Et je vous ai déclaré une fois pour toutes...

Zangler: ...que vous n'aurez pas ma nièce et pupille.

Sonders: ...que Marie doit être à moi.

Zangler: Je saurais l'empêcher.

Sonders: Ce qui est sûr, c'est que je vous l'imposerai.

Zangler: Impertinent jeune homme!

Sonders: Homme impitoyable! Qu'avez-vous contre moi? Ma tante à Bruxelles est riche.

Zangler: Je vous en félicite.

Sonders: J'aurai son héritage.

Zangler: Mais quand?

Sonders: Drôle de question: après sa mort.

Zangler: Et quand mourra-t-elle? Ah ah! C’est là toute la question! Une tante comme ça, à Bruxelles, elle peut vivre aussi longtemps qu'elle veut.

Sonders: Je le lui souhaite de tout mon cœur, car je sais bien que, de son vivant aussi, elle contribuera largement à mon bonheur.

Zangler: Contribuera largement... ça veut dire combien à Bruxelles? "Contribuera largement" est ici la quantité la plus indéterminée qui soit, et avec des quantités indéterminées je ne conclus aucune affaire.

Et vite dit, bien dit, ce n'est pas à l'étranger que je laisserai ma pupille faire un héritage.

Sonders: J'hériterai donc et resterai ici.

Zangler: Et pendant ce temps c'est un autre qui piquera l'héritage, ce serait un comble. En un mot, je suis votre serviteur! Et puis ne vous tourmentez pas avec des spéculations sans objet concernant ma maison. Ma nièce est partie ce matin vers un lieu de son choix.

Sonders: Quoi, Marie est partie...?

Zangler:  Oui, vers quelque part, logée rue Inconnue, Numero tant et tant, à droite de la porte fermée, vous pouvez y sonner aussi souvent que vous voulez, mais on ne vous laissera pas entrer!

 

 

 

Scène 2

 

Les mêmes, Gertrude

 

Gertrude: (au milieu, entrant) On est dans de beaux draps, le nouveau domestique n'est toujours pas là, et l'ancien dit qu'il ne veut plus rien faire.

Zangler: Quel est le problème?

Gertrude: Il faut bien descendre les valises du grenier, puisque Mamzelle Marie doit s'installer après-demain en ville chez Mademoiselle Blumenblatt.

Zangler: (embarrassé et irrité) C'est... Vous avez... Allez au diable!

Sonders: Alors après-demain seulement? En ville chez Mademoiselle Blumenblatt? Je suis votre serviteur! (Il va vers la porte du milieu.)

Zangler: Eh, Monsieur... Ça ne sert à rien que...  le séjour de ma... En un mot...

Sonders: (déjà à la porte) Je suis votre serviteur! (Il sort.)

 

Scène 3

 

Zangler, Gertrude

 

Zangler:   (furieux) Nous voilà  bien... maintenant il sait qu'elle est encore là et où elle va... Je voudrais que Madame Gertrude soit...

Gertrude: Qu'est-ce que j'ai donc fait?

Zangler: Fait? Rien! Parlé, oui! C'est ce que les femmes font toujours et ne devraient jamais faire! C'est bien mal à propos que vous avez parlé! On ne pourrait vraiment pas s'attendre à ce qu'une personne aussi archi-mûre parle si mal à propos!

Gertrude: Mais je ne savais pas...

Zangler: Qu'il est l'amoureux de ma nièce? Mais maintenant vous le savez, vous savez que je vais en ville demain, vous savez que vous devez surveiller Marie avec une prudence centuplée, vous savez que je vous réduirai en bouillie si pendant mon absence ils se voient ne serait-ce que d'un œil.... Où est Marie?

Gertrude: Au jardin avec les abeilles.

Zangler: C'est toujours là qu'elle va! Je crois que le bourdonnement des abeilles inspire ses rêveries; il faut bien prendre son inspiration quelque part, alors pourquoi pas chez ces bestioles qui bourdonnent de façon si inspiratrice?... Ah, ces bonnes femmes, qui s'imaginent être presque des anges, elles aussi écervelées que des abeilles! Il faut qu'elle remonte, il commence à faire sombre. Et Monsieur  Weinberl et Christophe doivent aussi remonter après avoir fermé le magasin. Et apportez-moi mon uniforme de tir, la malle doit être ouverte.

Gertrude: Tout de suite, Monsieur de Zangler, tout de suite (elle sort par le milieu)

 

 

Scène 4

 

Zangler, puis Kraps

 

Zangler: (seul) Il y a de quoi mourir de rage. Aujourd'hui c'est le grand banquet trimestriel de la société de tir, et le tailleur me laisse tomber. Moi, le champion de tir de cette année, j'en suis réduit à me montrer dans mon vieil uniforme. O tailleurs, tailleurs! Quand resterez-vous dans votre domaine, quand vous emploierez-vous à tailler des vêtements au lieu de tailler des bavettes? Trois fois déjà je l'ai envoyé chercher, et...

Kraps (entrant par le milieu, apportant un tricorne et un poignard avec un ceinturon)  C'était encore pour rien. Voilà le nouveau chapeau et le nouveau poignard, mais le costume de tir n'est pas prêt, il n'a pas encore de boutons et pas de rembourrage. Si vous voulez mettre ça comme ça....

Zangler: Je crois que le tailleur est cinglé, je ne vais quand même pas mettre un costume sans rembourrage...

Kraps (à part, en posant le chapeau et le poignard à gauche):  Je crois que s'il met son vêtement pour le gueuleton, il sera bien assez rembourré.   (Haut)  Maintenant je voudrais mon salaire et mon pourboire.

Zangler: Pourquoi donc, un pourboire?

Kraps: Ça fait quatorze jours que j'ai donné mon congé, mais à huit heures du matin, vous m'avez donc déjà pris 11 heures au delà du délai.

Zangler (donnant de l'argent): Voilà! D'ailleurs, ne vous y trompez pas, c'est moi qui vous ai congédié, pas vous qui avez donné votre congé.

Kraps: Je ne sais pas. Mais je vous ai d'abord fait voir par ma négligence et ma mauvaise volonté que le travail ne me plaisait plus. Si vous m'avez dit après ça que je pouvais aller au diable dans quatorze jours, c'en était  seulement la conséquence logique.

Zangler: Faites vos bagages, je suis content d'être débarrassé de vous; je vous ai gardé peu de temps, mais... je ne veux pas dire ce que j'en pense, mais....

Kraps: Non, soyez assez bon!

Zangler: On ne peut pas compter sur vous, et...

Kraps: Oh, on peut y compter, sur moi, j'ai toujours quitté un travail toutes les trois semaines; j'ai des tas de certificats qui le prouvent.... Je prends congé avec la plus grande obéissance.... Je n'aime pas rester longtemps à la même place. (Il sort par le milieu)

Zangler: (seul) Il finira bien par trouver une place où il restera longtemps, je le lui prédis. 

 

Scène 5

 

Zangler, Gertrude

 

Gertrude: (entrant par le milieu) Voilà l'habit de champion de tir (Elle pose un manteau vert brodé, un chapeau et un poignard sur la table à droite)

Zangler: (de mauvaise grâce)  Vous devez veiller sur ma pupille avec la plus grande attention, vous ai-je dit!

Gertrude: Ben oui, mais vous m'avez aussi dit.....

Zangler: Que Marie ne doit pas faire un pas de travers! Je n'ai pas besoin du poignard et du chapeau, j'en ai des tout neufs.

Gertrude: Bon, ben j'vais les remettre..... (Elle se dirige vers la table, pour remporter le poignard et le chapeau)

Zangler  (avec violence): Vous devez surveiller Marie, ai-je dit!

Gertrude: (battant en retraite, tout effrayée) Il y en a, on ne sait vraiment pas où ils ont la tête. (En sortant) J'allais oublier... (à Zangler) Le nouveau valet est là.

Zangler:  Qu'il vienne.

(Gertrude sort par le milieu)

Zangler  (seul):  Tout est haïssable, les affaires,  déraison dans la maison, entouré d'êtres stupides, d'êtres fastidieux, d'êtres mauvais, je suis vraiment un être accablé. (On frappe à la porte.) Entrez!

 

 

Scène 6

 

Zangler, Melchior

 

Melchior: (entrant timidement) S'il vous plaît, êtes-vous Votre Grâce Monsieur l'Épicier?

Zangler:  C'est une fois trop, et une fois trop peu, je ne suis pas Votre Grâce, mais seulement Monsieur  Zangler, mais je ne suis pas épicier, je suis négociant plurivalent.

Melchior: On m'a dit que Monsieur le négociant plurivalent avait un valet qui était un fieffé gredin.

Zangler: Je l'ai mis à la porte.

Melchior: Et on m'a dit aussi que vous êtes dans le désespoir parce que vous n'avez plus de valet.

Zangler: Dans le désespoir? C'est vraiment une sottise; je crois que de pareils gaillards il n'y a pas pénurie.

Melchior: C'est vrai, c'est de patrons qu'il y a pénurie. Un valet, ça dure longtemps, mais les patrons à tout moment il y en a un qui se casse la figure.

Zangler: Je trouve que vous avez un certain culot...

Melchior: Non, je voulais seulement faire du management.

Zangler: Où sont vos certificats de services?

Melchior: Dans mon sac.

Zangler: Donnez-moi ça

Melchior (donnant le certificat, un papier tout chiffonné): Il est un peu froissé, ça fait 4 semaines que je le trimballe.

Zangler: Avez-vous des connaissances dans le commerce plurivalent?

Melchior: Oh, beaucoup! Il est vrai que, là où j'étais, nous n'avions qu'un article, mais énormément  plurivalent, je viens de chez un négociant en vin.

Zangler: Hum, votre certificat semble excellent.

 Melchior: Oui, ma prestation avait de la classe.

Zangler: (lisant le certificat): Fidèle, parole facile, travailleur, de bonne volonté, attentif au ménage, très attentif aux enfants...

Melchior: Oui, ces enfants avaient de la classe, chacun dans une classe différente et tous classés derniers, ça n'est pas si facile à trouver!

Zangler: Je vous engage.

Melchior: Je vous baise la main.

Zangler: Six florins par mois, nourri, logé, lavé...

Melchior: Bon, maintenant, logé et lavé, c'est la moindre des choses, mais la nourriture qu'on avait, là où j'étais, elle avait de la classe.

Zangler: Chez moi non plus personne n'a faim. Soupe, viande de bœuf, légume, et quelque chose après.

Melchior: Oui, mais il en faut beaucoup, après. Et pour le petit déjeuner, là-bas j'ai toujours eu du café.

Zangler: Chez moi ce n'est pas l'usage que le valet ait du café...

Melchior: Voyez-vous, vous avez sûrement du calvados, parmi vos marchandises plurivalentes...

Zangler: Bien sûr, mais...

Melchior: Alors, voyez vous, c'est là double avantage, si vous me donnez du café, car autrement  vous m'induisez en tentation, par force, vers les spiritueux.

Zangler: Bon, il y aurait bien moyen... d'ailleurs, si vous donnez satisfaction...

Melchior: J'ai de la classe!

Zangler: ... alors vous aurez du café!

Melchior: Avec du sucre, bien entendu, et un croissant. Oh, là où j'étais, le café avait de la classe.

Zangler: Qu'est-ce que vous avez donc toujours avec cette stupide expression: "avoir de la classe"?

Melchior: Ah, l'expression n'est pas stupide, seulement elle est souvent employé stupidement!

Zangler: Oui, j'ai compris, mais il faut cesser, je ne comprends pas comment on peut répéter le même mot cinquante fois en deux minutes.

Melchior: Oui, ça a de la classe. Et maintenant, je vous prie de me dire tout ce que j'aurai à faire.

Zangler: Ce que vous aurez à faire? Juste ce qui revient à un valet.

Melchior: Sortir les caisses et les tonneaux de la remise...

Zangler: Faire les courses, nettoyer le magasin, et dans la maison...

Melchior: S'il y a quelque chose à faire à la cuisine, faire du petit bois, en tout cas  nettoyer par terre...

Zangler: Et servir ma personne.

Melchior: Bon, alors, tous les travaux pénibles. Bien, j'espère qu'on ne va pas se disputer.

Zangler: Je l'espère aussi.

Melchior: J'ai toujours été très bon avec mes maîtres, alors je ne ferai pas d'exception pour vous... ...Et, n'est-ce pas,  les extra que je ferai, par exemple si j'apporte l'eau à la cuisinière, si je cire les bottes de Monsieur le Vendeur, j'aurai un honoraire supplémentaire...

Zangler: Vous verrez ça avec le vendeur et la cuisinière. Maintenant aidez-moi à m'habiller, le tailleur peut aller au diable.

 

Scène 7

 

Les mêmes, Hupfer

 

 

Hupfer: (avec un paquet sous le bras) Me voilà, le chef d'œuvre est terminé.

Zangler: (très cordial) Alors il est tout de même prêt? Vous m'avez fait attendre, cher Monsieur Hupfer.

Melchior (à Zangler): C'est celui qui peut aller au diable?

Hupfer: Comment? Quoi?

Zangler: (à Melchior) Fermez-la. (à Hupfer) C'était juste une façon de parler, par impatience.

Melchior (à Zangler): Bien sûr, juste une façon de parler, et le diable le sait bien lui-même; si tous les tailleurs devaient aller au diable, le diable se ferait volontiers tailleur, comme on dit.

Hupfer: (en dépaquetant l'uniforme de tir et en détachant le papier d'emballage des boutons et des galons):  Avec l'aide inattendue de deux compagnons tailleurs, j'ai rendu possible l'impossible.

Melchior: Ne sont-ils  arrivés qu'aujourd'hui?

Hupfer: Oui.

Melchior:: L'un est bossu, l'autre a un œil bleu et un noir, celui qui est noir l'est naturellement, le bleu parce qu'il a reçu un gnon.

Hupfer: Ça se pourrait bien.

Melchior: Je les connais, ils mendiaient dans la rue.

Hupfer: C'est la coutume.

Melchior: Je leur ai donné un denier d'argent et je leur ai dit de me rendre six sous, mais dans le feu de l'action ils ne m'ont pas entendu et ils ont continué leur chemin; voudriez-vous leur dire...

Hupfer (sans écouter Melchior, à Zangler):   Maintenant je vous prie de bien vouloir passer à l'essayage.

Zangler: (après avoir enlevé ses vêtements de dessus, et s'être introduit avec l'aide de Hupfer dans son costume de tir, s'adressant à Melchior) Regardez bien, afin de savoir comment un uniforme doit... (à Hupfer) Un peu étroit, je pense.

Melchior: Il est élégant!

Hupfer: Assurément!

Zangler: Il me cisaille sous le bras, ça me fait mal.

Melchior: Mais ça donne de l'élégance!

Zangler: et la queue descend trop bas derrière.

Melchior: C'est vraiment élégant!

Zangler: Comme je vous ai dit, c'est trop étroit. Pendant le repas tous les boutons vont sauter.

Hupfer: Je ne comprends pas...

Zangler: Vous avez pourtant pris les mesures!

Melchior: Mon Dieu, prendre les mesures, c'est une vieille habitude qui n'empêche pas les tailleurs de massacrer tous les vêtements qu'ils font.

Zangler: (à Melchior) Alors, de quoi ai-je l'air?

Melchior: Je ne dois pas le dire.

Zangler: Puisque je vous le demande, de quoi ai-je l'air?

Melchior: Vous avez de la classe!

Zangler: Pour aujourd'hui ça fera l'affaire, mais demain vous devrez élargir le costume.

Hupfer: Et pourquoi donc? Un uniforme doit être étroit.

Zangler: Eh oui, mais j'étouffe!

Hupfer: Ça ne fait rien, la nature vous a donné de la corpulence, et il appartient à l'Art de mettre ce don de la nature dans une lumière favorable. Je me recommande à vous  (il sort par le milieu)

 

Scène 8

 

Les mêmes, sauf Hupfer

 

Melchior: Vous avez tout à fait raison, il ne faut pas céder, c'est incroyable qu'un tailleur puisse être aussi obstiné.

Zangler: Maintenant, mon cher, quel est votre nom?

Melchior: Melchior

Zangler: Mon cher Melchior, retournez tout de suite en ville.

Melchior: Mais je croyais que vous m'aviez embauché!

Zangler: Bien sûr, mais j'irai en ville demain matin de bonne heure. Vous, allez-y tout de suite, descendez  à l'hôtel du Soleil, sous les fortifs, dites seulement mon nom, et que l'on me prépare ma chambre habituelle. Voilà de l'argent  (il lui donne de l'argent), mais faites vite, la diligence part dans un quart d'heure.

Melchior: Bon. Mais est-ce que je ne dois pas d'abord aussi faire mes autres tâches, nettoyer pour le vendeur et les apprentis?

Zangler: Non, autrement vous raterez la diligence.

Melchior: Ben alors, j'y vais. Vous êtes invité à un banquet, Monsieur de Zangler, faites attention à votre nouveau costume, ne vous salissez pas.

Zangler: Qu'est ce que vous racontez donc comme bêtises...

Melchior: Il faut bien mettre votre serviette, l'étaler, le gras de viande s'en va difficilement.

Zangler: Me prenez-vous donc pour un enfant? Vous êtes vraiment trop bête.

Melchior: Mais ma prestation a vraiment de la c...

Zangler: Vous allez continuer longtemps?

Melchior: C'est ce que mon précédent maître disait toujours aussi: il est bête, mais il a de la classe.  (Il sort par le milieu)

Zangler (seul accrochant son poignard): Encore?! Non, je ne peux pas supporter les dictons!... Il y a un dicton qui m'a une fois  abominablement égaré, c'est "Qui jeune se marie ne le regrette pas". C'est sûr que si on classe les dictons d'après leur stupidité, c'est celui-là qui aura le premier prix. Malgré le dicton, c'est à mon âge avancé que je vais me remarier, et je ne vais sûrement pas le regretter. Attends un peu, dicton, je vais détruire tout ton crédit  (il sort par la porte de gauche).

 

Scène 9

 

Gertrude seule

 

Gertrude (arrivant à la porte du milieu avec des lanternes):  Huit heures moins le quart, et déjà nuit noire!  (Elle pose une lanterne sur la table de gauche) Ça commence à sentir l'automne. (Elle sort avec l'autre lanterne par la porte de gauche)

Zangler  (après une courte pause, depuis le côté): Vous devez veiller sur ma pupille, vous ai-je dit!

Gertrude (également depuis le côté):  C'est bien ce que je fais. (Elle apparaît de nouveau à la porte, en s'adressant à la pièce sur le côté)  Comment puis-je veiller sur elle, si je n'allume pas la lumière? (Elle entre tout à fait) Une grande fille comme ça pourrait bien veiller sur elle-même, non? Elle ne veut pas remonter du jardin, et moi je dois repasser sa chemise; je ne peux tout de même pas être partout à la fois. (Elle sort par la porte de côté)

 

Scène 10

 

Weinberl  (seul)

 

Entrant par la porte du milieu en chantant la chanson qui suit;

il est habillé en gris foncé avec un tablier vert par dessus

 

Weinberl:

 

Presque chacun, en notre temps,

C'est bien certain, est commerçant.

Et même un coup d'œil très sommaire

Voit le commerce qui prospère...

Qui met en gage son veston

Montre ses filles au balcon

Pour réussir un bon mariage.

Que voilà un beau marchandage!

"Celui qui la fillette aura

Du père les dettes paiera"...

-"Mais je ne puis!" -"Donc point de fille!"

Dans les enchères chacun brille.

La fiancée dit: "je t'aurai..."

En regardant son fiancé,

"...Mais dans vingt ans ce peut bien être."...

Au marchandage on va se mettre.

 

La femme à son mari dit: "sors!

Et jusqu'au soir reste dehors!"

"Oui", dit-il, "contre récompense!"

Voilà tout l'art de la finance...

Une vieille qui a du bien

Épouse un tout jeune vaurien,

Qui vend sa liberté entière...

Le commerce est maître sur terre...

Elle dit "J'ai vingt ans". -"Ha ha!

Votre acte de naissance est là..."

Et elle avoue deux fois cet âge.

Les enchères partout font rage!

Romantique elle prétend:

"Lorsque l'amour est absent

Les millions ne peuvent me plaire"

 Ça, c'est aussi sujet d'enchère.

 

(Parlant après la chanson:) À l'égard du commerce, on n'éprouve vraiment du respect que quand on fait la comparaison entre le commerce et l'humanité. Côté commerce, on voit beaucoup de grandes transactions; côté humanité, peu d'actions grandioses!... Côté commerce, surtout à la ville, quantité de belles entreprises; côté humanité, on n'entreprend pas grand' chose de vraiment beau!... Côté commerce, que de magasins élégants! Côté humanité, des actions souvent peu élégantes! Ainsi sa partie tendre, sensible, désireuse d'élégance est traitée sans élégance par la partie soi-disant cultivée, dotée d'éperons, suceuse de cigares, étrilleuse de chevaux  et cajoleuse de chiens de chasse. Et si aux actions des hommes il fallait un éclairage, je le vous demande, combien d'actions humaines supporteraient une illumination comme celle des boutiques sur la Place du Tronc Ferré? Bref, on peut faire des comparaisons comme on veut, le commerce est une chose grandiose, nous avons une situation élevée, nous autres commerçants, et je crois que c'est précisément parce que cette élévation leur donne le vertige que tant de commerces s'écroulent.... Christopherl fait de nouveau joujou à fermer le magasin....

 

 

Scène 11

 

Weinberl, Christopherl

 

Christopherl (entrant par la porte du milieu): Maître  Weinberl, la clé du magasin était pleine de cire, tout juste comme si un bandit avait voulu prendre une empreinte.

Weinberl: Quelle andouille, tu as encore mis la clé quelque part sans regarder si c'est propre. D'après le règlement une punition pourrait te tomber dessus.

Christopherl: Oh, un apprenti ne tombe pas si facilement; avec l'habitude on  apprend à supporter beaucoup.

Weinberl  (d'un ton jovial): Les circonstances ont pris une autre tournure; le commerce Allemand va bientôt compter un apprenti de moins.

Christopherl: Oh, soyez gentil, ne m'assassinez pas.

Weinberl: Au contraire, je vais vous laisser vivre devant un amical verre de vin.

Christopherl  (surpris): Que vous arrive-t-il donc, Maître Weinberl?

Weinberl: À l'avenir, appelez-moi Monsieur  Weinberl! Car j'espère être avancé au rang de comptable, et vous-même serez à partir d'aujourd'hui appelé Maître Cristopherl.

Christopherl: Pourquoi me dites-vous donc "vous"?

Weinberl: Ne vous en doutez-vous pas, heureux étudiant en commerce? Avec le savon que je viens de passer sur votre tête, j'ai pris congé de votre tignasse pour l'éternité.

Christopherl: C'est pour ça que votre main se démenait si vigoureusement qu'on aurait cru qu'elle ne pourrait s'en détacher...

Weinberl: Vous avez été pendant cinq ans et demi formé sous mon énergique direction; vous avez pris connaissance du commerce sous toutes ses faces et vous avez participé à des périodes critiques. Quand les affaires piétinent, que le magasin est vide et que le commerçant zélé reste planté là, sert quelques clients et regarde machinalement dans la rue, là c'est facile; mais tout à coup le commerce revient à la vie, en cinq minutes le magasin se remplit de clients; il y en a un qui veut une livre et demie de café, un autre qui veut pour deux sous de câpres, celui-là une anguille fraîche, celle-là un citron pourri; un petit être vient chercher un sucre d'orge, un colosse de l'essence de rose, un jeune homme poitrinaire murmure: "un sucre candi", un vigoureux vieillard hurle "un flacon de schnaps!"; une corpulente créature réclame un cache-col, un fil de fer artificiellement rembourré voudrait avoir un chandail décolleté; une vieille dame va au rayon fromage et glapit: "Pour moi ce sera un demi quart de gruyère!", et voilà qu'arrive un gueux de domestique pour échanger un hareng que son aristocratique épouse lui a jeté au visage, parce qu'il n'avait pas de laitance... C'est en de tels instants que le vendeur doit montrer ce qu'est un vendeur, laisser les gens crier autant qu'ils veulent, et les servir l'un après l'autre avec une sérénité à la limite de l'insupportable.

Christopherl: Pour l'instant, je ne sais toujours pas bien quelle est ma situation?

Weinberl: Du calme, le patron vous le notifiera.

 

Scène 12

 

Les mêmes, Zangler

 

Zangler (entrant par la porte de gauche): Ah, vous voilà!

Weinberl: Monsieur le Directeur a ordonné...

Christopherl: ordonné...

Weinberl: Aussi sommes-nous venus en personne.

Christopherl (bas à Weinberl): En quoi sommes-nous venus?

Weinberl (à Christopherl):   Taisez-vous, en personne.

Zangler: Je dois vous faire connaître un changement qui concerne ma maison. Vous avez jusqu'ici eu seulement un maître, vous allez bientôt avoir aussi une maîtresse.

Christopherl: Une  maîtresse? Mais je suis beaucoup trop jeune!

Weinberl (à Christopherl): Cessez de dire des sottises. Le patron va se marier, et sa dame sera aussi la nôtre, notre maîtresse, notre directrice.

Zangler: Tout juste.

Christopherl: Ah, bon.

Zangler: Je souhaite maintenant célébrer cet évènement par des promotions dans mon personnel. Vous, Maître Christopherl...

Christopherl (à part): Lui aussi me dit "vous" et "Maître"...

Zangler: Vous avez été apprenti en pension complète, et devriez donc encore rester apprenti pendant six mois. Ces six mois, je vous en fais cadeau et je vous nomme vendeur!

Weinberl  Une telle distinction est rarement attribuée. (À Christopherl): Eh bien, dites merci!

Christopherl (baisant la main de Zangler): Veiller aux intérêts du patron, se comporter de façon plus distante, être digne, zélé, persévérant,...

Zangler: Ça va, j'espère que ce ne sont pas que de belles paroles...

Weinberl: Non, sûrement pas. J'ai des raisons de penser  qu'il fera honneur aussi bien à vous, Patron, qu'à moi, son supérieur hiérachique direct, et qu'à l'ensemble du continent.

Zangler (à Christopherl): Vous avez toujours été travailleur.

Weinberl: Passable.

Zangler: Honnête, c'est l'essentiel.

Weinberl: C'est vrai, pendant son apprentissage il a récolté pas mal de claques, mais jamais pour avoir claqué votre argent.

Zangler (à Christopherl): Tout ce qui vous manque, c'est d'avoir de meilleures manières avec les clients.

Weinberl: Là dessus je lui ai souvent fait la leçon.

Christopherl (passant sa main dans sa tignasse): Oui, très souvent

Weinberl (à Christopherl):  Traiter les gens aimablement avec des "Votre grâce", servir la marchandise selon les convenances, à chaque souillon dire "Mon trésor", rendre la monnaie délicatement entre le pouce et l'index, les autres doigts ne sont utilisés que pour les cuisinières auxquelles vous serrez la main.

Zangler: J'espère bien que ça se passera ainsi.

Christopherl: Oh oui, ce sont des choses qu'un jeune vendeur comprend très vite.

Zangler (à Weinberl): Quant à vous, Monsieur  Weinberl, qui depuis des années possédez toute ma confiance, vous qui depuis des années dirigez l'affaire à mon entière satisfaction, je vous nomme mon associé.

Weinberl (très surpris): Moi... Associé?

Zangler: À mon retour nous rédigerons le contrat nécessaire et nous ajouterons à la nouvelle entreprise "et Compagnie". Car je vais partir en voyage pour trois jours, en partie pour régler mon mariage, en partie pour d'autres raisons. Pendant cette période je vous confie toutes les affaires, veillez à tout, qu'il n'y ait pas de désordres dans les entrepôts ni dans la correspondance...

Christopherl: Ça fait trois semaines que nous n'avons pas reçu de lettres, alors il sera facile de....

Zangler (à Weinberl sans écouter Christopherl): En un mot, je sais que je peux compter sur vous. Maintenant je dois aller au banquet  de la société de tir (il met son nouveau chapeau à galons). Demain matin à 4 heures, je pars....

Christopherl: Au cas où nous n'aurions plus l'honneur de voir le Patron, nous lui souhaitons donc dès maintenant un heureux voyage!

Weinberl (encore tout perplexe): Associé!...

Zangler: Oui, oui! Ressaisissez-vous donc, mon cher Weinberl! À partir du jour de mon mariage vous serez mon associé. Au revoir; alors, encore une fois, pendant mon absence, que l'ordre et la ponctualité soient impeccables!

Christopherl (en accompagnant Zangler à la porte): Nous vous faisons nos compliments, Monsieur le Directeur!

 

Scène 13

 

Les mêmes, sauf Zangler

 

Weinberl (ivre de joie, s'appuyant fièrement sur la table d'une main): Associé!... As-tu entendu, chambre de commerce européenne? Je suis associé!...

Christopherl: Notre maître se marie, vous devenez associé, nous allons avoir deux directeurs, une directrice, et moi je suis tout le personnel au complet.

Weinberl: Devenir comptable, c'était toujours le Chimborazo de mes vœux, et maintenant l'associé, depuis un trône dans les nuages, contemple avec commisération l'état de comptable.

Christopherl: Je vous adresse mes félicitations.

Weinberl: Et c'est  étrange! C'est juste maintenant!... maintenant!...

Christopherl: Maintenant vous ne l'êtes pas encore, seulement quand le patron sera marié.

Weinberl: Juste maintenant que la fortune des affaires déverse sur moi sa corne d'abondance, des désirs s'entrechoquent en moi comme des caisses mal arrimées dans un camion.

Christopherl: Aha! Je voudrais bien savoir ce que l'associé désire...

Weinberl: Une associée? Oh non, ce n'est pas ce qui m'inquiète, cela vient tout seul, et si ça ne vient pas, ce n'est pas un malheur.

Christopherl: Alors ce n'est pas ça? Bon, je renonce à deviner; après l'apprentissage, ma tête est trop fatiguée pour que je veuille encore me la casser.

Weinberl: Croyez-moi, jeune homme; un vendeur a aussi des moments où il se penche sur un tonneau de sucre et s'enfonce dans une douce rêverie. Alors il prend conscience, comme d'un poids de 25 livres sur son cœur, que depuis sa jeunesse il est enchaîné au magasin comme un chien de garde à une baraque. Quand on ne sait quelque chose de la vie que par des restes de bouquins mis au rebut, quand on ne connaît l'aurore qu'à travers le fenestron, le coucher du soleil par la conversation de la clientèle, il reste là-dedans une sensation de vide que tous les tonneaux  d'huile du midi, tous les tonneaux de harengs du nord ne combleraient pas, une fadeur que toute la fleur de muscade de l'Inde ne peut assaisonner.

Christopherl: Quand vous serez associé, ça s'arrangera.

 Weinberl: Sais pas. Le serviteur est l'esclave du patron, le patron est l'esclave des affaires.  L'avancement est le deuxième esclavage, mais aussi maigre de jouissance que le premier... Si seulement je pouvais trouver un évènement remarquable dans ma vie, si je pouvais dire que, ne serait-ce que quelques jours, j'ai été un sacré luron... mais non! Je n'ai jamais été un sacré luron. Comme ce serait chouette si je pouvais un jour, vieux commerçant, buvant le vin nouveau avec les autres vieux commerçants, quand on se ferait des confidences,  et qu'on piocherait la glace devant l'entrepôt des  souvenirs, quand on rouvrirait grand la porte de la boutique du passé et que l'étal de l'imagination se remplirait des marchandises de jadis, si alors je pouvais dire quand on solde les vieilles histoires: "Oh, j'étais un sacré luron, un démon, un dur!"... je dois... Je dois à tout prix acquérir cette conscience de sacré luron!

Christopherl: S'il n'en tenait qu'à moi, vous auriez cette conscience depuis longtemps; Vous vous êtes si souvent accroché à mes cheveux que j'ai chaque fois pensé: "C'est un sacré luron, celui-là..."

Weinberl: Ce que vous pensez, je m'en fiche; c'est moi qui dois le penser, le sentir.

Christopherl: Eh ben secouez-vous la tignasse vous-même.

Weinberl (qui a subitement une idée): Ah! J’y suis!

Christopherl: Ben quoi donc?

Weinberl: Je vais m'offrir une partie de rigolade!

Christopherl: Une partie de rigolade?

Weinberl: Juste maintenant que je suis à la frontière entre l'état de valet et celui de maître, je vais m'offrir une partie de rigolade! Je veux pour toujours  orner les murs vides de mon cœur avec des images de souvenirs... Je vais m'offrir une partie de rigolade!

Christopherl: Mais comment allez-vous arranger ça?

 Weinberl: Voulez-vous être de la partie, Maître Christopherl?

Christopherl: Pourquoi pas? Je viens d'être libéré: peut-on mieux célébrer la liberté que par une partie de rigolade?

Weinberl: Pendant que le patron est absent, nous fermons le magasin! Êtes-vous de la partie?

Christopherl: Fermer le magasin fut toujours ma passion, depuis que je suis dans le commerce.

Weinberl: Nous allons en ville et partons pour de belles aventures! Êtes-vous de la partie?

Christopherl: Bien sûr! Je ne risque rien. Vous êtes un cadre; en vous suivant je ne fais que mon devoir. Quant à ce que vous risquez, vous, ce n'est pas mon problème. Je suis de la partie.

Weinberl: Halte, jeune homme! Vous me mettez la puce à l'oreille, et je dois d'abord l'attraper et la tuer. Le patron peut-il apprendre la chose? Il ne va jamais chez les voisins, il est toujours dans les bureaux, ne discute jamais avec les clients, ne va dans aucun lieu public, sauf chaque trimestre au banquet de la société de tir. Il ne peut pas l'apprendre...

Christopherl: Mais en ville, si par hasard le patron nous voit?

Weinberl: C'est un vieux Monsieur, il se marie, en conséquence il est frappé d'aveuglement. Et puis va-t-on savoir s'il va en ville? Et puis c'est pour affaires qu'il y va, nous seulement pour notre plaisir; son chemin va à bâbord, le nôtre va à tribord, comme disent les gendarmes, je veux dire, les gens de mer.

Christopherl: Mais si Mamzelle Marie nous trahit?

Weinberl: Elle a une affaire d'amour, en conséquence c'est elle qui ne veut pas être trahie. 

Christopherl: Mais si la vieille Gertrude bavarde?

Weinberl: L'obstacle est insurmontable, c'est une vielle commère, il faut qu'elle bavarde... Mais si nous... Bon,... ça va,...  La vieille doit justement être notre assurance  dans cette affaire. Aidez-moi vite à mettre l'uniforme de tir du patron. (Pendant le dialogue suivant il revêt en hâte, avec l'aide de Christopherl, l'uniforme de Zangler resté sur la table, se ceint du poignard et met le chapeau).

Christopherl: Pourquoi donc tout ça?

Weinberl: Parce que je veux être pris pour Monsieur  Zangler!  Pour qu'elle ne reconnaisse pas la voix, je vais me mettre en colère, et c'est vous qui  lui indiquerez les directives données par moi, Zangler, et qu'elle devra me transmettre quand je serai de nouveau Weinberl.

Christopherl: Je ne saurai pas m'y prendre.

Weinberl: Mettez la lumière là, sur la table.

Christopherl: Tout de suite (Il prend en hâte la lumière de la table de gauche et la met sur  la table de droite. Là-dessus Weinberl se précipite sur la chaise proche de la table de gauche et agite frénétiquement la clochette de table).

 

Scène 14

 

Les mêmes, Gertrude

 

Gertrude (venant de la porte latérale de droite, à part): Il sonne encore comme si tout le monde était sourd... (haut) À vos ordres, Monsieur  de Zangler! (À part) Et moi qui me réjouissais de le croire parti!

Christopherl:  (à Gertrude  après que Weinberl lui ait expliqué quelque chose tout bas). Madame Gertrude a encore mis le patron d'une étonnante mauvaise humeur.

Gertrude: Mais je ne sais pas...

Weinberl: (toussant et marmonnant avec irritation quelques paroles incompréhensibles)

Christopherl: Avez-vous entendu? Il ne veut même pas vous parler, alors, par mon intermédiaire, il vous charge de dire demain matin à Monsieur  Weinberl...

Gertrude: Christopherl, vous verrez vous-même demain matin Monsieur  Weinberl; par conséquent, vous pouvez aussi bien, Christopherl...

Christopherl: Maître Christopherl, je vous prie.

Weinberl: (tousse et gronde encore plus fort qu'auparavant), 

Gertrude  (exprime sa frayeur)

Christopherl: Avez-vous entendu? Le patron m'a donné d'autres tâches qui accaparent tout le contenu de ma boîte crânienne! Donc, vous devez dire demain au petit matin à Monsieur  Weinberl que Monsieur  Zangler exige que pendant qu'il sera absent, le magasin n'ouvre pas deux jours durant. Compris?

Gertrude: Bon, c'est clair, on ne doit pas ouvrir le magasin, ce n'est pas bien difficile à comprendre.

Weinberl: (grommelle quelque chose à l'intention de Christopherl qui s'est approché de sa chaise), 

Christopherl: Avez-vous entendu? Vous devez déguerpir et faire en sorte qu'il ne vous revoie plus...

Gertrude: Allons! Bon!

Weinberl: (tousse et gronde encore plus farouchement qu'auparavant)

Christopherl: Avez-vous entendu?

Gertrude  (effrayée et se hâtant vers la porte de droite) De quelle humeur il est, cet homme! C'est extraordinaire!...

 

 

Scène 15

 

Les mêmes, sauf Gertrude

 

Weinberl (se lève en riant): Vous voyez, maintenant nous sommes couverts. Dans le pire des cas, le patron apprendra que le magasin a fermé, alors nous référerons à son ordre, transmis par Madame Gertrude.

Christopherl: Et il pensera que la vieille est folle.

Weinberl: Cela ne l'étonnera pas, car il ne l'a jamais tenue pour astucieuse.

Christopherl: Ma foi, voilà un raisonnement malin. On voit bien que vous aussi avez été apprenti autrefois, autrement vous ne sauriez pas aussi bien huiler une combine.

Weinberl: Maintenant mettez votre tenue du dimanche: s'il vous manque quelque chose pour être élégant: cravate, chemise, gants et pochette, je vous le prêterai.

Christopherl: Chouette! Demain ce sera une sacrée partie de rigolade. (Il s'apprête à sortir par la porte du milieu)

On entend dehors Zangler qui se racle la gorge et tousse

Christopherl: (Effrayé et battant en retraite) zut, le vieux qui rapplique!

Weinberl: (Effrayé aussi) Monsieur  Zangler! S'il me voit dans mon accoutrement...

Christopherl: Je me retire chez Madame Gertrude.

 Weinberl: Et moi qu'est-ce que je fais?  Je ne peux me montrer ni à Madame Gertrude ni à Monsieur  Zangler!

 Christopherl: Je vais chez Madame Gertrude. Je ne prends pas de risque, mais je suis de la partie. (Il sort par la porte de droite)

Weinberl: A moi il ne reste rien d'autre... (Il éteint vite la lampe et va rapidement se mettre dans le fond à gauche derrière le pare-étincelles)

 

 

Scène 16

 

Zangler, Weinberl

 

Zangler: (entrant par la porte du milieu) Réflexion faite, je change d'avis, je peux aussi bien aller au banquet plus tard; il serait trop facile pour l'excellent Monsieur  Sonders d'utiliser cette soirée pour un rendez-vous galant. Je vais un peu surveiller de ma fenêtre, c'est la pleine lune, je le verrai à merveille au cas où il voudrait se risquer dans la maison! Cet excellent Monsieur  Sonders! (Il sort par la porte de gauche)

 

 

 

Scène 17

 

Weinberl, puis Marie et Sonders

 

Weinberl (apparaissant de derrière le pare-étincelles): Il est à l'intérieur, je vais pouvoir me changer.

Sonders (encore dehors): Non, non, Marie, je ne te quitterai pas comme ça.

Weinberl: (effrayé) Sacrebleu, encore quelqu'un qui vient... En fait d'associé, je suis dans le pétrin...je dois encore... (Il se cache de nouveau derrière le pare-étincelles)

Marie (entrant avec Sonders par la porte du milieu): Mais, Auguste...

Sonders:   Promets-moi de te conformer à mon plan 

Marie: Tu veux que je file de chez mon tuteur...?

Sonders:  Je veux que tu t’enfuies avec moi. 

Marie: Ça ne se fait pas.

Sonders: Marie! 

Marie: S'enfuir,  filer, et ficher le camp, c'est pareil, et ça ne se fait pas.

Sonders:   Que tu restes ici, que tu me sois enlevée et que je me tire une balle dans la tête, c'est aussi la même chose, et ça  se fait sûrement, si tu n'as pas le courage...

Marie: Auguste, tu es un être épouvantable!

Sonders: L'entêtement du vieux ne nous laisse pas le choix. 

Marie: Mais puisque je te dis que ça ne se fait pas. D'ailleurs tu devrais être parti depuis longtemps, je t'avais seulement permis de rester jusqu'à ce que la nuit vienne, et il n'y a même pas de lumière ici...

Sonders: Les amoureux ont-ils  besoin d'une autre lumière que celle de la lune, qui se montre amicalement à travers la fenêtre?

Marie: Le clair de lune,  ça ne se fait pas. Tu pars tout de suite ou alors tu viens avec moi chez Madame Gertrude, elle a de la lumière.

Sonders:   Mais il ne faut pas qu'elle sache...

Marie: Pourquoi pas? Faisons-lui confidence de notre amour.

Sonders:   Je ne fais jamais de confidences aux vieilles femmes. (Tendant l'oreille vers la porte de droite) On entend quelqu'un à la porte!

Marie: C'est sans doute Christopherl, le petit curieux....

Sonders: Nous allons nous cacher un moment ici.  (Il prend Marie par la main et l'entraîne  de la porte de droite vers le pare-étincelle).

Marie: (entraînée par Sonders) Ah mon dieu, ça ne se fait pas!

Weinberl, derrière  le pare-étincelle, se pousse aussi loin que possible vers la gauche sans oser quitter sa cachette.

 

 

 

Scène 18

 

Gertrude, les mêmes derrière  le pare-étincelle

 

Gertrude (venant de la porte de droite): Quoi donc? Il n'y a pas de lumière ici? Ah, Monsieur l'aura éteinte quand il est parti. Il vaudrait mieux que je dise encore dès aujourd'hui à Maître Weinberl que le magasin doit rester fermé, demain je risque d'oublier, et après il y aurait encore du tapage! Oh, le vieux!... c'est vraiment une... (Elle sort par la porte du milieu)

 

Scène 19

 

Weinberl, Marie et Sonders

 

Sonders  (tirant Weinberl de sa cachette): Il nous a espionnés, celui-là, allez, dehors!. 

Marie  (sortant aussi de sa cachette, et prenant Weinberl, revêtu de l'uniforme de tir,  pour Zangler ): Ciel, mon tuteur!

Sonders  (surpris): Monsieur  Zangler.... 

Marie (tombant aux pieds de Weinberl ): Mon cher oncle-tuteur, ne vous mettez pas en colère, c'est plus fort que moi, je sais que ça ne se fait pas, mais....

Sonders: C'est contre son gré que j'ai poursuivi Marie dans le salon, alors pestez contre moi deux fois, trois fois, mais Marie n'a rien fait, vous ne pouvez pas la punir.

Marie: Non, je n'ai rien fait!... Pardonnez-moi,  mon cher oncle et tuteur!... Mais vous ne dites rien?...Ce calme apparent annonce-t-il une tempête terrible?

Weinberl, très embarrassé parce qu'il redoute à chaque instant malgré l'obscurité d'être reconnu par Marie, ne trouve rien d'autre à faire que de prendre d'abord la main de Marie, puis celle de Sonders, et de les joindre en les bénissant

Sonders  (surpris au plus haut point et joyeux):   Est-ce possible...?  Vous avez changé d'avis...? Vous bénissez notre union...?

Marie  Ah, mon cher oncle, mon divin tuteur!...

Weinberl relève  Marie encore agenouillée, et la place dans les bras de Sonders

Marie: Auguste!

                                }ensemble

Sonders: Marie!

Weinberl profite de l'instant où les amoureux s'embrassent pour gagner à grands pas silencieusement la porte du milieu.

 

 

 

Scène 20

Les mêmes sauf Weinberl

 

Sonders: Maintenant tu es ma fiancée...

Marie (se détachant des bras de Sonders): Comment puis-je vous remercier, mon Oncle...

Sonders  (presque en même temps que Marie): Vous êtes un excellent homme, un merveilleux...

Ils remarquent avec surprise qu'il n'y a plus personne

Marie: Qu'est-ce qui se passe?

Sonders: Il est parti!

Marie: Où est-il donc passé?

Sonders: Sûrement dans sa chambre. Ce brave homme ne veut pas troubler le charme de cet amour pour la première fois comblé. Marie, viens dans mes bras!

Marie: De tout mon cœur, maintenant ça se fait!

Sonders (la prenant dans ses bras): Ma chérie, ma bien-aimée!

 

Scène 21

 

Les mêmes, Zangler; plus tard Weinberl et Christopherl

 

Zangler (venant de la porte de gauche avec de la lumière): Mais qu'est-ce qui se passe ici...? On dirait.... (courroucé) Mille millions de sabords...! Monsieur, vous osez...

Marie (comme tombant des nuages): Mais mon cher Oncle...Vous avez pourtant vous-même...

Zangler: Fille dégénérée! (La tirant vers la porte de gauche) Rentrez!

Sonders: Mais n'avez-vous pas à l'instant...

Zangler (furieux): Vagabond sans vergogne  (montrant la porte du milieu) Sortez!

Weinberl, qui a eu le temps de se changer, entre par la porte du milieu et regarde la scène en se tenant en retrait ainsi que Christopherl qui, intrigué par le bruit, est entré par la porte de droite; tous deux se tiennent de sorte que Sonders ne les voie pas.

Marie: Ce n'est quand même pas sérieux!

Zangler (de plus en plus furieux): Rentrez !

Sonders: Ou bien vous êtes en train de vous moquer de nous ou alors, tout à l'heure,...

Zangler (comme plus haut): Sortez!

Marie (se dirigeant en pleurant vers la porte de gauche):   Mon tuteur est ensorcelé! (Elle sort)

Zangler (criant): Rentrez !!

Sonders: Vous êtes fou, Monsieur; mais attendez, je vais...

Zangler (trépignant): Sortez!!

Sonders: C'est trop fort! (Il sort très excité par le milieu)

Zangler (sortant par la porte de gauche): Attends un peu, grossier personnage, ma belle-sœur va t'apprendre à vivre!

Weinberl (s'avançant): Quelle histoire!

Christopherl (tout joyeux): Et elle qui me traite toujours de maladroit, je n'ai rien à lui envier!

Weinberl: Il me semble que je commence à être un sacré luron; c'est un avant-goût de  notre partie de rigolade.

 

L'orchestre entame une musique joyeuse.

Rideau


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