SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin (1804-1869) : Des soirées littéraires ou les poètes entre eux (1831).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.V.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome II, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1831.
 
Des soirées littéraires ou les poètes entre eux
par
Sainte-Beuve

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Les soirées littéraires, dans lesquelles les poètes se réunissent pour se lire leurs vers et se faire part mutuellement de leurs plus fraîches prémices, ne sont pas du tout une singularité de notre temps. Cela s’est déjà passé de la sorte aux autres époques de civilisation raffinée ; et du moment que la poésie cessant d’être la voix naïve des races errantes, l’oracle de la jeunesse des peuples a formé un art ingénieux et difficile, dont un goût particulier, un tour délicat et senti, une inspiration mêlée d’étude ont fait quelque chose d’entièrement distinct, il a été bien naturel et presque inévitable que les hommes voués à ce rare et précieux métier se recherchassent, voulussent s’essayer entre eux et se dédommager d’avance d’une popularité lointaine, désormais fort douteuse à obtenir, par une appréciation réciproque, attentive et complaisante. En Grèce, lorsque l’âge des vrais grands hommes et de la beauté sévère dans l’art se fut évanoui, et qu’on en vint aux mille caprices de la grâce et d’une originalité combinée d’imitation, les poètes se rassemblèrent à l’envi. Fuyant ces brutales révolutions militaires qui bouleversaient la Grèce après Alexandre, on les vit se blottir, en quelque sorte, sous l’aile pacifique des Ptolémées ; et là, ils fleurirent, ils brillèrent aux yeux les uns des autres ; ils se composèrent en pléiade. Et qu’on ne dise pas qu’il n’en sortit rien que de maniéré et de faux ; le charmant Théocrite en était. A Rome, sous Auguste et ses successeurs, ce fut de même. Ovide avait à regretter, du fond de sa Scythie, bien des succès littéraires dont il était si vain, et auxquels il avait sacrifié peut-être les confidences indiscrètes d’où la disgrâce lui était venue. Stace, Silius et ces mille et un auteurs et poètes de Rome dont on peut demander les noms à Juvénal, se nourrissaient de lectures, de réunions, et les tièdes atmosphères des soirées d’alors, qui soutenaient quelques talents timides en danger de mourir, en faisaient pulluler un bon nombre de médiocres qui n’auraient pas dû naître. Au moyen âge, les troubadours nous offrent tous les avantages et les inconvénients de ces petites sociétés directement organisées pour la poésie ; éclat précoce, facile efflorescence, ivresse gracieuse, et puis débilité, monotonie et fadeur. En Italie, dès le quatorzième siècle, sous Pétrarque et Boccace, et plus tard, au quinzième, au seizième, les poètes se réunirent encore dans des cercles à demi poétiques, à demi galants, et l’usage du sonnet, cet instrument si compliqué à-la-fois et si portatif, y devint habituel. Remarquons toutefois qu’au quatorzième siècle, du temps de Pétrarque et de Boccace, à cette époque de grande et sérieuse renaissance, lorsqu’il s’agissait tout ensemble de retrouver l’antiquité et de fonder le moderne avenir littéraire, le but des rapprochements était haut, varié, le moyen indispensable, et le résultat heureux, tandis qu’au seizième siècle il n’était plus question que d’une flatteuse récréation du coeur et de l’esprit, propice sans doute encore au développement de certaines imaginations tendres et malades, comme celle du Tasse, mais touchant déjà de bien près aux abus des académies pédantes, à la corruption des Guarini et des Marini. Ce qui avait eu lieu en Italie se refléta par une imitation rapide dans toutes les autres littératures, en Espagne, en Angleterre, en France ; partout des groupes de poètes se formèrent, des écoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des innovations chargées d’emprunts. En France, Ronsard, Dubellay, Baïf, furent les chefs de cette ligne poétique, qui, bien qu’elle ait échoué dans son objet principal, a eu tant d’influence sur l’établissement de notre littérature classique. Les traditions de ce culte mutuel, de cet engouement idolâtre, de ces largesses d’admiration puisées dans un fond d’enthousiasme et de candeur, se perpétuèrent jusqu’à mademoiselle Scudéry, et s’éteignirent à l’hôtel de Rambouillet. Le bon sens qui succéda, et qui, grâce aux poètes de génie du dix-septième siècle, devint un des traits marquants et populaires de notre littérature, fit justice d’une mode si fatale au goût, ou du moins ne la laissa subsister que dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au dix-huitième siècle, la philosophie, en imprimant son cachet à tout, mit bon ordre à ces récidives de tendresse auxquels les poètes sont sujets si on les abandonne à eux-mêmes ; elle confisqua d’ailleurs pour son propre compte toutes les activités, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-même en séparer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l’hôtel de Rambouillet ou des poètes à la suite de la pléiade, ce serait au dix-huitième siècle Lamettrie, d’Argens et Naigeon, le petit ouragan Naigeon, comme Diderot l’appelle, dans une débauche d’athéisme entre eux.

Pour être juste toutefois, n’oublions pas que cette époque fut le règne de ce qu’on appelait poésie légère, et que, depuis le quatrain du marquis de Saint-Aulaire jusqu’à la Confession de Zulmé, il naquit une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les in-folio de l’Encyclopédie, faisaient l’ordinaire des toilettes et des soupers. Mais on ne vit rien alors de pareil à une poésie distincte ni à une secte isolée de poètes. Ce genre léger était plutôt le rendez-vous commun de tous les gens d’esprit, du monde, de lettres, ou de cour, des mousquetaires, des philosophes, des géomètres, et des abbés. Les lectures d’ouvrages en vers n’avaient pas lieu à petit bruit entre soi. Un auteur de tragédie, Chabanon, Desmahis, Colardeau, je suppose, obtenait un salon à la mode, ouvert à tout ce qu’il y avait de mieux ; c’était un sûr moyen, pour peu qu’on eût bonne mine et quelque débit, de se faire connaître ; les femmes disaient du bien de la pièce ; on en parlait à l’acteur influent, au gentilhomme de la chambre, et le jeune auteur, ainsi poussé, arrivait s’il en était digne. Mais il fallait surtout assez d’intrépidité et ne pas sortir des formes reçues. Une fois, chez madame Geoffrin, Bernardin de Saint-Pierre, alors inconnu, essaya de lire Paul et Virginie : l’histoire était simple et la voix du lecteur tremblait ; tout le monde bâilla, et, au bout d’un demi-quart d’heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais : Qu’on mette les chevaux à ma voiture.

De nos jours, la poésie, en reparaissant parmi nous, après une absence incontestable, sous des formes quelque peu étranges, avec un sentiment profond et nouveau, avait à vaincre bien des périls, à traverser bien des moqueries. On se rappelle encore comment fut accueilli le glorieux précurseur de cette poésie à la fois éclatante et intime, et ce qu’il lui fallut de génie opiniâtre pour croire en lui-même et persister. Mais lui, du moins, solitaire il a ouvert sa voie ; solitaire il l’achève ; il n’y a que les vigoureuses et invincibles natures qui soient dans ce cas. De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, après lui, ont senti le besoin de se rallier, de s’entendre à l’avance, et de préluder quelque temps à l’abri de cette société orageuse qui grondait à l’entour. Ces sortes d’intimités, on l’a vu, ne sont pas sans profit pour l’art aux époques de renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles soutiennent dans les commencements et à une certaine saison de la vie des poètes, contre l’indifférence du dehors ; elles permettent à quelques parties du talent, craintives et tendres, de s’épanouir, avant que le souffle aride les ait séchées. Mais dès qu’elles se prolongent et se régularisent en cercles arrangés, leur inconvénient est de rapetisser, d’endormir le génie, de le soustraire aux chances humaines et à ces tempêtes qui enracinent, de le payer d’adulations sincères qu’il se croit obligé de rendre avec une prodigalité de roi. Il suit de là que le sentiment du vrai et du réel s’altère, qu’on adopte un monde de convention et qu’on ne s’adresse qu’à lui. On est insensiblement poussé à la forme, à l’apparence ; de si près et entre gens si experts, nulle intention n’échappe, nul procédé technique ne passe inaperçu ; on applaudit à tout ; chaque mot qui scintille, chaque accident de la composition, chaque éclair d’image est remarqué, salué, accueilli. Les endroits qu’un ami équitable noterait d’un triple crayon, les faux brillants de verre que la sérieuse critique rayerait d’un trait de son diamant, ne font pas matière d’un doute en ces indulgentes cérémonies. Il suffit qu’il y ait prise sur un point du tissu, sur un détail hasardé, pour qu’il soit saisi, et toujours en bien ; le silence semblerait une condamnation ; on prend les devants par la louange. C’est étonnant devient synonyme de c’est beau ; quand on dit ho ! il est bien entendu qu’on a dit ah ! tout comme dans le vocabulaire de M. de Talleyrand. Au milieu de cette admiration haletante et morcelée, l’idée de l’ensemble, le mouvement du fond, l’effet général de l’oeuvre ne saurait trouver place ; rien de largement naïf ni de plein ne se réfléchit dans ce miroir grossissant, taillé à mille facettes ; l’artiste, sur ces réunions, ne fait donc aucunement l’épreuve du public, même de ce public choisi, bienveillant à l’art, accessible aux vraies beautés, et dont il faut en définitive remporter le suffrage. Quant au génie pourtant, je ne saurais concevoir sur son compte de bien graves inquiétudes. Le jour où un sentiment profond et passionné le prend au coeur, où une douleur sublime l’aiguillonne, il se défait aisément de ces coquetteries frivoles, et brise, en se relevant, tous les fils de soie dans lesquels jouaient ses doigts nerveux. Le danger est plutôt pour ces timides et mélancoliques talents, comme il s’en trouve, qui défient d’eux-mêmes, qui s’ouvrent amoureusement aux influences, qui s’imprègnent des odeurs qu’on leur infuse et vivent de confiance crédule, d’illusions, et de caresses. Pour ceux-là, ils peuvent avec le temps, et sous le coup des infatigables éloges, s’égarer en des voies fantastiques qui les éloignent de leur simplicité naturelle. Il leur importe donc beaucoup de ne se livrer que discrètement à la faveur, d’avoir toujours en eux, dans le silence et la solitude, une portion réservée où ils entendent leur propre conseil, et de se redresser aussi par le commerce d’amis éclairés qui ne soient pas poètes.

Quand les soirées littéraires entre poètes ont pris une tournure régulière, qu’on les renouvelle fréquemment, qu’on les dispose avec artifice, et qu’il n’est bruit de tous côtés que de ces intérieurs délicieux, beaucoup veulent en être ; les visiteurs assidus, les auditeurs littéraires se glissent ; les rimeurs qu’on tolère, parce qu’ils imitent et qu’ils admirent, récitent à leur tour et applaudissent d’autant plus. Et dans les salons, au milieu d’une assemblée non officiellement poétique, si deux ou trois poètes se rencontrent par hasard, ô la bonne fortune ! vite un échantillon de ces fameuses soirées ! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est suspendue, c’est la maîtresse de la maison qui vous prie, et déjà tout un cercle de femmes élégantes vous écoute ; le moyen de s’y refuser ! – Allons, poète, exécutez-vous de bonne grâce ! Si vous ne savez pas d’aventure quelque monologue de tragédie, fouillez dans vos souvenirs personnels ; entre vos confidences d’amour, prenez la plus pudique ; entre vos désespoirs, choisissez le plus profond ; étalez-leur tout cela ! Et le lendemain au réveil, demandez-vous ce que vous avez fait de votre chasteté d’émotion et de vos plus doux mystères.

André Chénier, que les poètes de nos jours ont si justement apprécié, ne l’entendait pas ainsi. Il savait échapper aux ovations stériles et à ces curieux de société qui se sont toujours fait gloire d’honorer les neuf soeurs. Il répondait aux importunités d’usage qu’il n’avait rien, et que d’ailleurs il ne lisait guère. Ses soirées, à lui, se composaient de son jeune Abel, des frères Trudaine, de Le Brun, de Marie-Joseph :

    C’est là le cercle entier qui le soir, quelquefois,
    A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
    Prête une oreille amie et cependant sévère.

Cette sévérité, hors de mise en plus nombreuse compagnie, et qui a tant de prix quand elle se trouve mêlée à une sympathie affectueuse, ne doit jamais tourner trop exclusivement à la critique littéraire. Boileau, dans le cours de la touchante et grave amitié qu’il entretint avec Racine, eut sans doute le tort d’effaroucher souvent ce tendre génie ; s’il avait exercé le même empire et la même direction sur La Fontaine, qu’on songe à ce qu’il lui aurait retranché. L’ami du poète, le confident de ses jeunes mystères, comme a dit encore Chénier, a besoin d’entrer dans les ménagements d’une sensibilité qui ne se découvre à lui qu’avec pudeur et parce qu’elle espère au fond un complice. C’est un faible en ce monde que la poésie ; c’est souvent une plaie secrète qui demande une main légère : le goût, on le sent, consiste quelquefois à se taire sur l’expression et à laisser passer. Pourtant, même dans ces cas d’une poésie toute intime et mouillée de larmes, il ne faudrait pas manquer à la franchise par fausse indulgence. Qu’on ne s’y trompe pas ; les douleurs célébrées avec harmonie sont déjà des blessures à peu près cicatrisées, et la part de l’art s’étend bien avant jusque dans les plus réelles effusions d’un coeur qui chante. Et puis les vers une fois faits tendent d’eux-mêmes à se produire ; ce sont des oiseaux long-temps couvés qui prennent des ailes et qui s’envoleront par le monde au matin. Lors donc qu’on les expose encore naissants au regard d’un ami, il doit être toujours sous-entendu qu’on le consulte, et qu’après votre première émotion passée et votre rougeur, il y a lieu pour lui à un jugement.

Quelques amitiés solides et variées, un petit nombre d’intimités au sein des êtres plus rapprochés de nous par le hasard ou la nature, intimités dont l’accord moral est la suprême convenance ; des liaisons avec les maîtres de l’art, étroites s’il se peut, discrètes cependant, qui ne soient pas des chaînes, qu’on cultive à distance, et qui honorent ; beaucoup de retraite, de liberté dans la vie, de comparaison rassise et d’élan solitaire, c’est certainement, en une société dissoute ou factice comme la nôtre, pour le poète qui n’est pas en proie à trop de gloire ni adonné au tumulte du drame, la meilleure condition d’existence heureuse, d’inspiration soutenue, et d’originalité sans mélange. Je me figure que Manzoni, dans sa Toscane, Wordsworth, resté fidèle à ses lacs, tous deux profonds et purs génies intérieurs, réalisent à leur manière l’idéal de cette vie dont quelque image est assez belle pour de moindres qu’eux. Rêver plus, vouloir au-delà, imaginer une réunion complète de ceux qu’on admire, souhaiter les embrasser d’un seul regard et les entendre sans cesse et à la fois, voilà ce que chaque poète adolescent a dû croire possible ; mais du moment que ce n’est là qu’une scène d’Arcadie, un épisode futur des Champs-Élysées, les parodies imparfaites que la société réelle offre en échange ne sont pas dignes qu’on s’y arrête et qu’on sacrifie à leur vanité. Lors même que, fasciné par les plus gracieuses lueurs, on se flatte d’avoir rencontré autour de soi une portion de son rêve et qu’on s’abandonne à en jouir, les mécomptes ne tardent pas ; le côté des amours-propres se fait bientôt jour et corrompt les douceurs les mieux apprêtées ; de toutes ces affections subtiles qui s’entrelacent les unes aux autres, il sort inévitablement quelque chose d’amer.

Un autre voeu moins chimérique, un désir moins vaste et bien légitime que forme l’âme en s’ouvrant à la poésie, c’est d’obtenir accès jusqu’à l’illustre poète contemporain qu’elle préfère, dont les rayons l’ont d’abord touchée, et de gagner une secrète place dans son coeur. Ah ! sans doute s’il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendré à la mélodie, dont les épanchements et les sources murmurantes ont éveillé les nôtres comme le bruit des eaux qui s’appellent, celui à qui nous pouvons dire, de vivant à vivant, et dans un aveu troublé (con vergognosa fronte), ce que Dante adressait à l’ombre du doux Virgile :

    Or se’ tu quel Virgilio, e quella fonte
    Che spande di parlar si largo fiume ?
    ..................................................
    Vagliami ’l lungo studio e ’l grand’ amore
    Che m’ han fatto cercar lo tuo volume ;
    Tu se’ lo mio maestro, e ’l mio autore.... ;

sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas lui être indifférent de l’entendre. Schiller et Goëthe, de nos jours, présentent le plus haut type de ces incomparables hyménées de génie, de ces adoptions sacrées et fécondes. Ici tout est simple, tout est vrai, tout élève. Heureuses de telles amitiés, quand la fatalité humaine, qui se glisse partout, les respecte jusqu’au terme ; quand la mort seule les délie, et consumant la plus jeune, la plus dévouée, la plus tendre au sein de la plus antique, l’y ensevelit dans son plus cher tombeau ! A défaut de ces choix resserrés et éternels, il peut exister de poète à poète une mâle familiarité, à laquelle il est beau d’être admis, et dont l’impression franche dédommage sans peine des petits attroupements concertés. On se visite après l’absence, on se retrouve en des lieux divers, on se serre la main dans la vie ; cela procure des jours rares, des heures de fête, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement menées ; et c’est sur ce pied de cordialité libre que Moore, Rogers, Shelley pratiquaient l’amitié avec lui. En général, moins les rencontres entre poètes qui s’aiment ont de but littéraire, plus elles donnent de vrai bonheur et laissent d’agréables pensées. Il y a bien des années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse, et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de Saint-Point, gravissaient tous les trois ensemble, par un beau soir d’été, une côte verdoyante d’où la vue planait sur cette riche contrée de Bourgogne, et au milieu de l’exubérante nature et du spectacle immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de ces trois grands poètes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes disgraces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent, une dernière fois, sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l’éclair évanoui, retombent à jamais dans l’abîme du passé. Voilà sans doute une rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir à souhait et décorer la mémoire ; mais il y a loin de ces hasards-là à une soirée priée à Paris, même quand nos trois poètes y assisteraient.

Après tout, l’essentiel et durable entretien des poètes, celui qui ne leur manque ni ne leur pèse jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant, de sa sérénité idéale ni de sa suave autorité, ils ne doivent pas le chercher trop au dehors ; il leur appartient à eux-mêmes de se le donner. Milton, vieux, aveugle, sans gloire, se faisant lire Homère ou la Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et conversait, de longues heures, avec les antiques génies. Machiavel nous a raconté, dans une lettre mémorable, comment, après sa journée passée aux champs, à l’auberge, aux propos vulgaires, le soir tombant, il revenait à son cabinet, et, dépouillant à la porte son habit villageois couvert d’ordure et de boue, il s’apprêtait à entrer dignement dans les cours augustes des hommes de l’antiquité. Ce que le sévère historien a si hautement compris, le poète surtout le doit faire ; c’est dans ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les impérissables maîtres, qu’il peut retrouver tout ce que les frottements et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur privilégiée. Là, il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poètes souverains dont il est épris ; il les interroge, il les entend ; il convoque leur noble et incorruptible école (la belle scuola), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes ambiguës des écoles éphémères ; il éclaircit, à leur flamme céleste, son observation des hommes et des choses ; il y épure la réalité sentie dans laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière ; et, à force de s’envelopper de leurs saintes reliques, suivant l’expression de Chénier, à force d’être attentif et fidèle à la propre voix de son coeur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d’autres conversent avec lui un jour.

SAINTE-BEUVE


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