SOULIÉ, Frédéric (1800-1847) : Le second mari (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.II.2007)
Relecture : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 10 vol.  
 
Le second mari
par
Frédéric Soulié

~ * ~


M. A. - Quelle est cette jolie femme qui vous salue ?
                 MADAME B. - C’est Madame N***, la femme la plus malheureuse de France.
                   M.A. - Pourquoi cela ?
                   MADAME B. - Parce qu’elle a deux maris.
                  ( DIALOGUES DE LA LOGE N°…. DE L’OPÉRA, ouvrage entièrement
inédit et actuellement sous presse.)


LA nature a ses types, la société a ses types, toute nation a ses types, et enfin chaque époque a ses types. L’avare, le vaniteux, le fanfaron, appartiennent à la nature, et elle les a semés partout où elle a jeté des hommes. Dès que la société a été organisée, elle a tout aussitôt créé les siens. Ainsi le juge, soit qu’il applique la loi de Dracon ou le Code pénal ; le commerçant, soit qu’il vende des nègres ou des rentes sur l’état ; le militaire, soit qu’il marche le pot en tête ou le fusil à l’épaule ; le médecin, soit qu’il suive la doctrine d’Hippocrate ou celle de Hannman, ont des traits caractéristiques généraux qui se retrouvent toujours et partout. Au contraire de ceci, le climat, les productions du sol, la disposition géographique, ont fait à chaque peuple des types particuliers ; ainsi le mangeur d’opium, le buveur de bière, le conducteur de caravanes, le guide des montagnes, le mineur, le pêcheur de perles, sont des types appropriés à certains lieux, et hors desquels ils ne peuvent exister. Enfin j’ai dit : chaque époque a ses types ; et dans ce livre même, lorsque j’écrivais quelques lignes sous le titre de l’Ame méconnue, j’essayais de saisir un de ceux qui ne vivent que d’hier et qui ne vivront peut-être plus demain ; mais ils sont, ils auront été, et c’est au philosophe à les prendre au vol de leur existence éphémère, pour constater à quelles singulières formations la matière humaine, délayée par la société, peut donner naissance.

Je déclare donc que ce que j’appelle le second mari est un type de ce genre, particulier à la nation française, particulier même au territoire parisien, et qui, n’ayant pas d’aïeux directs dans le passé, n’aura pas d’enfants légitimes dans l’avenir.

Et cependant le second mari a eu une foule de prédécesseurs et aura des myriades de successeurs. Aux yeux du vulgaire, tous sont de la même famille ; aux yeux du philosophe, il y a un abîme entre le second mari et tout ce qui lui ressemble. Le corail est pour la plèbe une pierre comme la malachite ; le naturaliste sait seul que c’est un animal.

Voyons maintenant ce que c’est que le second mari.

Toutefois, avant d’entamer cette importante analyse, je prie mes lecteurs ou mes lectrices, si j’en ai, de croire que je n’ai point la prétention de faire ni de la morale ni de l’immoralité. Je hais les prêches pudibonds et solennels, je déteste les déclamations sonores et vertueuses, attendu que j’ai presque toujours découvert que les auteurs de ces sentimentales leçons étaient les plus infimes gredins de la terre. Je connais un homme dont la vie se passe à écrire le matin contre les oeuvres de mauvais ton et contre les actions de mauvaise foi, et à se soûler (1) le soir parmi les filles les plus perdues, avec l’argent moyennant lequel il vend à tout passant sa conscience et sa plume. D’une autre part, j’ai une égale horreur pour ces hommes qui, sous prétexte de dignité humaine ou de liberté politique, rongent de leurs dents venimeuses tous les liens de la nature et de la société, qui ridiculisent l’autorité des pères sur les enfants, des vieillards sur les jeunes gens, qui s’insurgent contre tout pouvoir et nient toute hiérarchie, qui se croient obligés de crotter un pair de France quand ils le rencontrent, et qui rossent impitoyablement le gamin qui les heurte en passant dans la rue. De ces deux espèces, je souhaite que l’une mange l’autre, à moins qu’il ne soit possible qu’elles se mangent toutes deux, y compris la queue, comme les rats de M. Lieuterlain.

Ce que j’essaye pour ma part, c’est, non point de juger, mais d’exposer les causes. Pour cela, je me tiens le plus que je puis dans le récit des faits. Ce sont les faits que j’invoque, et de tous ces faits, le plus flagrant est celui-ci :

Depuis que le mariage existe, il y a des maris trompés (2).

Or, l’existence du mari trompé procède immédiatement de l’existence d’un autre individu. Dès qu’il y a quelqu’un de rossé, il y a quelqu’un qui l’a battu ; donc, puisqu’il y a des maris trompés, il y a des amants. Ceci est peut-être immoral dans le fait, mais c’est prodigieusement logique dans l’exposé dudit fait. Toutefois, voyez comme la sotte pruderie de notre époque rend les choses difficiles à dire, et ôte à la pensée toute sa netteté et son éclat. Dans la circonstance que je veux expliquer, il n’y a pas ce qu’on peut appeler pertinemment un mari trompé, car il ne l’est pas, puisqu’il le sait. Je dirai donc un mari marri, comme font les vaudevilles qui passent pour de la comédie ; mais c’est qu’il n’est point du tout marri ; bien au contraire, cela lui plaît, cela lui sert, cela lui est nécessaire. Faudra-t-il donc écrire un mari complaisant ? impossible ; car il n’y met pas la moindre complaisance, et c’est le plus souvent un tyran insupportable. Il faudrait donc en revenir au mot propre pour me faire comprendre. Vous le trouverez à la page 661 du tome 2 du dictionnaire de Trévoux, édition de 1771.

D’un autre côté, et par une conséquence toute naturelle de ce qu’aucune des définitions que j’ai dites plus haut ne convient au mari comme je l’entends, le nom d’amant ne convient point à celui qui le fait ce que vous entendez bien. A mon sens, l’amant est un être d’une nature distinguée et presque honorable. S’il commet une faute, s’il fait un crime, c’est avec l’excuse de la passion qui naît de l’obstacle, le plus grand mobile des coeurs ardents. Pour l’amant, la liaison, l’intrigue, l’attentat dont il est coupable a tous les charmes du mystère, tous les attraits de la peur, tous les plaisirs de la perfidie. C’est enfin un danger, une lutte, un succès ; ce qui émeut, ce qui anime, ce qui enivre, ce qui fait l’homme enfin. Dans celui dont je veux esquisser le portrait, rien de cela n’existe. C’est pour cela que je disais, au commencement de cet article, qu’il ne fallait pas le confondre avec une espèce dont il tient la place en apparence, mais à laquelle il n’appartient nullement. C’est pour cela que je lui refuse le nom d’amant, et que je me suis décidé à l’appeler le second mari. Quant à l’autre, à celui qui est consacré par le Code civil, et qui a donné son nom à l’affaire, je l’appellerai le premier mari, puisque toute autre dénomination m’est interdite. Ceci posé, je commence.

Un ménage existe. Il se compose d’abord du mari et de la femme. Le mari est un homme d’un âge prudent. Sa jeunesse a été aventureuse et vivement occupée d’intrigues amoureuses, de politique, de spéculations ; il a beaucoup tenté, beaucoup obtenu et beaucoup perdu. Il en est résulté chez lui un profond scepticisme sur la valeur réelle de certains mots avec lesquels on fait ordinairement bouillonner le sang des hommes, et une indifférence apathique pour certains casus belli qui jadis lui auraient fait mettre son chapeau de travers, et l’auraient empêché de dormir. En perdant ses premières passions, il en a conquis une autre ; c’est la passion du repos, du doux vivre, du calme plat moral. En cet état, fatigué d’une existence nocturne et furieuse, il se décide à avoir une femme au soleil et se marie, avec l’intention d’être ce qu’il appelle un bon père de famille ; c’est-à-dire de se lever à son heure, de faire paisiblement ses affaires, de bien dîner à son retour, de passer ses soirées avec sa partie de wisth ou de bouillotte, de vivre enfin sans cris, sans bruit, sans discussion, sans avoir à s’occuper d’aucun détail de son intérieur, et surtout sans résolution à prendre : exercice violent auquel il a absolument renoncé.

Mais la femme à laquelle il a consacré les débris par trop douillets de son existence jadis vivace, ladite femme n’a pas encore assez de ce dont il ne veut plus. Elle ne s’est pas mariée pour engraisser et dormir, mais pour être une femme, c’est-à-dire pour aller au spectacle, au bal, au concert ; pour porter des chapeaux frais, sortir seule et se cambrer la taille en dehors de toutes les proportions voulues, au moyen de la crinoline Oudinot. Les premiers jours, cela se passe assez bien : le mari sacrifie quelques semaines de son indolence sur l’autel du dieu Hymen, qui est un gaillard bien autrement capricieux, exigeant, bavard et tenace que le dieu Amour. Mais cet  effort fait, l’époux d’indolent devient dolent, et ne marche plus que comme un vieux carlin trop gras qu’il faut traîner par sa laisse. La femme tire, le mari résiste, la querelle s’engage, et déjà les regrets éclatent du côté de la femme en larmes et en sanglots, et du côté du mari, en exclamations souffrantes et sourdes qui tiennent beaucoup des soupirs d’une indigestion.

C’est le moment précis, le moment fatal où l’homme de la circonstance se révèle. Il est à remarquer que toute circonstance a son homme, en ménage comme en politique. L’homme du ménage est rarement un ami du mari, c’est un homme du hasard, un désoeuvré du monde qui a fait une visite, deux visites, trois visites, et qui en fait six par la raison qu’il en a fait trois. Mais, à son insu, ces visites lui ont profité : on le trouve complaisant, facile ; on l’accueille, on l’agace ; il rêve une intrigue, une conquête, une charmante liaison passagère. Voici ce qui lui arrive : le mari s’aperçoit bien d’une sorte d’assiduité qui lui fait rencontrer ce monsieur dans sa maison plus souvent qu’un autre. Sans que cela l’ennuie précisément, car cela vient rompre la désolante uniformité du tête-à-tête ; sans que cela l’offense jusqu’à la colère, car il n’est plus homme à se monter jusque-là ; quelque chose le pince qui l’avertit qu’il est arrivé à ce suprême endroit où le chemin de l’honneur marital se bifurque en deux voies distinctes : celle qu’on enseigne à toutes les femmes et qui est presque déserte, et celle qu’on leur défend et par où elles passent en foule. Assurément il y a, dans ce moment, une révolte sérieuse dans le coeur du mari. Il voudrait arrêter le sort qui le menace, mais pour cela il y a mille choses à faire : disputer le terrain, surveiller, épier, prévenir, sermoner, et même menacer au besoin, et tout cela est bien fatigant, bien ennuyeux ; ce n’est pas pour cela qu’il s’est marié. Alors, moitié discutant avec lui-même, moitié se moralisant pour se prouver que s’il veut prendre le parti de la résistance, ce sera une lutte de toute sa vie, il laisse aller les choses.

D’ailleurs, il est à peu près sûr que son sort n’est pas encore accompli, car jamais sa femme ne fut plus capricieuse, plus emportée, plus acariâtre ; et comme tous les hommes expérimentés, il sait que rien n’est méchant comme une femme qui se débat dans les derniers retranchements de sa vertu.

Soit qu’elle veuille avertir son mari de venir à son aide par ses exigences impérieuses, afin de se sauver honorablement ; soit qu’elle le veuille pousser à avoir des torts réels envers elle, en l’accusant outre mesure, de façon à avoir un prétexte honnête pour se perdre, toujours est-il qu’en ce moment le ménage devient un véritable enfer. Le mari connaît ce manége, et il dort tranquille sur la foi du vacarme qu’on fait autour de lui.

Mais tout à coup l’orage se calme, le ciel devient serein, le paradis s’ouvre, la femme est douce, soumise, le dîner excellent et servi à point, tout marche à ravir, le mari est vaincu.

A ce moment encore, un dernier murmure d’honneur soupire dans les entrailles de l’époux, mais ici la peine à prendre serait bien autre que celle qu’il ne s’est pas sentit le courage de supporter. Ici s’avancent en première ligne le duel, le procès en adultère, la séparation, le partage de la fortune, mille millions de soucis ; et pourquoi ? pour ne pas vouloir être ce qu’on est, et ce qu’est tout le monde, et cela au moment précis où commence à se réaliser ce rêve de vie somnolente et douce qui est l’unique désir du mari. Non.. non… mille fois non. Ce qui est fait est fait, et, qui plus est, bien fait. Et vous allez voir cela est bien fait.

Pour une raison quelconque, le mari, chez qui l’amant (le drôle n’est encore qu’amant) a glissé le bout du pied, se retire peu à peu ; il laisse, à celui qui le trompe, mettre un pied tout entier, puis les deux pieds ; il lui permet de s’asseoir dans son fauteuil et d’étendre les jambes devant son feu. Enfin, le premier mari s’efface si bien, que l’amant prend insensiblement sa place sans s’en douter. Alors il arrive à ce que j’appelle l’état de second mari. La portière ne lui demande jamais où il va, et les domestiques l’appellent quelquefois monsieur tout court.

Jamais le n° 1 n’a fait semblant de rien voir, et cependant les deux coupables sentent qu’il est sûr de tout ; mais tous deux, emportés d’abord par la passion, se sont laissé abuser par cette facilité qu’une adresse infernale a ouverte sous leurs pas. L’habitude en est prise, elle est flagrante, il serait inutile de la rompre, on ne les y pousse même pas ; on se contente de faire comprendre que c’est un marché tacite qu’on veut bien accepter, mais à condition de réciprocité de complaisance. Grâce aux charmes encore puissants, bien qu’affaiblis, de cette union illégale, la transaction est acceptée ; alors le vrai maître reparaît, alors commence pour le premier mari un règne despotique que le second mari, enlacé dans l’existence qu’il a compromise à tout jamais, subit avec une admirable résignation.

Avez-vous jamais rencontré à la promenade cet homme à la mine railleuse et spirituelle qui donne le bras à une jolie femme, tandis qu’un autre porte le parapluie et donne la main aux enfants ? Celui qui porte le parapluie est le second mari. Ils vont dîner au Cadran Bleu, où le premier mangera les ailes de perdreau, et son collègue les carcasses, et paiera la carte. Dans cette loge où ce gros beau se tient au fond sans rien voir, tandis qu’un autre s’étale sur le devant de toute la longueur de ses deux avant-bras posés horizontalement et bout à bout sur le coussin de velours d’Utrecht, il y a un ménage à trois parties dont le gros beau est le second mari. Quand le premier mari perd au jeu, il emprunte de l’argent au second et ne le lui rend pas. Quand la femme est malade, c’est le second mari qui va chercher le médecin et qui donne la tisane. Si l’on va au bal, il solde les fiacres et prend soin du châle et du bournous. Il a apporté le bouquet. Sil les cavaliers manquent, c’est lui qui remplit tous les vides et qui doit être prêt à tous les exercices que son état lui impose.

Il arrive, cependant, que le premier mari n’est pas toujours le compagnon inséparable de son ménage. Les jours où lui-même a ses plaisirs particuliers (je dis plaisirs particuliers, car ce n’est que lorsqu’il a la chance de s’amuser beaucoup qu’il permet à ses esclaves de s’amuser un peu), ces jours-là, le second mari prend la première place ; mais ce n’est pas toujours un bonheur pour lui, car, dans de pareils cas, il est arrivé que s’il mène au bal sa femme qui n’est pas la sienne, un domestique distrait, qui les voit sans cesse ensemble, les annonce sous le même nom, soit qu’il donne à la femme celui du second mari, soit qu’il donne au second mari le nom de la femme. Jugez alors de l’embarras d’une entrée précédée d’une pareille annonce, surtout dans un salon où l’on connaît l’histoire à fond. Mais l’embarras n’est rien, c’est la scène qui le suivra qui sera effroyable. Quels rires ! quels chuchotements ! quels commentaires ! quels récits ! Il y a toujours dans les salons des gens qui ne savent rien et à qui il faut tout raconter. Leurs exclamations, leur étonnement, leurs regards effarés, tout cela pleut sur la tête des coupables comme des tuiles assommantes. J’en connais un à qui cela est arrivé une fois par hasard, et je ne puis dire par quelle affreuse conspiration cela lui arriva ensuite tous les jours. Que croyez-vous qu’il fit ? qu’il se retira ? Du tout : il accepta, ils acceptèrent tous trois. Et je sais une femme qui a deux noms dans le monde et qui les porte avec une assurance angélique, car c’est un ange de résignation.

Mais toutes n’ont pas cette humilité ; aussi, le plus souvent, c’est à la campagne, aux eaux de Versailles ou de Saint-Cloud que vont se passer ces heures de récréation, ou quelquefois encore au spectacle. Mais ces pauvres gens ont beau faire, leur solitude n’est pas un plaisir, car ils n’ont rien à faire ensemble qu’ils n’aient épuisé, ils n’ont pas même à se cacher. C’est l’ennui dans toute sa liberté, voilà tout ; ils ne dévoilent rien à personne, pas même à un ami qu’ils rencontrent et qui les salue cordialement, sachant qu’il n’y a pas d’indiscrétion à les reconnaître. Pauvres gens qui n’ont même plus le charme de la peur.

A l’intérieur, si l’épouse est nerveuse, le premier mari la regarde du coin de l’oeil, sifflotte un air d’opéra comique, et va au cercle en laissant le second mari sous les batteries de tous les caprices et de tous les sarcasmes qu’une femme agacée peut inventer pour accabler un pauvre homme. Du reste, plus de querelles pour le premier mari ; au moindre mot d’aigreur, il répond par cette apostrophe terrible : « Eh, madame, pensez-vous que je.… »

Ce que, non moins terrible que celui de Neptune, calme toutes les fureurs, aplanit toutes les difficultés ; les tempêtes se suspendent, et elles n’éclatent que lorsque le second mari paraît, auquel cas le premier se retire pour le laisser mordre, piquer, tordre, écorcher.

En vertu de tout ceci, le second mari est tenu aux cadeaux du 1er janvier, des fêtes et jours de naissance : cadeaux qui doivent être splendides, car ils sont patents. Ce n’est pas, comme pour l’amant, un bijou imperceptible que lui seul reconnaît parmi les flots de parure où il se cache mystérieusement, c’est une parure tout entière, quelquefois un meuble complet ; et ceci non-seulement pour la femme, mais encore pour le premier mari ; pour les enfants, êtres doués d’un instinct rapace qui leur enseigne, sans raisonnement, qu’un homme est à leur merci, et qui le plument sans pitié comme un moineau qu’ils tiennent tout vivant. Les domestiques ont aussi leurs droits, et ils les exercent avec cette insolente humilité qui, à la longue, dégrade beaucoup plus un homme qu’un outrage direct. En un mot, à part ce nécessaire honorable, mais qui n’est qu’une parcelle de la dépense parisienne, le premier mari ne fournit plus rien au ménage, le second mari succombe sous l’énorme poids du superflu. Cela s’arrange ainsi tout doucettement ; le monde le sait, le monde l’accepte, et aucune femme de bonne composition ne se permettrait d’inviter M. et madame N… sans M. D… Cela est tellement convenu, établi, qu’à la longue cela devient respectable.

Pour le prouver, je demanderai à citer une anecdote dont je garantis l’authenticité. Un second mari avait été forcé de faire un assez long voyage ; pendant son absence, il apprend qu’un galant, mais un galant mystérieux, occulte, un amant enfin, a occupé les loisirs de sa quasi épouse. Il revient furieux, et arrive au moment où toute la famille était à table : le n° 1, l’épouse, sa mère, ses enfants, ses beaux-frères, et, à la place d’honneur, la mère du n° 1, cette surveillante terrible du bonheur de son fils. Vous croyez peut-être que celle-ci est l’ennemie du n° 2 ; point du tout, c’est une femme stylée qui profite de l’opulence clandestine que le n° 2 apporte dans la maison. Au premier coup d’oeil, elle voit la cause de ce retour inattendu : la pâleur du second mari lui apprend ses soupçons, le trouble de sa bru l’assure de sa faute, elle comprend qu’un orage va éclater ; et, pendant que le n° 1 mange, boit et goguenarde, elle appelle près d’elle le n° 2, le flatte, le cajole, l’apaise, puis, le dîner fini, dans ce moment de trouble où on se lève, pendant que le bruit des chaises couvre la voix des confidences, elle prend la main du second mari et lui dit avec un accent maternel admirable : « Sur mon honneur, elle ne vous a pas trompé. » J’atteste la vérité du mot et de l’aventure. Et je dois ajouter que celle qui l’a dit était une des femmes les plus supérieures que j’aie connues. Mais elle avait jugé son fils, elle avait compris qu’il ne valait pas mieux que ce qu’il était, et le protégeait encore autant qu’il pouvait l’être, en limitant le nombre de ses malheurs par son adresse. En effet, il n’y eut ni rupture, ni scandale, et ce qui était resta pour la plus grande glorification des bonnes moeurs.

Mais de telles précautions ne sont nécessaires qu’envers un second mari qui a encore de la passion ; pour ceux qui n’ont plus que des devoirs, on ne s’impose pas tant de façons. C’est un serf dans toute l’acception du mot, à qui aucune révolte n’est permise.

Celui dont un vénérable tragique disait : « Je viens de tromper L…. » était un second mari ; et c’était le premier mari qui disait le mot. Car il y a de la part du maître légal des réminiscences cruelles et dont il a soin d’informer son second avec une complaisance insultante qui l’avertit de son infériorité. C’est une manière de le remettre à sa place lorsqu’il s’émancipe jusqu’à avoir une opinion ou une volonté en présence de son chef. il ne peut et ne doit avoir aucun parti en littérature ou en politique, sous peine de s’entendre dire tout haut à onze heures du soir, au moment de la retraite obligée : « Je reste à causer avec ma femme ! « Puis tout bas : « Jamais elle ne m’a paru aussi agaçante que ce soir… hé ! hé ! »

Mais ceci est la condition la plus heureuse du second mari ; car, du moment qu’il est arrivé à ce titre de mari, il doit en accepter toutes les conséquences ; quel que soit son numéro, et la plus usuelle et en même temps la plus pittoresque, c’est de devenir second mari trompé. Alors commence la plus amusante comédie : le triomphe du n° 1 sur le n° 2 devient insolent, goguenard, méchant, car il protége l’amant, il l’invite, il le choie, il le vante. Alors aussi la tragédie de l’affaire montre l’oreille, et le second mari est menacé à toute heure d’un éclat que va faire le premier, s’il n’accepte pas d’un autre ce qu’on a accepté de lui. La femme, qui sent que l’abandon du n° 2 entraînera l’abandon du n° 1, se ligue tacitement avec son légitime allié, elle reproche au second sa vie perdue pour lui, elle l’épouvante, elle le persuade, et le second mari est rivé à tout jamais à la chaîne qu’il s’est faite.

Les années se succèdent, il vieillit, il devient grison, il a passé le temps où lui-même eût  fait un excellent n° 1, et le voilà pour toujours réduit au misérable rôle du n° 2. J’en connais, vous en connaissez, et comme moi vous les plaignez, car c’est le plus misérable état de la terre. Chagrins, menaces, tracas, tout lui appartient dans la maison : les maîtres d’agrément des filles en pension, les dettes des fils que la mère ne veut pas découvrir au n° 1 ; et tout cela sans reconnaissance de la part des obligés. C’est lui qui exempte les garçons de la conscription, lui qui leur ouvre une carrière, lui qui les protége, tandis que le n° 1 engraisse, dort, ronfle, gronde, domine, et finit par mourir de béatitude et de gras fondu. Alors le n° 2 arrive au n° 1, après les dix mois voulus par la loi. Mais sa femme n’est plus assez jeune pour lui donner un n° 2 et le faire jouir de la quiétude qu’il a procurée à un autre ; il n’a plus qu’une vieille femme, méchante, hargneuse, qui le sait par coeur, qui le violente, l’insulte, le tracasse, le force à donner sa fortune par portions égales à des enfants dont aucun ne porte son nom, et dont les aînés ne sont pas de son sang, et qui, après avoir obtenu ce dernier sacrifice, le fait mourir de phthisie et de désespoir. Voilà la vie et la fin du second mari !

Frédéric SOULIÉ.


Notes :
(1) Je me sers du mot propre, si brutal qu’il soit, parce que seul il dit bien ce que je veux dire, et que je crois qu’il est temps de restituer à la langue toutes les expressions honnêtes qu’une bégueulerie stupide en a chassées peu à peu.
(2) Ici je recule devant le mot propre, qui dit si net ce que vous comprenez si bien, et dont l’étymologie est si spirituelle. Mais je suis convaincu que l’éditeur n’oserait l’imprimer, ou que s’il en avait le courage, il paierait de 5 ou 600 francs de ports de lettres toutes pleines de réclamations, à lui adressées par autant d’hommes qui convoitent les femmes de leur ami, et par autant de femmes qui les écriraient sur le même papier-poulet qui leur sert à donner des rendez-vous illicites.

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