Paris vu tel qu'il est. - A Londres, et se trouve à Paris : chez les libraires qui vendent les nouveautés, 1781.- In-8°, 31 p.

Saisie du texte et relecture : A. Michelson pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.IX.2005)
Seconde lecture : A. Guézou.
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PARIS
VU
TEL QU’IL EST.

~*~

EPITRE

A MON LIVRE.

TOUT est Compagnie, jusqu’aux Auteurs ; mais je suis seul. Cependant ne craignez rien, mon Livre, vous ne serez pas moins recherché ; vous n’aurez pas de Prôneur, vous aurez des Lecteurs ; vous ne serez pas placé dans les Bibliothèques, vous courrerez les toilettes ; les pompons, les fleurs vous environneront ; les poudres, les essences n’altéreront pas même votre couverture. Il pourra arriver qu’une Petite-Maitresse vous jette de dépit sur un sopha ; mais un Amant folâtre vous sauvera du naufrage : on vous relira, on vous trouvera vrai. Enfin, votre bonheur sera complet, puisque vous serez témoin des plus jolies choses. J’espère que vous connoîtrez le prix de votre existence, & que vous en remercierez celui qui a l’avantage d’être votre père.


PARIS
VU TEL QU’IL EST.

JE m’ennuie en Province, dit un jour la Baronne de *** à son mari ; tout m’y paraît lourd, pesant, ridicule. J’ai entendu parler de Paris, je veux y aller. Point de replique ; vous ne m’avez pas épousé pour me faire mourir….Partons.

A ce début on connaît le caractère de la Baronne ; vive, tranchante, décidée, de l’esprit sans jugement : avec ces défauts elle faisait cependant les délices de son mari ; il était homme complaisant, & elle étoit jolie femme.

Prendre des avances sur les Fermiers, faire plier les bagages, monter en voiture & courir ; tout cela ne fut l’affaire que d’un jour.

Quoi ! point d’aventures dans leur voyage, me dira-t-on ? Tous les Héros des Contes & des Romans eu ont eû : c’est justement pour cette raison que je ne veux pas leur en faire, il faut qu’ils arrivent à Paris, on les y attend.

Ah ! mon mari, s’écrie la Baronne du plus loin qu’elle apperçoit la Capitale, vois-tu ces Maisons, ces Palais ; c’est une Province, un Monde, un Univers : je commence à respirer. – Tu es folle…. Je ne vois que des brouillards, & l’air y est plus épais qu’en Province. – Ah ! il n’y a rien tel que l’air de Paris, je le sens.

Dans ces promenades superbes (1), qui charment tous les Etrangers lorsqu’ils arrivent, étoit alors un grand nombre d’équipages ; plus loin une multitude de personnes rassemblées. Qu’est-ce que c’est, dit la Baronne, qu’on arrête, & voyons. De jeunes Seigneurs, vêtus d’une manière aussi leste qu’élégante, s’exerçaient à la couse & retraçaient les jeux des Anciens. Un d’entr’eux fixe la Baronne. C’est une beauté de Province, dit-il, elle ne sera pas indifférente lorsqu’on l’aura mise à l’air de Paris. La Baronne s’en apperçoit, rougit, disparait, & loue en elle-même la politesse qu’on vient de lui faire.

Arrivés à un hôtel ; il vous faut, dit le Maître, appartement pour Monsieur, appartement pour Madame. Non, dit le Baron, nous sommes accoutumés à demeurer ensemble. – Monsieur, cela est trop Bourgeois, les personnes de qualité doivent se distinguer : d’ailleurs, dans ce pays-ci les femmes ont des affaires que les maris n’ont pas. Il a raison, dit la Baronne ; entrez dans votre appartement, qu’on m’ouvre le mien : il fallut en passer par-là.

Allons vîte, Laquais, tout au service de Madame. – Et Monsieur ? – Il attendra. – Qu’on aille chez la Marchande de modes, qu’on fasse venir la Couturière, qu’on m’amène le Bijoutier, qu’on introduise la Marchande d’étoffes de soie : il fut dit, il fut fait. En quatre jours Madame se trouve parée, embellie, à la mode, & en état de paraître.

Que tu es charmante, ma femme, s’écrie le Baron en entrant chez elle, tu vas effacer toutes les Beautés Parisiennes. – Monsieur ! ce sont mes affaires. – Comment, Monsieur ! est-ce que je ne suis plus ton mari ? – Il faut prendre l’air de Paris, & parler comme on y parle. Vous direz dorénavant Madame, & et moi Monsieur ; je l’entends, je le veux.

On annonce le Chevalier Dorimont, Petit-maître femillant, qui, comme bien d’autres, était habile à vivre aux dépens du Public. Mon cousin, dit le Baron, c’est un homme charmant, plein d’esprit, & qui joue un rôle important dans cette Ville. Le Petit-maître entre, pirouette & pince son jabot. Bon jour, mon adorable cousine ; en vérité, il faut avouer que vous êtes bien aimable d’être venue nous voir. Cette Ville vous en saura bon gré, vous vous y amuserez beaucoup, & je m’engage à vous y accompagner. Le Baron & la Baronne le remercierent de ses offres obligeantes, & le retinrent à dîner.

Hé bien ! mon cousin, dit le Baron, comment vont les affaires ? Fort bien, répond le Chevalier. – Et la fortune ? – Elle est capricieuse à son ordinaire. – L’avez-vous enfin fixée ? – Je serais le premier dans le monde. – Vous m’entendez ? – Oh ! je m’entends bien ; j’ai un équipage, une maison montée, & je ne suis pas plus riche qu’il y a dix ans. – C’est-à-dire, que vous n’avez rien. – Je n’en vis pas moins honorablement. - Et comment faites vous ? – Comme bien des gens à Paris ; j’intrigue, je joue, j’emprunte & je ne rends pas. – Est-ce le fait d’un honnête homme ? – Honnête homme à Paris ; il faudrait loger au sixième étage, & de-là, comme d’un observatoire, examiner & se taire. – Vous prétendriez me faire croire qu’il n’y a point d’honnêtes gens dans cette Ville ; je vais donc être bien attrapé. – Faites comme moi. – Je n’ai garde. – Tant pis, vous serez mal servi. – Je ne le crois pas. – Oh ! je vois bien qu’il faut vous instruire, car aujourd’hui les jeunes gens en apprennent aux anciens ; mettez d’abord de côté vos préjugés de Province, ensuite écoutez moi.

Vous savez ce que mon père me donna en partant de la Province ? –Assurément peu de chose. – Hé bien ! avec ce peu je me fis beaucoup d’honneur. Voyez ce que c’est que l’esprit. J’arrive à mon hôtel, je commence par distribuer des gratifications aux Domestiques, je paie exactement les Maîtres, j’évite les dettes criardes, ma réputation est faite. Je veux faire des emplettes, on vient s’informer de moi, on répond que je suis bon ; c’en est assez, on s’empresse à me fournir, on est à mes ordres, je n’attends pas un instant. – Et comment pouvez-vous trouver des gens assez simples pour être vos dupes ? – Ils en font bien d’autres de leur côté ; je ne prends à mes Fournisseurs que la centième partie de ce qu’ils volent aux Seigneurs. – Ils sont donc bien riches ? – Pas un seul qui n’ait maison de Ville & de Campagne. Mon Tailleur vient chez moi en Président, le Commis de mon Marchand avec l’élégance d’un Marquis, le premier Garçon de mon Sellier en veste d’étoffe d’or & en habit de velours ; ai-je tort ? – Je ne vous approuverai pas. – Doucement, Monsieur le Baron, n’allez pas moraliser ici, vous vous donneriez un ridicule, & pour l’honneur de notre Maison n’ayez pas l’ame Roturière : en un mot, je vous avertis en ami, vous avez beau dire, vous ne fixerez jamais le vif argent dans nos têtes, l’air de Paris n’est pas celui de la Province.

Le dîner fini. Que faites-vous ce soir, mon aimable cousine, dit le Chevalier ? Vous n’êtes pas ici pour garder l’appartement, ni pour copier ces Amériquains, qui viennent passer six mois à Paris & qui font toujours à leurs croisées comme des singes. La Foire St.-Germain est ouverte, c’est aujourd’hui jour du beau monde ; vous êtes faite pour y figurer. Monsieur le Baron, je ne vous mets pas de la partie ; les maris dans cette Ville rougissent d’aller avec leurs femmes, ils ne sortent plus qu’avec leurs maitresses. Monsieur restera, dit la Baronne. La voiture est prête, Chevalier, donnez-moi la main. Madame fit un petit signe de tête au Baron ; & il dut encore s’en trouver bien content.

Que vous devez bâiller en Province, mon aimable cousine, dit le Chevalier, toujours vis-à-vis un mari assommant par sa morale. – Ah ! ne m’en parlez pas, la tête me fait mal quand j’y pense. – Vive ce pays ici, au moins les femmes y sont à leur aise, elles y tiennent le premier rang ; & nous autres jeune gens, quoique dédaigneux, légers, pétulans, nous ne laissons pas que de faire leurs affaires. A propos, j’avais promis à une Marquise de l’accompagner au Spectacle ; mais j’en suis bien dédommagé : d’ailleurs, c’est une de ces Beautés surannés qui ne savent plus que payer. – Quoi ! payer ? – Oui, payer. – Expliquez-vous. – Ici l’amour se trafique comme autre chose. De tendres Beautés reçoivent des sexagénaires, & donnent à des Amans bien-aimés. Nos Dames, qui sont réduites à prendre leurs graces sur la toilette, enrichissent leurs Adonis, & ceux-ci se divertissent avec de jeunes Elégantes. – Voilà du nouveau pour la Province. – Que voulez-vous ? On est idiot dans ce pays-ci ; si l’on ne prostitue pas ses moeurs dès l’âge de quinze ans ; on n’assure sa reputation que par des indécences ; on ne doit son avancement dans le monde qu’à la coquetterie des femmes. – Il paraît qu’elles ont tout en main. – Elles forment seules la bonne compagnie. – Sûrement vous n’avez pas toujours eu sujet de vous en louer. – Le plus riche Financier qui se ruine est trompé tous les jours, que serait-ce de  celui qui n’a rien à leur offrir ? – J’aime votte franchise.

La Foire était brillante. Modes nouvelles, habillemens légers, coëffures élégantes, minois jolis, figures grotesques, vieilles Femmes en robe à la Polonaise, Filles du Monde en Lévite, Abbés en chapeaux à la Suisse, Moines en bas de soie, Seigneurs habillés en coutil, Valets de Chambre en habits brodés, Laquais en montre d’or & boucles à brillans. Comment trouvez-vous cette Foire. mon aimable cousine, dit le Chevalier ; n’est pas un coup-d’oeil intéressant ? – J’ai toujours entendu dire qu’il n’y a qu’un Paris pour tout. – On a raison ; demeurez avec nous, croyez-moi : la Province est le tombeau des plaisirs ; ici ils renaissent presque à chaque pas. Vous voyez cette femme parée magnifiquement, que l’on suit en foule : c’est une Actrice de l’Opéra, femme charmante ! je la connais beaucoup, & je ne puis m’empêcher de l’admirer ; elle a l’âme noble, elle a déjà ruiné quatre Seigneurs : mais elle fait beaucoup de bien, & je vous proteste qu’elle est préférable à cent dévotes qui ne donneraient pas une obole pour arracher une pauvre famille à la misère. J’apperçois cependant un mari avec sa femme ; c’est un Notaire, homme d’ordre : je dînai ces jours-ci avec lui, chez sa maitresse ; mais cela n’empêche pas qu’il n’achette à son épouse, argent comptant, des parures qu’une Duchesse n’oserait prendre à crédit : au reste, s’il vient à déranger ses affaires, il se tuera.

Il fallu voir tout ce qu’il y avait de plus intéressant : Marionnettes spirituelles, Baladins éloquens, Voltigeurs découplés, Animaux rares & industrieux. Tout est civilisé dans ce siècle, dit le Chevalier, les bêtes ont l’esprit des hommes. On entre au Wauxhall. C’est ici le Palais des Fées, s’écrie la Baronne. – C’est le Temple des Graces, mon aimable cousine, le rendez-vous de ce qu’il y a de mieux dans la Ville, les jeunes gens y trouvent à coup sûr de quoi escompter leur jeunesse. Y a-t-il quelque chose de plus délicieux que ces danses ? Quelle légèreté, quelle souplesse, quelles attitudes ! La Baronne convint en sortant qu’on n’avait jamais rien vu de plus beau, & le Chevalier prouva par-là que les Sciences en France étaient au dernier période.

De retour à l’hôtel, le Chevalier se retire ; il était engagé dans une partie de jeu & un soupersin, & il n’était pas homme à négliger ses affaires.

Que pensez-vous, Madame, du Chevalier ? dit le Baron ; quelle pauvre tête ! on ne me l’avait point dépeint tel qu’il est. – Il est fort aimable. – Peut-il  y avoir un étourdi pareil ? – Il parle bien. – Sans principe, sans probité. – Il est fort considéré. - Devant à tout le monde sans s’en inquiéter. – On le salue de tout côté à la promenade. – Il fait peu d’honneur à ma famille.- Il a des amis qui l’estiment. - On ne pensait pas de cette manière il y a trente ans. – On n’en était pas plus raisonnable. – Aujourd’hui les jeunes gens n’ont qu’un esprit de filouterie & d’arrogance qui fait honte à la Nation ; le François se met en mauvaise réputation chez l’Etranger. – Eh ! que nous importe un être qui n’est pas Parisien ?

Le jour arrive où l’on doit dîner chez un Fermier-Général ; grande toilette, poudres, essences, blanc, rouge, rien n’est oublié. Vous n’y pensez pas, Madame, dit le Baron, vous allez gâter votre teint. – Monsieur, chacun fait comme il veut. – Votre peau, comme celle des Dames de Paris, ne sera plus qu’une toile passée à l’huile, semblable à celle que les Peintres gomment & colorent……. Ah ! plaisante histoire, s’écrie le Chevalier en entrant aussi subtilement qu’un vent-coulis, Monsieur le Baron fait la cour à son épouse, il a bien de la peine à se mettre à l’air de Paris ; je ne crois pas que nous en fassions quelque chose…… Mon aimable cousine, permettez-moi de vous présenter l’Abbé mon ami. – L’Abbé me fera plaisir. – C’est la perle des Abbés. - L’Abbé est intéressant . Il a tout ce qu’il faut pour s’avancer. – L’Abbé me parait avoir de l’esprit. – Il est fécond en galanteries, comme Janot en bouffonneries. – L’Abbé fera son chemin.

On part : le Baron monte le dernier en voiture, & l’Abbé replace un pompon qui était dérangé.

Les repas dans Paris sont objet de vanité chez l’homme parvenu, aussi la compagnie, fut-elle nombreuse & du plus haut ton. Les femmes s’épièrent & se parlèrent tout bas : les hommes se mesurèrent de la tête aux pieds, & ne se dirent mot. Airs dédaigneux, haussemens d’épaules, grimaces de cérémonie, pirouettes, rengorgemens. On loua la beauté du service sans y prendre garde. On effleura les mets sans en manger ; on but du vin sans en goûter : enfin le Champagne pétilla dans les verres comme l’esprit dans les têtes. L’un parla du Théâtre de la Guerre, l’autre du Théâtre de l’Opéra. Celui-ci exalta les victoires d’un Général ; celui-là les conquêtes d’une Actrice. Le bel-esprit se fit un mérite d’avoir fait un Livre qui n’eut pas un plus long cours que les coëffures & les rubans. L’Abbé dit joliment qu’on en savait assez, puisque l’on possédait le grand art de jouer, babiller, rire & faire sa cour aux Dames. Le Philosophe fit briller son génie en se comparant à la brutte & ne regardant l’autorité que comme la loi du plus fort. Le Militaire signala sa bravoure, en assurant qu’il préférait les faveurs de Vénus aux lauriers de Mars, le plus mauvais sopha au meilleur lit de camp ; tous parlèrent sans s’entendre, rirent sans sujet, se quittèrent sans se dire adieu ; & chacun se retira content de soi.

Voilà, dit le Chevalier, ce qui s’appelle une société, Monsieur le Baron ! On y fait plus d’esprit en un quart-d’heure que dans votre Province en un an. – Dites plus de folies. – Respectez un peu nos usages, ou plutôt, respectez-vous vous-même. – Moi ! respecter vos persifflages, vos radotages, vos papillotages. – Prenez garde qu’on vous entende, on vous prendrait pour un bonhomme, & je m’intéresse à tout ce qui vous regarde. Allons à l’Opéra : mon aimable Cousine veut s’amuser, & je l’approuve.

Le sujet était tiré du tasse. S’il me fait autant de plaisir, dit le Baron, que j’en ai eu en lisant le Poëme, je serai content. Admirez tant qu’il vous plaira, dit le Chevalier, pour moi je n’aime pas ces Amours si outrés, ni cette musique si atterrante ; le François veut être bercé & non pas renversé. L’Auteur a un rival qui est plus doux, plus léger,& qui me plaît d’avantage. Vous ne sauriez croire combien ces deux Musiciens ont excité de débats dans cette Ville pendant plus d’un an. Les Gazettes & les Journaux ne parlaient que d’eux. J’ai mis plusieurs fois l’épée à la main pour défendre mon opinion. Je connois deux amis qui sont irréconciliables, pour s’être trouvés d’un avis contraire : ils ont raison, tout Citoyen doit prendre parti dans une cause qui intéresse la Nation.

La Baronne était plus occupée à observer les lorginettes dirigées vers elle, qu’à écouter des gosiers Italiens, entés sur des gosiers François. Ce visage décrépit que vous voyez dans les premières loges, lui dit le Chevalier, est un Seigneur octogénaire, le désespoir des jeunes gens ; il est encore aussi brave en amour qu’il le fut autrefois en guerre. Plus loin est un jeune conseiller qui n’a jamais étudié son Cujas que dans Candide. Je connois particulièrement sa Maitresse ; si Monsieur le Baron a des procès, je les garantis bons : elle est plus éloquente auprès de lui que les meilleurs Avocats. Je vois un Officier en uniforme, il ignore, sans doute, qu’à Paris on ne doit pas porter l’habit de son état dans les assemblées. Ah ! bon. Voilà au moins l’Abbé ** qui connaît les usages, il est en bourse & en épée.

Le tems de l’Opéra se passa à remarquer mille singularités importantes, & l’on n’oublia pas de battre des mains comme les autres.

Le lendemain on alla aux Italiens. Vous allez voir, dit le Comte, le plus beau Spectacle de cette Ville, & la compagnie la plus divertissante.On y bâillait autrefois ; mais deux jeunes Auteurs se sont emparés de la Scène & ont pris soin de nous égayer.

On leve la toile. Les Acteurs & les Actrices paraissent & sont applaudis. De jolis Chansonnettes sur des airs connus, des saillies un peu libertines, sur-tout des traits mordans sur les maris, formaient les Pièces les plus ingénieuses & les plus nouvelles.

Voilà donc ce que vous appellez du beau, dit le Baron ; il paraît que le léger & le frivole ont seul le droit de plaire ici. Quoi ! vous allez encore moraliser, dit le Chevalier, dans un lieu où on ne doit que rire : quelque soit votre opinion, les deux jeunes Auteurs ne seront pas moins regardés comme les Réformateurs du Théâtre Italien, & vous verrez qu’un jour ils y seront couronnés comme Voltaire l’a été au Théâtre François. Oui, dit le Baron, avec cette différence qu’on a donné à l’un une couronne de Lauriers, & qu’à ceux-ci on en donnera une de Sainfoin. – Ne plaisantez pas, je sçais moi qu’ils ont distribué de bonnes Etrennes au Foyer & aux Journalistes. – Je le crois ; c’est pour avoir la liberté d’en offrir de mauvaises au Public.

Les femmes sont charmantes, mon aimable Cousine, dit le Chevalier. Presque toutes ont l’air d’être entretenues, dit le Baron. – Point du tout, vous vous trompez ; à Paris les filles prennent souvent le ton des femmes honnêtes, & les femmes honnêtes le ton des filles ; les unes pour sortir plus aisément avec leurs amans, & les autres pour plaire à leurs maris. Voici quelqu’un qui vous salue, Chevalier, dit le Baronne. – Ah ! c’est un Chimiste qui fait des expériences avec succès ; il rassemble une brillante société : la Faculté s’oppose à ses progrès ; mais que peut-elle faire contre de jolies Femmes & des Prélats ? Auprès de lui est un homme du plus grand mérite, fin connaisseur en Ouvrages de goût, très-versé dans la Littérature ; jouant souvent la Comédie, & faisant supérieurement le rôle d’Orosmane. – De quel état est-il ? – Vous ne le croirez pas ; mais ce que je vous dit est vrai : il est Cordonnier. – Cordonnier ! – Vous êtes surpris, Monsieur le Baron, Oh ! il est plus brillant que vous & moi, & donne souvent à manger à de bons Gentilshommes ; il travaille pour les plus jolies femmes de la Ville & de la Cour, & ne se rend jamais chez elle que dans sa voiture. Je vais vous citer un trait qui vous fera connoître combien il mérite d’être considéré. Une jeune Marquise le fit prier de passer chez elle, & lui fit part du chagrin q’elle ressentait de ne pas avoir un pied comme bien d’autres femmes qu’elle voyait en société. Notre éloquent Cordonnier lui prouva que les petits pieds n’étaient point une beauté réelle ; que nos plus habiles Peintres n’avaient jamais représenté une Diane & une Vénus avec des petits pieds ridicules ; qu’il était contre la nature & la vérité, qu’une femme d’une taille au-dessus de l’ordinaire & d’un certain embonpoint, fut appuyée sur deux faibles supports : enfin, il la consola en lui promettant de donner au Public un Ouvrage qui détruirait cette mode barbare, de blesser les pieds pour les diminuer ; il est sous presse, je l’achetterai.

Le Baron ne pouvait rien comprendre à tout ce qu’il avait vu & entendu depuis qu’il était à Paris. Les Français, disait-il, se sont apparemment donné le mot pour faire rire les Etrangers. La Baronne était d’un sentiment bien différent, aussi ses plaisirs le furent-ils bien-tôt. Les visites & les sociétés de Madame cessèrent d’être celles de Monsieur, ils ne se virent plus que par cérémonies.

Un jeune Comte, aussi aimable & pensant aussi noblement que le Chevalier, avait sçu plaire. On ne désirait que lui, il était de toutes les parties ; & Madame, comme c’est l’ordinaire, avait des migraines de commande pour se ménager des tête-à-tête.

On proposa un jour la Comédie Française ; le Baron n’était point d’humeur à aller au Spectacle, mais il fallut y consentir pour ne point occasionner des vapeurs à Madame. La Pièce était une Tragédie ; Histoire lugubre : & l’intrigue conduite avec adresse, la Poésie cadencée avec goût, les coups de Théâtre ménagés avec art, déchiraient le coeur, & faisaient couler les larmes….. Voilà de l’Young, de Shakespear, dit le Baron, je ne croyois pas que les Français faisissent si bien le flegme & le sombre des Anglais. Qu’on applaudisse tant qu’on voudra à leur génie, dit le Chevalier, pour moi je n’estime que leurs Chevaux & leurs Jaquets. Belle gloire ! on a reçu l’Auteur de cette Pièce dans la société de nos beaux-esprits pour nous avoir fait pleurer. C’est qu’on veut qu’il nous fasse rire, répond le Comte. On applaudit.

Vous avez l’air de vous ennuyer, mon aimable Cousine, dit le Chevalier. – Je ne sçais pas ; mais je bâille comme si j’étais au Sermon.- On ne bâille pas ici au Sermon, nos Prédicateurs à la mode ont enfin l’habileté d’employer des grimaces de toilette & des phrases de Théâtre qui égayent. Mais cet Abbé poupin, que vous voyez vis-à-vis, n’est pas plus à l’aise que vous, il est charmant ; un mari le surprit sottement avec sa femme. Ses preuves sont faites, sa réputation est établie auprès des jolies femmes. – Cet Elégant qui nous regarde souvent, le connaissez-vous, Chevalier ? – Oui, mon aimable Cousine, je lui fais quelquefois l’honneur d’aller manger sa soupe. C’est un homme de la plus grande intelligence ; il a bien 40,000 liv. de rente, quoiqu’il en doive deux fois autant : mais ici l’on n'y prend pas garde, on ne juge que par ce que l’on voit. Il faut que je vous conte son histoire. Il fut Militaire pendant sa jeunesse, & employa plusieurs années à s’assurer quelques infirmités pour sa vieillesse. Ennuyé de porter l’épée, il entra dans le commerce ; une Marchande de chiffons surannée l’épousa, lui laissa toute sa fortune, & lui fit le plaisir de mourir. – Comment, une Marchande de chiffons ! Badinez-vous, Chevalier ? – Non, c’est le commerce qui a la vogue ; la gaze vole à la Cour & à la Ville, comme les papiers dans les bureaux. – Doucement, ne vous moquez pas de nos parures. – Assurément, je les respecte beaucoup ; mais revenons à mon ami. Plusieurs personnes s’empressèrent de placer leur argent dans son commerce. Cette jeune Veuve jolie que vous voyez avec lui, vient d’y mettre ce qu’elle possède. Elle lui plaît ; il se trouvera à la fin, qu’il aura eu & les faveurs & la fortune. – Est-ce que vous croyez qu’il fera banqueroute ? – Je serai bien étonné, s’il n’a pas cet esprit. Plaisant esprit, s’écrie le Baron ! qu’un esprit de friponnerie. – On est quatre fois plus riche après : d’ailleurs, c’est la mode. – Elle finira comme les autres. Nos Ministres sont trop sages pour laisser subsister un pareil abus.

On allait entrer dans une disgression politique ; mais le Comte fit adroitement tomber la conversation sur des objets plus importans ; quand on est avec de jolies femmes, on ne doit s’occuper que de leurs plaisirs.

Nos Agréables n’étaient cependant pas ennemis des Sciences ; ils avaient lu des Livres instructifs, le Sopha couleur de rose, l’Ecumoire, & mille Brochures Philosophiques, productions du génie, ouvrages du bon goût. Ils ne manquerent pas de confirmer dans l’esprit du Baron & de la Baronne l’idée qu’on leur avait donné en Province des beaux-esprits de la Capitale. Il y aura dans deux jours une Séance littéraire, dit le Comte, vous y aurez autant de plaisir qu’à un Spectacle ; vous pourrez dire, ajoute le Chevalier, que vous avez vu ce qu’il y a de plus merveilleux dans l’Univers. Enfin, dit le Baron, je m’amuserai donc une fois dans cette Ville.

L’assemblée fut des plus nombreuses, il fallut même se passer de dîner pour s’assurer d’être placé. On se présente à la porte. Le Suisse, par une influence attachée à sa place, s’apperçut que le Baron n’avait pas l’extérieur d’un Homme de Lettres. – Vous pas être sçavant ? Il est vrai, dit le Chevalier, que Monsieur n’a pas cultivé les hautes Sciences. – Quoi lui venir faire ici ? – Si Monsieur le Baron n’entend pas, il ouvrira les yeux. – Ah ! les Barons entrer…..

Les Savans arrivent, se saluent & se placent. Les Spectateurs se poussent les coudes, se pincent & ouvrent la bouche. Un Savant se lève en mesure, fait raisonner une voix grêle, une Epigramme vole au milieu de l’assemblée. Un second rapproche des syllabes, forme des mots, & carde une jolie phrase. Enfin un troisième se distille en complimens, s’exhale en éloges ; l’encens brûle en l’honneur des Savans, ils se repaissent de fumée. Alors les vapeurs du bel esprit montent aux têtes, on entre en convulsion, on crie, on bat des mains, on rompt les bancs, & une jolie femme s’extasie.

Qu’est-ce que c’est que cela dit le Baron ? quelle cohue ! Sont-ce là ces Savans si vantés ? A-t-on jamais parlé d’une manière si puérile ? Je ne reconnais plus ici des grands Hommes du siècle dernier que les fauteuils. Bon-homme, s’écrie un Plumet, on voit bien que vous sortez du fond de la Province. – Monsieur, chacun doit avoir la liberté de penser & de parler comme il veut. – Non pas à Paris ; les premiers esprits de l’Univers doivent entraîner tous les suffrages ; tout homme doit trembler devant eux. – Il est vrai que si dans les tems d’ignorance, les esprits ressemblaient à ceux-ci, je ne suis pas étonné que nos Pères en ayent eu peur…..

Pendant cette dispute, le Comte, la Baronne & le Chevalier avaient disparu. Quand on veut être bien reçu dans les bonnes Sociétés, il ne faut pas prendre publiquement le parti de la raison.

Qu’avez-vous fait, dit le Chevalier au Baron, lorsqu’ils furent arrivés à l’Hôtel ? A quoi vous exposiez-vous ? Nous étions perdu de réputation, si on nous eut seulement soupçonné de votre compagnie : soyez dorénavant plus circonspect ; cette scène vous a mis de mauvaise humeur ; je le vois bien ; c’est votre faute.

Eh ! vîte, vîte, dit la Baronne : mes chevaux, mes gens ; allons au bal. – Quoi ! Madame, vous n’êtes pas contente d’avoir vu des esprits fardés, vous voulez encore voir des visages masqués ? – Monsieur, il est minuit. – Il n’est que neuf heures à ma montre. – Eh ! Monsieur, ayez donc une horloge de Paris : pensez-vous que le tems marche ici comme en Province ? Bon soir, allez dormir.

Tout Paris étoit incognito à l’Opéra. Chacun, sous le costume qu’il avait pris, manifestait, non ce qu’il était, mais ce qu’il devait être. Les modes réunissoient ce qu’elles avaient de plus admirable pour former un grouppe d’Arlequins, de Polichinels, de Pantalons. Les Petits-Maîtres déployaient leur génie, soupiraient l’amour sur tous les tons, rappellaient la bonne éducation qu’ils avaient reçue, contrefaisaient leur voix, escaladaient les superlatifs, & s’efforçaient de dire aux femmes les propos les plus grotesques. O ! la charmante bigarrure. On se presse, on se heurte, on bâille, on s’ennuye, on courre après l’amour, après le plaisir, après l’esprit & tout cela s’échappe comme un zéphir. Mon aimable Cousine, dit le Chevalier, prenez-garde ici de vous méprendre : quelque désagrément que vous ayez eu, il faudra dire à tout le monde que vous vous êtes bien amusé, que vous avez entendu les plus jolies choses, qu’on vous a fait les plus belles propositions, que vous y retournerez toujours avec un nouveau plaisir ; voilà le bon ton. D’ailleurs, vous sçavez qu’on ne peut pas exister décemment à Paris, dans le tems du carnaval, sans se trouver à cette assemblée.

Madame, dit le Baron, vous devez être bien fatiguée d’avoir passé la nuit. – Point du tout, je n’y pense pas. – Tenez, tout ce que vous avez vu à l’Opéra, n’est que la représentation de ce qui se passe journellement dans les sociétés de Paris : on se moque, on persiffle, & on se contrefait pour ne point paraître tel qu’on est ; cette Ville me déplaît, je veux retourner en Province ; dans quatre jours nous partirons.

La Baronne ne répond rien. Qui ne dit mot, consent ; c’est le vieux Proverbe ; mais il faut qu’il cède à la mode.

On dispose ses affaires de part & d’autre pour le voyage. Monsieur s’applaudissait du peu de peine que Madame témoignait à partir, je recouvrerai le droit, se disait-t-il en lui-même, de dire ma femme, & je serai appellé mon mari.

Voyez si Madame est prête, dit, le jour du départ, le Baron à son Domestique.- Monsieur. – Quoi, Monsieur ! – Je ne sçais. – Que voulez-vous dire ? – Madame n’est pas rentrée depuis hier.; on est fort inquiet dans l’Hôtel. – Comment, qu’apprends-je ? Voilà un tour de Paris. Allez vîte chez le Comte, le Chevalier, sçachez ce qu’ils sont devenus…..On court, on s’informe ; le Chevalier était déménagé, le Comte était parti en poste avec une femme qu’il connaissait depuis peu. Un ami du Baron arrive sur ces entrefaites, & est instruit de l’affaire. Cela vous étonne, dit-il au Baron ? Rien de plus commun dans ce Pays-ci. On se vole sans scrupule les femmes des uns des autres. – Vous parlez à votre aise. –Vous y êtes plus que jamais à l’aise ; prenez une Maitresse, vous vous consolerez, comme tous ceux qui sont dans le même cas ; d’ailleurs dans cette Ville, on n’a pas une jolie femme impunément. Eh, que lui servirait-il d’être venue à Paris pour retourner en Province ? Quelle figure y ferait-elle ?

Le Baron, sans s’arrêter à toutes ces raisons, s’élance comme un furieux dans une voiture, courre comme le vent, veut absolument rattraper sa femme.

Si mes Lecteurs sont curieux de le rejoindre, il a pris la route de Bordeaux.

F   I   N.

(1) Les Champs Elisées.

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