NADAUD, Marcel & PELLETIER, Maurice :  Il ne s’était pas rendu, Lieutenant Chapelant, (1926).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.VIII.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire de la médiathèque (BM Lisieux : nc) , coupures de presse extraites du Petit Journal du 7-8 mars 1926. Série "Nos enquêtes : les grandes erreurs judiciaires". On trouvera sur le chtimiste.com une autre relation de cette affaire.
 
Il ne s’était pas rendu
(Lieutenant Chapelant)
par
Marcel Nadaud, & Maurice Pelletier

~ * ~

Un jugement par ordre

Peu d’affaires ont suscité parmi les anciens combattants une émotion aussi douloureuse que l’exécution du sous-lieutenant Jean-Julien-Marie Chapelant, du 98e R. I. né le 4 juin 1891, à Ampuis (Rhône), et fusillé le 11 octobre 1914 au château des Loges, près Roye, en exécution d’un jugement de conseil de guerre en date de la veille.

Le dossier étant en ce moment devant la Cour de cassation, nous serons volontairement secs et objectifs. Aussi bien ce pitoyable calvaire d’un blessé tué par douze balles françaises est-il assez douloureux pour n’avoir besoin d’aucune émotion littéraire de mauvais aloi en pareil cas.

Jusqu’à la dernière cartouche

Encore qu’il soit de bon ton de ne pas se souvenir des événements marquants de la guerre, on nous permettra de rappeler qu’au début d’octobre 1914, les Allemands firent une pression violente au sud d’Amiens, dans la région Roye-Lassigny, où ils furent tenus en échec par le 13e Corps.

Le régiment qui avait la garde de la zone au nord de Roye était le 98e d’infanterie, sous les ordres du lieutenant-colonel Didier. Le 7 octobre, à cinq heures du matin, une attaque allemande extrêmement violente et précédée d’un bombardement intense, se déclenchait contre le bois des Loges défendu par la 3e compagnie, capitaine Rigaut, et la 1re section de mitrailleuses, deux pièces, sous-lieutenant Chapelant en position au nord du bois, entre le château et la voie ferrée. Cloué une première fois à cent mètres des lignes, l’ennemi revient à la charge. Une de nos mitrailleuses s’enraye. La seconde le tient en respect à 20 mètres.

Le sergent Girodias, commandant de la 3e section de la 3e, fait passer au lieutenant Chapelant que le capitaine Rigaut vient d’être tué ; puis que les assaillants ont débordé nos lignes à droite et à gauche et sont installés sur nos arrières.

Le lieutenant Chapelant donne à ce gradé l’ordre d’envoyer un homme s’assurer du fait. Ce coureur ayant été tué, il commande d’en envoyer un autre, mais déséquipé.

Avant que le second coureur ait eu le temps de rapporter des informations, des indices irréfutables prouvent que la petite troupe est cernée : les balles cinglent de tous côtés. Un éclat tombe sur la deuxième pièce qui s’enraye à son tour. Autour du lieutenant Chapelant, il ne reste plus que quatre hommes.

- A vos mousquetons ! commande-t-il.

Mais les munitions s’épuisent. L’officier sort de la tranchée pour se rendre compte de la situation. A ce moment un fort parti d’Allemands se jette sur lui et l’emmène, en même temps que ses hommes, dont trois, les mitrailleurs Peillon, Mortan et Bost, réussissent à s’évader.

Le calvaire du blessé

Quarante-huit heures se passent. Le 9 octobre, vers 10 heures, un officier de chasseurs avise les brancardiers du 98e qu’à 50 mètres de la première ligne, tout contre le chemin de fer, un lieutenant français est étendu, blessé. Les brancardiers Coutisson, Sabatier et Goulfès vont le chercher et le ramènent. C’est le lieutenant Chapelant, dont le tibia gauche est fracturé par une balle.

On le transporte au poste de secours où on lui fait un pansement sommaire et on l’évacue sur l’ambulance du Plessier-de-Roye, à quelques kilomètres à l’arrière. Le soldat Bierce, qui conduit le tombereau sans ressorts, s’ingénie à pallier les souffrances du blessé.

Le lieutenant Chapelant est à peine arrivé et ne s’est pas remis de ce court, mais douloureux trajet qu’un coup de téléphone, émané du P. C. du colonel, ordonne de le ramener au château des Loges, resté entre nos mains.

Le voyage dure à peu près une heure, chaque minute, chaque pas du cheval arrachant un gémissement au blessé. Enfin les quatre kilomètres franchis qui séparent le Plessier des Loges, le tombereau débouche dans la cour du château où le colonel Didier fait les cent pas. Il apostrophe Bierce :

- Qu’amènes-tu là, toi ?

- Le lieutenant Chapelant, mon colonel.

- Comment dis-tu ? Le lieutenant ?... Non, ce n’est pas un soldat, c’est un lâche (Témoignage Bierce.)

Chapelant est transporté à l’infirmerie du château. Premier interrogatoire, dont on ignore tout, et le texte et les témoins. Le lieutenant Collinot est chargé de faire une enquête. Il se refuse à conclure, faute de preuves de la culpabilité de Chapelant. Le colonel lui enjoint de recommencer. Collinot maintient ses conclusions premières. (Témoignages adjudant-chef Gouvrit et brancardier Sabatier.) A noter que de ce rapport Collinot, le dossier n’accuse pas trace.

Dans la soirée, troisième étape du calvaire. Chapelant est ramené au Plessier. Déplacement pour le moins inutile, puisque la tradition de Chapelant au conseil de guerre était décidée, avant même la première audition de l’accusé par l’officier rapporteur.

                                9 Octobre, 13 h. 15.

Le général Demange, et la 25e division au Colonel Pentel, et la  50e brigade.

Le sous-lieutenant Chapelant doit être immédiatement livré au Conseil de guerre spécial du 98e R. I., lequel saura, je n’en doute pas, faire son devoir.

                                Signé : DEMANGE.

Remarquons d’ores et déjà que Chapelant n’a été relevé sur le terrain que le 9 octobre à 10 heures. Nul ne l’a entendu. Et le siège du général Demange - au troisième échelon - est déjà fait ! Et le jugement est dicté aux juges, en termes combien clairs !

Le seul mot de Chapelant que l’on cite permet de supposer quel fut le ton de la conférence au château.

- Pourquoi le colonel me menace-t-il de me faire fusiller ? J’ai cependant fait tout mon devoir. »

Le conseil de guerre

Le lendemain 10, Chapelant, toujours dans le même tombereau et au prix des mêmes souffrances, est ramené au château des Loges. Il y est reçu par le colonel Didier qui l’injurie, le traite de lâche, lui tend son revolver :

- Brûle-toi la cervelle pour ne pas prouver ta lâcheté une seconde fois !

- Je n’ai pas à me brûler la cervelle, puisque je suis innocent. » (Témoignage Bierce.)

Sur quoi le colonel Didier a un entretien avec le commandant Gaube, désigné pour présider le Conseil de guerre spécial. La conclusion en est :

- Vous entendez, Gaube, il faut le fusiller ! » (Témoignage Rochard).

Chapelant, sur son brancard, est introduit devant ses juges : chef de bataillon Gaube, président, capitaine Raoux, commandant la C. H. R., lieutenant Bourseau, assesseurs ; sous-lieutenant Lemoël, rapporteur ; adjudant-chef Rochard, greffier. A remarquer que le sous-lieutenant Lanoël, frais émoulu de Saint-Cyr, loin d’avoir les 25 ans requis par la Loi, n’était même pas majeur.

Que furent les débats ? Le dossier ne comporte aucune pièce relatant l’interrogatoire. C’est l’acte d’accusation lui-même qui est baptisé « interrogatoire ». Chapelant a-t-il avoué ou nié ? On l’ignore.

Mais les témoins ? Car enfin il y a des témoins, ne seraient-ce que les brancardiers et les mitrailleurs évadés. On ne les entend pas. On n’entend personne, que l’écho de la voix du colonel Didier : « Gaube, il faut le fusiller ! ».

A noter que le rapport, contrairement au code de la justice militaire, a été écrit, après le jugement. Il porte la date du 17 octobre et est postérieur de 7 jours à la condamnation.

Quatre chefs d’accusation pesaient sur Chapelant : n’avoir pas pris le commandement de la ligne de feu, n’avoir pas contrebalancé les assertions du sergent-major Girodias, s’être rendu à l’ennemi sans aucune pression de la part de celui-ci, avoir exhorté ses hommes à se rendre. Seul, le troisième chef fut retenu : article 210 du code de justice militaire, mort avec dégradation.

Achevé par des balles françaises !

Tout de même, on n’ose pas cette fois ramener Chapelant au Plessier. Mais comment exécuter cet homme qui, la jambe cassée, ne peut se tenir debout ? Pour couvrir sa responsabilité, le colonel Didier téléphone au général Demange qui, d’accord avec le colonel Pentel, commandant la brigade, répond »qu’il estime que la justice doit suivre son cours. » Et à la note officielle, il joint le court billet suivant :

    Mon cher Didier,

Je comprends et partage vos scrupules, croyez-le bien. Mais la loi nous domine tous deux. Vous trouverez demain, avec l’aide de votre médecin, le moyen de mettre debout ce malheureux avant de le faire tomber.

                Signé : DEMANGE.

Et, en post-scriptum, « c’eût été une aggravation de peine non prévue par le Code que de surseoir à l’exécution jusqu’à guérison de la blessure du condamné ».

Mais c’était aussi un moyen de gagner du temps. Et l’aumônier divisionnaire Lestrade le comprit bien. Il tenta une intervention auprès du général Demange : tout fut inutile.

Le 11 octobre à l’aube, douze hommes furent dissimulés dans un bosquet. Chapelant, ficelé sur son brancard  par le brancardier Sabatier, fut amené dans une allée de cerisiers. Le docteur Guichard et l’aumônier Lestrade l’accompagnaient, ainsi que le colonel Didier, « excité par la boisson, la pipe à la bouche, se promenant à grands pas autour de sa victime couchée sur un brancard, gesticulant, vociférant des injures contre elle, lui refusant par deux fois le secours de l’aumônier… par deux fois aussi présentant son revolver à cet infortuné afin, disait-il, qu’il se fasse justice lui-même… » (Témoignage Guichard.)

Au moment d’être adossé au vingt-deuxième arbre de la première rangée, Chapelant dit à Sabatier :

- Le colonel m’a offert son revolver pour que je me tue ; je lui ai répondu que je n’avais pas à me tuer, que j’avais fait tout mon devoir. J’ai demandé à être guéri avant d’être traduit en conseil de guerre : on me l’a refusé !!!

Et, avant que l’adjudant lui bandât les yeux :

- Je meurs innocent. On le saura plus tard. Ne dis jamais rien à mes parents… »

L’aumônier lui fit baiser son crucifix. Le peloton d’exécution sortit du bosquet et tira.

Le colonel Didier, qui avait tenu à assister à l’exécution, se retira enfin. On porta le cadavre dans une grange où l’on procéda à l’autopsie. Puis l’aumônier, pleurant à chaudes larmes, dit les prières des morts et on inhuma Chapelant dans la fosse commune.

Injustice était faite.

Ni preuves, ni aveux

De cette atroce exécution d’un blessé grave : « J’ai assisté, dira par la suite l’abbé Lestrade, à des spectacles bien pénibles depuis le début de la guerre. Je n’ai jamais assisté à un spectacle plus écoeurant », (Témoignage Perroudon), un sentiment de malaise émana qui s’empara de la 25e division d’abord, de la région stéphanoise ensuite.

Une enquête fut ordonnée en 1915. Elle fut menée par le lieutenant de Troismonts. Qu’est devenu son rapport ? On l’ignore. Mais on peut en deviner les conclusions, d’après une note transmise le 11 mars 1922 par cet officier à la cour de Riom et où on peut lire :

Il ne ressort pas que l’ordre de se rendre ait émané de l’initiative du sous-lieutenant. Il semble au contraire qu’il ait mis une certaine ténacité à résister aux suggestions venant de sa droite.

Et le sergent Badion, qui fut le greffier du lieutenant de Troismonts ajoute :

… Bien loin de rendre sa troupe de mitrailleurs et d’influencer la troupe voisine, il leur avait ordonné d’attendre et donné des instructions pour se ravitailler et rendre compte de leur situation, il avait été le dernier fait prisonnier… Le jugement était plus que sommaire et informe.

… Nous fûmes stupéfaits que les témoins de notre information n’aient pas été entendus au 98e lors du jugement de Chapelant. »

Cette enquête refusa de prendre en considération un certain rapport, tout en inexactitudes et en fautes d’orthographe, soi-disant rédigé par un officier de l’E. M. de la division. Encore que nous n’en tenions pas plus compte que le conseil de guerre ne l’a d’ailleurs fait lui-même. Il n’est pas inutile d’en toucher quelques mots.

Certes, à en croire, le président de la cour martiale, cette pièce ne fut produite ni à l’instruction, ni à l’audience, et n’influa pas sur la condamnation.

Cette pièce, écrite au crayon sur une feuille de papier jaune, sale et chiffonnée, - une indication sur la valeur que l’émetteur et le réceptionnaire lui attachaient ! - aurait été rédigée par un capitaine alors à l’état-major de la 50e brigade,  et chargé par le chef de celle-ci, colonel Pentel, d’aller interroger Chapelant, non « comme officier de police judiciaire, mais comme officier d’état-major pour en obtenir des renseignements pouvant intéresser les opérations. » Elle porte la date du 9 octobre, jour du retour de Chapelant dans nos lignes, heure, 17 H. Elle aurait été dictée par Chapelant au capitaine en question « derrière un pan de mur démoli et sous le bombardement. » entre 9 heures et 10 heures du matin. La mention 17 heures indiquerait donc le moment de la remise à l’échelon.

Devant la cour d’appel de Riom, ce capitaine a fait au sujet de cette pièce cette déclaration d’une extrême gravité :

« Je dois vous dire que, dès le commencement de son récit, Chapelant m’a paru très déprimé, physiquement et surtout moralement, et qu’il en m’a pas semblé se rendre compte de la portée et de la gravité de son récit. »

Chapelant racontait notamment que, sur l’ordre du commandant allemand qui l’aurait fait prisonnier et dont il ne spécifiait ni le grade, ni l’unité, il était allé agiter un mouchoir blanc devant une tranchée occupée par une dizaine d’hommes pour leur faire signe de se rendre.

Comment admettre qu’ayant un officier si à sa dévotion, l’ennemi ne l’eût pas gardé ? Comment faire cadrer ces aveux avec les protestations d’innocence que Chapelant, nonobstant les tortures morales et physiques supportées trois jours et deux nuits, ne cessa de multiplier envers et contre tous ? Et la pièce elle-même, comment expliquer le dédain que le Conseil manifesta pour elle ? A coup sûr, la brigade et la division la considéraient comme le document-massue. Et on ne la sort qu’après, et combien après ! l’exécution ? C’est sans doute qu’on en avait senti toute l’irrégularité d’abord, toute la contradiction avec les faits ensuite.

Ah certes ! le document semble, avant tout examen, de premier ordre, mais aucun greffier ne préside à sa rédaction, c’est-à-dire aucun témoin susceptible de contrôler l’audition du rapporteur et d’enregistrer si ce n’est pas la même personne qui fait à la fois les demandes et les réponses. Et que fait ce document ? De l’aveu même de son rédacteur, il relata les déclarations d’un homme qui n’est plus qu’une loque et à qui on fait dire ce que l’on veut lui faire dire. Non : rédigé dans le trouble et la confusion, comme son texte même le prouve, son texte plein de fautes d’orthographe, d’impropriétés de termes, d’imprécisions, ce rapport n’a aucune valeur.

Et contre lui, s’inscrivent en faux des témoins, tous ceux notamment qui étaient avec Chapelant, les mitrailleurs Bost, Monnier, Mortan et Peillon, qui sont unanimes : « Dans la situation où nous nous trouvions, il a fait tout son devoir et même peut-être plus que son devoir ».

On a prétendu que Chapelant, d’ailleurs contraint et forcé, aurait, sur l’ordre d’un officier allemand, agité un mouchoir pour inviter les hommes à se rendre. Retenons tout d’abord que le conseil de guerre spécial n’a pas cru devoir s’appuyer sur ce chef d’accusation. De l’enquête de 1915, en effet, il découle que le mouchoir agité, principal grief du rapport, l’aurait été par un mitrailleur, mais non par Chapelant qui fut blessé avant d’avoir été entraîné dans les lignes allemandes.

Et l’évasion ?

Enfin, comment faire cadrer sa prétendue reddition, sa « capitulation » pour reprendre le mot du Conseil de guerre, avec son évasion des lignes allemandes, plus, de son évasion après qu’il eut été blessé ? Voilà qui n’est guère le fait d’un lâche, encore moins d’un coupable qui a tout lieu de craindre des juges.

Aucune preuve, aucun aveu, rien que des protestations. Que reste-t-il ?

En 1922, la cour d’appel de Riom, saisie de l’affaire, commença une enquête et renvoya à la Cour de Cassation un dossier avec des considérants décisifs. On croyait à la réformation de l’arrêt inique. Mais le réquisitoire de l’avocat général Mornet entraîna la chambre qui se refusa à réviser l’affaire.

Par lettre du garde des Sceaux en date du 20 février1925, l’affaire Chapelant fut à nouveau soumise à la Cour de Cassation, toutes chambres réunies. L’arrêt n’est pas encore rendu. Nous l’attendons avec confiance.


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