NADAUD, Marcel & PELLETIER, Maurice :  Le calvaire d’un instituteur, Pierre Vaux, (1926).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.VII.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire de la médiathèque (BM Lisieux : nc) , coupures de presse extraites du Petit Journal du 23 au 27 janvier 1926. Série "Nos enquêtes : les grandes erreurs judiciaires".
 
Le calvaire d’un instituteur
(Pierre Vaux)
par
Marcel Nadaud, & Maurice Pelletier

~ * ~


I. - Blancs contre Rouges


Il est peu d’événements politiques qui furent aussi bien accueillis par le peuple de France que la Révolution de février 48. Et la joie des campagnes, d’ordinaire assez réservées dans leurs manifestations, ne le céda en rien à celle des villes. C’est que chacun, dans sa sphère politique, croyait y voir une aurore de liberté : depuis la boîte de Pandore, l’espérance est la seule fortune des hommes.

Il apparut toutefois que le petit village de Longepierre, aux confins de Saône-et-Loire et du Jura, ne partageait point l’allégresse universelle. Alors que, dans toutes les autres communes, la municipalité faisait planter par l’instituteur et bénir par le curé son arbre de la Liberté, les notables de Longepierre dissimulaient à grand’peine un désarroi et une angoisse qu’ils n’hésitèrent pas à traduire dans une réunion privée tenue un soir des premiers jours de mars, chez le maire, M. Rousselot.

- Donc, c’est bien décidé, demain matin, nous partons pour Verdun-sur-le-Doubs ? Nous adhérerons en Comité cantonal provisoire et nous y munirons des pouvoirs nécessaires pour assurer la gestion de la commune ?

- Ce ne sera que partie remise, grommela un des notables. Tôt ou tard, avec ces « démoc-socs », il faudra en venir à des élections municipales. Et le résultat en sera douteux.

- Vous avez raison, mon cher Duperron. Mais cela nous donnera le temps d’aviser.

- Méfiez-vous. Avec des gaillards comme Pierre Vaux et Gallemard…

- Gallemard se remue diablement, lança Duperron.

- Oui, mais Pierre Vaux est plus dangereux, opina un petit vieillard, qui n’était autre que M. Coste, le receveur municipal. L’instituteur a l’oreille des manouvriers. Et il va les pousser à réclamer les « communaux ».

- Ce qui importe, trancha le maire, c’est d’assurer l’ordre. Il convient donc d’organiser immédiatement la garde nationale. Bien entendu, uniquement recrutés parmi les propriétaires. De bons fusils sauront en imposer aux fauteurs de désordre.

- Et susciter des mécontentements.

- Oui, mais aussi éviter le pillage. Voilà donc qui est dit. Si la démagogie doit couler à pleins bords, il faut que nous puissions l’endiguer, comme notre Doubs en hiver.

Le programme d’un républicain

Si le brave homme de maire, plein de terreur et de fermeté, avait joui du don d’ubiquité et eût assisté à la veillée de famille qui se tenait dans une humble maisonnette voisine, il eût été surpris d’entendre, sous la même forme imagée et presque avec les mêmes mots, une conclusion quelque peu différente aux commentaires sur les événements du jour.

- Oui, disait d’une belle voix grave un grand jeune homme aux yeux étincelants, qui se tenait près du feu, la révolution est comme le Doubs en hiver, qui inonde notre vallée, submerge les îles et, dans son cours impétueux, emporte toutes les résistances. Mais à l’été, toutes les richesses qu’emportaient ses flots se sont déposées sur le « finage » et ses alluvions permettent aux récoltes de pousser plus belles.

- Puisque vous nous parlez de « finage », M. l’instituteur, pensez-vous que la République nous donnera définitivement l’exploitation des « communaux » ?

- Sûrement, père Charbonnier. Elle confirmera les droits que vous a permis de faire valoir la loi de 1837.

- C’est que les baux de neuf ans arrivent à expiration. Et il ne faudrait tout de même pas que les riches en reprennent à nouveau possession pour leur bétail, comme avant 1839. Jusqu’à interdire à nos moutons et à nos oies d’aller « pâquer » sur des territoires qui sont à tous, sûr, mais qu’ils réservaient à leurs boeufs et à leurs chevaux !

- La République fera mieux encore, mes amis. Elle vous donnera le suffrage universel qui vous permettra d’envoyer à la mairie des conseillers qui sauront vous défendre.

- Pas malheureux ! Tous ces gros messieurs voudraient bien voir revenir le moment où ils nous payaient six sous par jour, parce que nous n’avions point de terre à travailler. Avec les 200 hectares appartenant à la commune, il y a de quoi donner un bout de champ à chaque pauvre travailleur.

- Et outre le pain du corps, elle vous donnera le pain de l’esprit. Elle ne peut pas moins faire que de décréter l’instruction gratuite. Mais ne le ferait-elle pas que vous pourrez toujours, une fois à la mairie, la donner aux enfants avec les fonds de la commune.

- Bonne chose, ça ! dit mielleusement un gros homme court et glabre, qui s’était glissé en tapinois dans l’assemblée, sans que personne l’eût vu entrer.

M. Vaux le fixa de son regard ferme, mais les petits yeux clignotants de l’interrupteur semblèrent fuir les prunelles de l’instituteur.

- Ah ! vous voilà, Gallemard !

- Vous savez la nouvelle ? Le maître part demain pour Verdun. Les gros propriétaires du canton veulent s’entendre pour diriger les affaires. Et puis, ils vont créer une garde nationale. Mais le peuple ne se laissera pas faire. Car, j’en suis, moi, du peuple. Et puis, vous savez, si le maire insiste, je lui flanque ma démission d’adjoint. Et on se représentera ensemble, pas vrai, M. Vaux ?

- Il vois d’où souffle le vent, murmura Vaux à Richard. Et, plus haut :

- Ce sont de beaux sentiments, père Gallemard. Et le peuple n’aura jamais assez de défenseurs.

La guerre civile au village

Il était dit que l’offensive des notables de Longepierre aboutirait à une défaite. Dénoncée par Gallemard dont l’intérêt apparent était qu’elle triomphât, le prolétariat du village put s’insurger à temps. De quoi Gallemard retira la réputation d’un sincère ami du peuple.

Ce Gallemard, aubergiste, épicier et buraliste, était arrivé dans le village quelque vingt ans auparavant, précédé d’une assez fâcheuse réputation. Né à Lays, à deux lieues de Longepierre, il avait été embauché au château comme jardinier, mais en était parti vers 1827, non sans subtiliser, disait la voix publique, une vingtaine de mille francs à son patron, le baron de Truchy. Il s’était insinué peu à peu chez les gros propriétaires de Longepierre et était parvenu à se faire élire au conseil municipal qui l’avait désigné comme adjoint au maire.

Son premier geste, dès la Révolution, fut de contraindre celui-ci à rendre son écharpe. Il commença par démissionner en prétextant l’illégalité commise par le Conseil en adhérant au comité cantonal de Verdun et l’irritation causée dans la population par l’organisation d’une garde nationale dont, affirmait-il, on n’avait nul besoin. Du coup, on était obligé de recourir à une nouvelle élection.

La campagne fut ardente. Blancs et rouges s’affrontèrent.

- Vous avez eu tort de nous quitter, Gallemard, disait à l’aubergiste M. Rousselot, le maire démissionnaire, quelques jours avant le scrutin. Vous avez tiré les marrons du feu. Mais ce n’est pas vous qui les croquerez.

- Seul, le bien public…

- Ta, ta, ta. Vous avez voulu être maire à votre tour. Mais les démoc-socs qui auront la majorité, c’est incontestable, vont faire passer leurs candidats. Vous verrez que Vaux…

- Hé ! La préfecture ne ratifiera pas.

- C’est- bien ce que vous escomptez. Mais ils n’auront pas dit leur dernier mot. Vous aurez des adversaires tenaces, Gallemard, dans votre nouveau parti.

Tout se passa comme l’avait prédit M. Rousselot. Et la liste de gauche passa à une majorité écrasante, en tête l’instituteur Pierre Vaux et un de ses amis Blanchot.

Du coup, toutes les haines politiques locales furent déchaînées et eurent leur écho jusqu’à la préfecture qui refusa de ratifier l’élection. Il n’y eut pas jusqu’au curé, M. Couillerot, qui ne prît parti en refusant de chanter le Salvam fac rempublicam et en prétendant substituer à cette prose un certain Salvum fac populum non prévu par les canons ! Ce jour-là, Pierre Vaux, qui était assis au lutrin, se leva et sortit de l’église en plein office, laissant le curé tout pantois.

Huit jours après, l’instituteur recevait la visite de M. Lesbrot, inspecteur départemental, qui commença par le tancer vertement.

- Comment, vous, mon brave Pierre, vous dont j’ai suivi la carrière dès le début, vous me jouez, à moi, votre vieil inspecteur, un tour pareil ? Il ne vous suffisait pas de vous mettre mal avec l’ancienne municipalité. Voilà que vous vous brouillez avec le curé et que vous vous faites passer à la préfecture pour un rouge dangereux ?

- Je suis un enfant du peuple, M. Lesbrot, j’ai été loyal avec l’ancien tyran…

- Pauvre Louis-Philippe ! soupira l’inspecteur.

- … Mais maintenant que voilà la République, je saurai la défendre.

- Ah, tête chaude ! Croyez-vous que je ne le sache pas que vous êtes un enfant du peuple ! J’étais un ami de votre brave frère, l’instituteur de Viry. Je vous ai suivi presque depuis votre naissance à Molaise, oui. Vous étiez orphelin et vous m’avez intéressé. Quand vous avez quitté l’école, ça devait être en 31, pour apprendre l’état de sabotier, que voulait vous imposer votre beau-père, M. Emiland Gagey, le broyeur de colza ; j’ai encouragé votre frère à vous prendre chez lui, pour l’aider à faire la classe et vous permettre de préparer l’Ecole Normale. Et quand vous en êtes sorti, le premier, à vingt et un ans, en 1842, qui vous a fait nommer à Longepierre, malgré certaines résistances au sein du conseil municipal ?

- C’est vous, bien sûr, M. Lesbrot. Et croyez bien que je ne suis pas ingrat…

- C’est être ingrat que de gâcher une situation que j’ai eu tant de mal à vous obtenir… et à vous conserver. Je vous avertis, dès le début, que la prudence s’impose en raison du conflit suscité au sein du conseil par votre nomination. Bien. L’année suivante, altercation avec le maire pour la construction de l’école et la forme des tables…

- Il fallait pourtant défendre l’intérêt des enfants…

- Quel songe-creux ! Autre histoire pour votre augmentation comme secrétaire de la mairie. Bien ! Puis, c’est votre équipée en faveur de l’instruction gratuite. Vous vous rappelez ce que vous a écrit, à cette occasion, M. Bidault, le sous-inspecteur qui m’avait remplacé ?

- Certes ! Il m’engageait à ne rien dire qui pût aggraver ma situation.

- Utile conseil ! Vous veniez de vous marier avec Mlle Irma Jeannin. Cette union avec une fille de riches cultivateurs, et belle personne, vous posait dans le pays…

- Je sais d’ailleurs avec quelle bonté vous vous êtes entremis pour moi…

- Et maintenant que vous avez deux bébés, vous serez bien avancé si l’on vous destitue. Je ne pourrai pas vous sauver tout le temps. Réfléchissez-y.

- C’est tout réfléchi, M. l’inspecteur. Je ne puis montrer aux enfants leur devoir moral si je n’y obéis moi-même.

M. Lesbrot haussa les épaules.

- Tête de pierre ! Enfin, moi aussi j’aurai fait mon devoir. Je vous aurai averti. Mais je crains bien que ce ne soit en vain.

L’inspecteur avait été bon prophète. Car, peu de temps après leur entretien, le drame administratif éclatait.

Une nouvelle municipalité avait été élue ; de nouveau, le parti de gauche avait triomphé. Le maire, M. Charbonnier-Borgeaud, et l’adjoint, M. Robelot, étaient des amis de Pierre Vaux. Le premier geste du nouveau conseil avait été de consentir aux chefs de famille des baux de 18 ans pour l’allotissement des 200 hectares de communaux s’étendant sur les terres d’alluvion du Doubs : une répartition de terrain, c’était à Longepierre la traduction de l’entité « République ».

Le préfet jugea bon de casser la décision de transformer ces terrains litigieux en prairies. De quoi les intéressés ne tinrent aucun compte. Mais de quoi aussi le maire écrivit au préfet, et d’une telle encre que des orages ne pouvaient manquer de surgir :

    M. le préfet,

J’ai l’honneur de vous faire savoir que mes administrés ne se nourrissent pas de foin. C’est du blé qu’il leur faut.

Le maire de Longepierre : Charbonnier.

La réponse fut simple : destitution du maire pour avoir écrit la lettre ; révocation de Pierre Vaux, instituteur, accusé de l’avoir dictée.

Qu’importe ! Avec son ami Richard, il fondera une briqueterie. Le soir, en souvenir de sa jeunesse, il tournera des sabots. Il devient une gloire locale. Le 24 novembre 1850, il va se présenter au conseil municipal ; l’élection est sûre : c’est le Capitole.

Mais, tout près, plus vite qu’il n’a fallu pour y monter, c’est la Roche tarpéienne.

II. - Le coq rouge

Le vent sifflait en tourmente dans la vallée. Et, tout le long de la rivière, les saules tordaient leurs branches souples encadrant les multiples îles qui tourmentaient le cours tumultueux de la rivière déjà grosse.

L’instituteur, révoqué depuis huit mois, et M. Charbonnier-Borgeaud se promenaient dans la langue de terre qui, au sud de Longepierre, fonce comme un cap dans le lit du Doubs. Ils discutaient des élections du lendemain 24 novembre et étaient arrivés à la hauteur de l’En-Paule, quand l’ancien maire, se retournant sur Pierre Vaux, lui lâcha à brûle pourpoint :

- Alors, vous, camarade, vous avez bien confiance en Gallemard ?

- Mon Dieu ! Pas plus qu’il ne convient !

- M’est avis, alors, qu’il faut nous débarrasser de lui.

- Pourquoi ? Nous sommes obligés de le prendre à cause de son attitude contre les notables. Mais nous serons au conseil onze contre lui. Et s’il bouge…

- Même à onze contre lui, un gaillard pareil…

- Que peut-il faire ?

- Eh bien, il nous fera tous sauter !

Un frisson prophétique secoua la haute taille de Pierre Vaux. Et, tournant le dos, les deux promeneurs se hâtèrent vers le village dont la centaine de toits de chaume, pressés contre l’église s’épaulaient l’un l’autre contre l’ouragan prochain.

La mairie et la préfecture

Ce fut le lendemain, sous la tempête, un orage politique qui explosa dans Longepierre. Dès le petit matin, les huit cents habitants du bourg assiégeaient la mairie. Et dès midi, les résultats étaient acquis. Toute la liste de gauche passait, Pierre Vaux en tête et Gallemard à quelques voix derrière lui. Ce fut un triomphe, mais un triomphe sans lendemain. Car la préfecture, ne pouvant annuler le vote, se refusa à admettre l’ancien instituteur pour maire. Et à défaut du titre, Gallemard dut se contenter d’assumer les fonctions de premier magistrat municipal.

- Il est arrivé à ses fins, dit quelque temps après Charbonnier-Borgeaud à l’ancien instituteur.

- Oui, mais je ne laisse pas passer la chose sans protester, répondit Pierre Vaux. J’en ai écrit au Prince-Président…

- Et dans une telle forme que vous n’aurez jamais satisfaction. Vous commenciez votre lettre en l’appelant « Citoyen Président » !

- Comment voudriez-vous que je l’appelle ? s’exclama naïvement le jeune homme. En république, le plus beau titre n’est-il pas celui de citoyen ?

- Evidemment, évidemment, fit le bonhomme Charbonnier. Mais en république ou en royauté, appeler quelqu’un « Monsieur », ça vaut toujours mieux que de le nommer « citoyen ».

- Robespierre ne l’eût pas pensé. Et mon ami, le démocrate Esquiros, notre député, l’immortel auteur de l’Evangile du peuple

Charbonnier-Borgeaud haussa les épaules.

- Tout ça, c’est des grands mots. Pour nous faire plaisir, on a voté l’autre jour la suppression de l’allocation de 150 francs au curé et un crédit de 100 francs pour la commémoration en février de la République. Vous verrez que la préfecture n’acceptera rien de tout ça. Gallemard a voté contre. Ça en dit long ! »

Admirable bon sens paysan que la haute conscience de Pierre Vaux ne pouvait comprendre.

- Et après ? On dissoudra le conseil. Le nouveau vote du peuple nous donnera raison. Longepierre est attaché aux idées républicaines, père Charbonnier-Borgeaud, plus que vous ne l’imaginez. Tenez, quand j’ai été révoqué, et que je suis allé défricher le lopin de terre qu’on m’avait accordé, en tant que chef de famille, sur le « finage », toute la population n’est-elle pas venue avec moi, spontanément, mettre ce champ en état ? Et…

- C’est entendu. Mais maintenant que vous vous êtes mis à tourner des sabots, et, avec votre ami Richard, à faire des briques, eh bien ! il y a beaucoup de gens qui se trouvent, pour dire « Oh, oh, l’instituteur, c’est un comme nous, maintenant. Il n’a plus de mains blanches. » Et vous avez perdu, comme vous dites, de votre prestige ! Croyez-moi, Vaux, ça n’finira pas bien. On suspecte Gallemard, surtout depuis qu’il a fait fermer le cabaret de Bossu, qui lui faisait concurrence. Et on dit que vous êtes avec lui parce qu’il a été élu avec vous. Oh ! voilà la nuitée. En attendant, le bonsoir. C’est pour vous que je vous ai dit tout cela. »

Et, laissant Pierre Vaux songeur, le bon vieux s’éloigna en marmonnant : « C’est pour vous… c’est pour vous… »

L’année de feu

Pierre Vaux en était resté tout interdit. Cet avertissement venu d’un homme peut-être simple, mais plein de bon sens, l’avait profondément troublé. Mais pourquoi s’inquiéter ? Il avait des ennemis, certes ! Mais que pouvaient-ils contre lui ?

Et les jours coulèrent, les saisons succédèrent aux saisons. Dans le « finage », terre d’alluvions chaque hiver engraissée par le Doubs, les moissons blondirent, où joua la faux. Et l’hiver s’en vint, amené dans les grondements de la rivière soudain grossie. Chacun, dans sa chaumière au toit de paille, se livra aux menus travaux de l’hiver. Pierre Vaux tournait des sabots. Mais nul n’a su le nombre de ceux qu’il donna aux miséreux.

Cependant la belle saison s’apprêtait à revenir. Les premières brises tièdes amenèrent de timides promesses de printemps, coupées d’aigres brises et de pluies cinglantes. Et rien ne faisait présager le fléau qui allait s’abattre sur Longepierre.

Un soir, c’était le 2 mars 1851, un cri sinistre à l’extrémité du village, dans le quartier de la Barre : « Au feu ». La chaumière d’un certain Mazué flambait comme une torche. Et le sinistre menaçait de gagner les maisons voisines. De tous côtés, les habitants accoururent, sauf de l’extrémité opposée à celle où s’était déchaînée la flamme. C’est que, là aussi, menaçait d’éclater, dans la maison Gorce, un incendie, vite éteint, celui-là, mais dont l’origine criminelle ne laissait aucun doute : on voyait encore sur les murs de longues traces de phosphore.

Quels pouvaient être les coupables ? Barillot, un ennemi de Mazué, peut-être ou son beau-frère, le maçon Treffoux ? Non ; un alibi fut vite établi par M. Boulanger, juge de paix de Verdun, chargé de l’enquête préliminaire. Alors ?

Une information assez grave parvint à M. Boulanger.

- Dans la soirée du 2 mars, lui déclara un certain Jean-Baptiste Petit, j’entendis derrière une grange une conversation : « Pensez-vous toujours le faire ce soir ? »

- Oui, puisqu’il faut que cela se fasse. - Cela suffit. »

Je me dissimulai de mon mieux. Deux ombres passèrent devant moi : celles de Gallemard et de son gendre Pichon.

- Vous soupçonneriez Pichon et Gallemard ?

- Je ne sais rien, monsieur le Juge de Paix, je vous dis ce que j’ai entendu. Voilà tout.

- Gallemard ? Allons donc ! »

D’autres éléments de suspicion pesaient pourtant sur l’adjoint. Quelque temps auparavant, Gallemard s’était vu enlever son bureau de tabac, qui avait été attribué à une dame Frilley. Or la maison Frilley jouxtait la maison Gorce. N’y aurait-il pas eu là vengeance ? Mais M. Boulanger, fort lié avec Gallemard, ne voulut rien entendre. D’autant que l’accusé, Gallemard s’était fait accusateur. Pour lui, les criminels, c’étaient les rouges, et Jean Petit, en tête.

M. Boulanger cherchait toujours, quand le 25 mars, un nouvel incendie éclate. Cette fois, c’est la demeure d’un des notables, Jean Duperron, qui est détruite, et avec elle cinq corps de bâtiment. Et toujours des traces criminelles.

Un notable ! Nul doute à présent ; Gallemard avait raison : c’est dans le parti républicain que sont les coupables. Mais le parti républicain, c’est Pierre Vaux. Eh bien ! on verra de ce côté. Quelle fortune de pouvoir discréditer un parti tout en se défaisant de son chef, un adversaire dangereux !

Les premières recherches ne donnèrent rien qui vaille. Pierre Vaux établit que, le 2 mars, il était avec son ami et associé Richard, à Ecuelles, et qu’il ne rentra que le lendemain ; on aurait pu réfléchir que c’était par pur hasard qu’il n’était pas rentré le 2 et que ses ennemis ignoraient son absence. Mais la passion politique emporte tout.

Toutefois, on hésite encore. Un nouveau sinistre, le 5 mai, qui détruit 4 bâtiments, supprimera cette hésitation. Le 7 mai, Pierre Vaux et Richard sont arrêtés et transférés à Chalon.

On les y gardera trois semaines, le temps de se rendre compte de leur incontestable innocence.

Faussaire et dénonciateur

Un incident, en apparence étranger à l’affaire, allait la faire rebondir.

Un besogneux, du nom de Balleaut, avait tenté de négocier à Seurre, grosse bourgade au nord de Longepierre, deux billets de 30 francs signés de Duperron. De toute évidence, la signature était fausse.

Balleaut est arrêté ; il entre dans la voie des aveux. Lui ne sait pas écrire. C’est Michaud qui a rédigé les faux billets. Il aurait voulu acheter son silence, car il lui a proposé de s’associer à la bande des incendiaires dont font partie J.-B. Petit et les nommés Savet et Nicolas, « rouges » militants. Du coup, on arrête tout le monde.

Mais les incendies ne s’arrêtent pas pour si peu : le 4 septembre, c’est la maison de J.-B. Charbonnier qui flambe ; le 28 octobre, celle de Parent-Babet, avec 6 autres bâtiments, dont la maison de Michaud.

Les accusations de Balleaut sont controuvées, sauf sur le faux. Savet, Petit, Nicolas et Balleaut lui-même sont relâchés. Michaud seul est condamné.

C’est le coup d’Etat du 2 décembre. C’est dans la commune républicaine de l’atterrement et de la fureur. On oublie pour un moment la terreur qui règne depuis neuf mois, la crainte constante du « Coq rouge » dont la crête flamboyante menace chaque nuit de se dresser sur les toits du village. Il devait bientôt s’imposer à nouveau à Longepierre, malgré les précautions prises.

Le 14 janvier, la maison de Claude Duperron brûle. On a vu auprès d’elle rôder un homme à chapeau blanc. Le 8 mars et le 11 mars, nouveaux incendies. Cette fois, la mesure est comble. Depuis six mois, Gallemard accuse les terroristes rouges. N’aurait-il pas raison ? On arrête Jean Petit, Félix Savet et son fils.

Mais Balleaut rentre en scène. Au brigadier de gendarmerie, il dénonce Pierre Vaux, le 16 avril. Le 23, il maintient son accusation devant le juge de paix. Michaud l’aurait entraîné chez Pierre Vaux. Il aurait trouvé chez l’ancien instituteur une « assemblée », composée de Savet, de Jean Petit, Maurice Nicolas, Jean Dumont, qui aurait décidé de brûler la « rangée » de maisons de chez un certain Voluzon jusqu’au Doubs.

Tous les accusés sont arrêtés. Pour la deuxième fois, Pierre Vaux est incarcéré à Chalon. Il ne devait plus jamais revoir Longepierre ni son foyer.

III. - A deux pour porter une croix

Au premier rang du public, dans la salle des assises, dès l’ouverture des portes, une femme a pris place. Sous la coiffe bien nette qui cache deux épais bandeaux bruns, les traits, qu’éclairent d’admirables yeux noirs, sont tirés par l’espoir d’une maternité prochaine. Elle serre contre elle un garçonnet de sept ans dont les frêles épaules se courbent sous une mystérieuse terreur.

En allant s’asseoir à son banc, elle s’est excusée, bien humble, devant les gendarmes qui gardent les portes et a fait une discrète révérence à l’appariteur. Quand la Cour est entrée, jetant ses robes ensanglantées dans la grisaille où s’est fondu le jury, elle a poussé un cri étouffé, poignant rappel d’émotions récentes, évocation de terreurs futures. Mais quand les accusés sont amenés, menottes aux mains, elle s’est dressée toute droite, la main en avant, comme pour jeter son coeur par dessus la tribune infâme.

- Courage, mon Irma, lui a lancé une voix mâle, qui la fait se rasseoir apaisée.

- Accusé Pierre Vaux, vos noms et prénoms ?...

Tout à coup, elle frémit. Son mari s’est levé :

- Je ne sais pas quel misérable a pu inculquer toutes ces scélératesses dans la tête de Balleaut, qui n’est qu’un imbécile. Mais, devant Dieu, je le jure, je suis innocent !

- Un accusé n’a pas à jurer, interrompt sèchement le président. Faites entrer le premier témoin.

- Oh ! le père Gallemard ! s’exclame l’enfant.

De plus en plus mielleux, sournois, s’embarrassant de si, de mais et de car, l’adjoint passe la corde au cou de Pierre Vaux, tout en s’excusant et en semblant l’excuser.

- On a dit que Pierre Vaux avait mauvais caractère. Peut-être parce qu’il était un peu fiérot. On a dit qu’il avait insulté les gardes forestiers de Pourlans. C’est possible, car il est violent ; mais je n’en sais rien. Il disait qu’il était en relations avec les rouges de Paris, dont notre ancien député…

- Esquiros, souffle charitablement le ministère public.

- C’est ça, Esquiros. Mais il était le chef des rouges de Longepierre. Et il disait à qui voulait l’entendre qu’il fallait que ça change, que les pauvres deviendraient riches, et que ça changerait…

- Comme autant de pierres lancées sur la tête d’un homme sur le point de se noyer, la déposition de Gallemard allait son petit train. Mais ce fut bien autre chose quand Balleaut fut appelé à la barre. On vit alors le Gallemard se remuer, faire des signaux, diriger la déposition du dénonciateur. Le scandale fut tel que les avocats crurent devoir déposer les conclusions d’ailleurs impitoyablement rejetées.

On devait tout voir dans cette parodie de justice et jusqu’à la transformation en témoin à charge d’un témoin à décharge.

- Je tiens Pierre Vaux pour l’homme le plus loyal, le plus probe, le plus intègre que je connaisse, vient déposer M. Costes, receveur municipal.

- N’avez-vous pas déclaré naguère qu’il tenait d’une main le poignard du socialisme et de l’autre une torche incendiaire ?

A cette question de l’avocat général, M. Costes balbutie :

- Oui, mais…

Le magistrat tient son effet sur le jury. Il coupe sèchement :

- C’est bon, allez vous asseoir !

Ce que fut le verdict, on le devine. Pour un propriétaire terrien de 1850, tout ce qui était socialisme était l’abomination de la désolation et tous ceux qui étaient des « rouges », des criminels en puissance prêts à chaque minute à passer aux actes. Le manque de preuves, les alibis justifiés, rien ne put agir contre les passions politiques : le seul témoignage de Balleaut - combien suspect pourtant ! - suffit à entraîner un verdict de culpabilité et une condamnation aux travaux forcés à perpétuité pour Pierre Vaux ; Jean Petit, Savet père, Michaud, à temps ; douze ans, pour Savet fils. Les trois autres, Malois, Nicolot et Dumont étaient acquittés.

Au prononcé des peines, Pierre Vaux, de toute sa hauteur, lança ce défi à ses juges :

- J’en appelle à Dieu !

Puis il se retira dignement, envoyant un dernier baiser à sa femme qui s’était effondrée, en sanglots, sous le poids de l’iniquité.

Un foyer dispersé

Elles sont bien longues, maintenant les veillées au village ! Un quatrième enfant est né, apportant à la veuve d’avant le tombeau la diversion de sa présence. Des voisins compatissants l’aident à travailler ses quelques arpents de terre. Elle ne vit plus que dans l’espoir des lettres qui lui parviennent du bagne de Toulon, évoquant une vie de souffrances et de privations qu’elle n’a même pas la triste consolation de partager.

Elle le voit dans la sombre salle empuantie, se réveillant à l’aube grise, cloué à son bas-flanc par la dernière boucle de la chaîne à jamais fixée à sa cheville par la manique, le lourd bracelet de fer rivé à la forge. Il rejette sa couverture, son capot de laine grise et se lève pour être accouplé à quelque bandit, jambe rattachée à jambe : bien heureux si ce compagnon marche du même pas ! Puis, résigné, il remonte la patarasse, ce tampon d’étoffe ou de jute tressé qui défend la peau contre le frottement de la manique.

Mais toujours les mêmes protestations d’innocence ! « Pierre Vaux, sans peur et sans reproche », comme il signe toutes ses lettres. Dieu finira-t-il par les entendre ?

Il a écrit au chef de l’Etat. Il ne l’a pas appelé « citoyen Président », cette fois-là. Avec dignité, il a affirmé l’erreur judiciaire : « La justice a été trompée. Je respecte l’arrêt qui m’a frappé. » Aura-t-il une réponse ? Non, croupis dans ton bagne, misérable !

Un an, elle mène cette vie de deuil, quand, un soir d’août, un cri la réveille : « Au feu ! » Elle se lève précipitamment. Le ciel rougeoie sous les flammes de l’incendie proche. Nerveusement, elle éclate de rire : Pierre  n’est pourtant pas revenu de Toulon !

Un an d’accalmie encore, et la série rouge recommence : incendie le 17 octobre, incendie le 22 ; incendies le 15 novembre, le 7 mars, le 22 mars. Et, enfin, la découverte du véritable incendiaire, celui que l’on soupçonnait, mais qui imposait le silence par la terreur, Gallemard, Gallemard l’accusateur !

Le tartufe de l’incendie

Ils sont passés, les temps où son ami, le juge de paix Boulanger, disait de lui : « Nous le décorerons, le sous-préfet et moi, sur la place publique ». Les notables sont allés à Dijon et ont été reçus par le procureur général M. de Marnas. Le préfet a exigé la démission de Gallemard. Le 12 avril, nouvel incendie, celui de l’école des soeurs. On change le juge de paix ; on en désigne un nouveau, M. Feurtet, qui sait, celui-là, faire avouer Balleaut, déjà convaincu par le gendarme Revenu. Les criminels sont arrêtés : Gallemard et son gendre Pichon vont prendre place dans la cellule naguère occupée par Pierre Vaux.

L’enquête avance lentement ; la magistrature craint d’avouer l’erreur. Le juge Feurtet veut interroger Pierre Vaux. Mais le martyr a été expédié à Brest. Et de là…

- J’ai l’honneur, écrit le directeur des services pénitentiaires au juge d’instruction Metman, de vous annoncer pour faire plaisir à M. le procureur général que l’inflexible Vaux et Jean Petit sont envoyés de Brest à Cayenne. »

Pour vous faire plaisir ! Le mot d’ordre a été donné en haut lieu.

- Il faut surtout, écrit le procureur à M. Feurtet, que rien n’autorise l’opinion à croire à l’entrée dans la voie d’une révision anticipée du procès Vaux. »

Balleaut aura beau décharger entièrement l’innocent, dévoiler le plan machiavélique de Gallemard qui, avec quatre complices : Moissonnier, Querard, Nouvelot et Pichon, voulait « donner un grand coup de balai », se débarrasser de Pierre Vaux tout en dépeuplant le village de ses notables pour racheter leurs terres à bas prix. Gallemard aura beau avouer et, en octobre, se pendre dans sa cellule. Les assises du 15 mars 1856 auront beau imputer les 21 crimes de Longepierre à cette effroyable association de bandits. Le siège des pouvoirs publics est fait : pour Pierre Vaux, il ne peut y avoir de réhabilitation.

La mort du juste

Que d’influences pourtant militent en sa faveur ! L’amiral Baudin, qui l’a vu de près à Cayenne et a su apprécier ce beau caractère, énergique et franc, réclame sa grâce. Point de grâce pour un instituteur républicain, surtout point de révision, malgré une supplique de 1859 à l’empereur.

Mais Mme Vaux, de son côté, ne cesse de prier, de supplier. Qu’on lui permette au moins de rejoindre son mari ! Ce n’est plus à la Justice, c’est aux Colonies à répondre. Les bureaux n’ont aucune raison de déplaire aux magistrats. Ils finiront par donner l’autorisation, mais avec quelle torturante lenteur ! Ils iront jusqu’à laisser croire au malheureux que sa femme recule devant l’embarquement, alors qu’elle aspire de toutes ses forces au moment de revoir son aimé et de lui amener son dernier enfant - celui qu’il n’a jamais vu !

Enfin, en octobre 1861, toute la famille est réunie. Il n’y a plus de moustiques, de fièvre, de jours trop ardents et de nuits trop fraîches. Il n’y a plus que le bonheur de se revoir.

Aucune tristesse ne devait être épargnée à Pierre Vaux. C’est, en 1864, son fils cadet, Junius-Brutus qui, dans un accident de chasse, tue sa soeur Clémence. C’est son gendre, Friley, le mari de sa fille Anna, qui, en 1870 meurt de la fièvre jaune. Mais rien ne peut l’abattre : et son coeur est toujours aussi large pour les déshérités de la vie. Tout, il partage tout, son pain, son tabac, son toit ; il n’y a qu’une chose qu’il garde pour lui : ses souffrances. Et il meurt à Ilet-la-Mère, en 1876, la main dans celle de Sedaize, son serviteur noir ; il n’y eut que des larmes autour de son cercueil. Les forçats les plus endurcis crurent ce jour-là que le soleil était mort.

Les quatre survivants, Mme Vaux, Anna, Pierre-Armand, et Junius-Brutus, rentrèrent à Longepierre dont la population signa une pétition de révision à la Chambre. Le ministre de la Justice répondit que les délais de révision étaient prescrits : comme si, chaque jour, par ses cris d’innocence, la victime n’avait pas interrompu la prescription !

Dix ans après, en 1886, les fils Vaux en écrivent au Président Grévy. Une lettre sèche leur répond que le Président ne peut pas faire grâce ! Faire grâce à un mort !

Devant une telle inconscience, cinq parlementaires bourguignons, C. Boysset, Symian, Magnien, Guillemaut, Barodet prennent l’affaire en main. Ils déposent un projet élargissant les conditions légales de révision des sentences criminelles. L’opinion publique s’en émeut : en 1889, Pierre-Armand Vaux est envoyé à la Chambre avec le mandat de faire réhabiliter les martyrs de la démocratie.

Ce n’est qu’en 1897 que ces généreux efforts aboutiront. La loi du 8 juin 1895, réformant le chapitre 3 du livre 2 du titre III du Code d’instruction criminelle, permit à Louis Ricard, garde des Sceaux de requérir, le 14 janvier 1896, la révision de l’arrêt du 25 juin 1852. Le 16 décembre 1897, après un rapport du conseiller Sevestre et sur les hautes conclusions du procureur général Manaut, la chambre criminelle de la Cour de cassation prononce la réhabilitation de Pierre Vaux et de Jean Petit.

La mémoire de l’instituteur républicain était vengée.  Mais dix ans de fer, quinze ans de déportation, une vie ruinée, une tombe abandonnée dans la savane ne cesseront de crier vengeance contre le plus abominable des dénis de justice politiques.


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