MONSAINT : Considérations sur le principe malfaisant du tabac (1866).
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : Norm 850) de l'Annuaire des Cinq départements de l'ancienne Normandie publié par l'Association Normande à Caen en 1866.

Considérations
sur le
Principe malfaisant du tabac
par
M. Monsaint,
Membre de l'Association normande.

 Jamais, à aucune époque, il ne fut plus nécessaire, peut-être, d'apporter une surveillance active sur tout ce qui est destiné à entrer dans le régime alimentaire ; car il n'y a pas un aliment nouveau qui n'ajoute ou ne retranche au caractère de l'individu qui en fait usage. Il agit sur l'esprit, modifie la manière de penser, de sentir ;  il n'y a pas un aliment qui n'apporte avec soi quelque maladie ou qui ne soit propre à la guérison de quelqu'autre. Mais , laissons de côté ces considérations pour passer immédiatement à l'étude d'une substance qui joue, depuis trop longtemps, un rôle important dans l'économie animale : à l'étude du tabac, que tout le monde prise, fume, mâche ; avec lequel une multitude d'individus s'empoisonnent et laissent leurs enfants s'empoisonner.

Le principe malfaisant du tabac, Nicotiana tabacum, est connu sous le nom de nicotine et est un des poisons les plus violents.
 
Les semences de tabac ont été apportées en France, en l'année 1560, par Nicot, ambassadeur près la Cour de Portugal. De là est venu à la plante le nom de nicotiane.

On l'a aussi nommée Herbe à la Reine, a cause de Catherine de Médicis, à qui l'ambassadeur fit présent de semences.
  
Un savant chimiste (1), né à St-André-d'Hébertot, aux environs de Pont-l'Évêque, a fait, il y a quelque quarante ans, l'analyse des feuilles de nicotiane et en a retiré de l'albumine, du surmalate de chaux, de l'acide acétique, du nitrate et du muriate de potasse, du nitrate d'ammoniaque ; une matière rouge, soluble dans l'eau et dans l'alcool ; enfin , un principe âcre, volatil , incolore, soluble dans l'eau et dans l'alcool, auquel on doit attribuer les propriétés enivrantes et vireuses du tabac. La science moderne a baptisé ce produit du nom de nicotine.
 
Les expériences faites sur les animaux nous montrent que cette substance peut être classée au rang des poisons les plus délétères, au rang de l'acide prussique ! Sa violence, dit le Dr Meker, « ne peut être comparée qu'à celle de l’acide prussique. Elle produit, sur les animaux, les phénomènes les plus remarquables et tue à la dose de quelques gouttes, ainsi que nous nous en sommes assuré par une foule d'expériences. » (Bulletin de l'Académie des Sciences, t. X, p. 569.)
 
Un grand nombre d'expériences ont été faites à ce sujet ; nous pourrions les analyser facilement ici, mais nous aimons mieux rapporter les principales :
    
« On a fait une petite incision, au-dedans de la cuisse gauche, sur un chien de forte taille et bien portant. La peau a été soulevée et décollée dans l'étendue de quelques centimètres, en évitant de faire couler le sang. On y a déposé trois petites gouttes de nicotine. L'impression n'a pas paru douloureuse ; l'animal ne s'est pas agité au mouvement du contact.  

Au bout de deux minutes, la respiration s'accélère tout à coup et devient gênée anxieuse; les pupilles sont dilatées. Au bout de trois minutes, il se met à tourner sur lui-même en chancelant, comme dans l'ivresse ; il s'appuie contre le mur pour éviter de tomber et reste calme, immobile, les pattes écartées. Au bout de onze minutes, grande agitation, expression de malaise, tremblement des cuisses, efforts continuels pour vomir et qui amènent des mucosités blanchâtres. Chaque vomissement paraît suivi de soulagement ; enfin ; une heure quinze minutes après que la nicotine a été déposée sur la plaie, l’animal est debout, dans un coin, et semble remis de ce qu'il a éprouvé. »
 
Redi passe pour avoir fait les premières expériences sur le tabac, chez les chiens. Il lui suffisait de râper une petite quantité de feuilles sèches de cette plante et de la faire prendre, incorporée dans un aliment; pour causer des vomissements aux animaux sur lesquels il expérimentait. Il fit périr promptement des poules en leur faisant paser vivement, sous la peau, un fil trempé dans l'huile empyreumatique de tabac.
  
Une vipère, à laquelle on donna quelques gouttes du même produit, périt, promptement dans les convulsions; une grenouille, qui avait avalé une seule goutte de ce poison, mourut au bout d'une minute à peine.
  
On sait que le fameux poète Santeuil, auteur de plusieurs hymnes sacrées qui le disputent, pour l'expression et l’élévation de la pensée, aux plus belles odes d'Horace, mourut pour avoir bu un verre de vin dans lequel on avait introduit du tabac ! Odieuse plaisanteries, trop souvent renouvelée aujourd'hui, et dont les suites ont été presque toujours funestes.
  
Marschall-Hall cite un jeune homme qui, après avoir fumé 17 pipes, coup sur coup, fut pris d'accidents tétaniques, avec dilatation énorme de la pupille, et faillit mourir dans les convulsions.
 
Le Dr Helving raconte l'histoire de deux jeunes gens qui avaient fait le pari de fumer le plus grand nombre de pipes possible et furent pris de convulsions et périrent.
 
Murray rapporte que trois enfants furent affectés de vomissements et de vertige et moururent en 24 heures, au milieu de convulsions, pour avoir eu la tête frottée avec un onguent de tabac.
 
Un ouvrier, qui s'était endormi sur un tas de feuilles de cette plante, à la manufacture de Paris, passa promptement du sommeil a la mort.
 
Le Dictionnaire des sciences médicales cite une jeune fille qui fut frappée de mort pour s'être reposée, fort peu de temps, sur des sacs de tabac.
 
Il est vrai que ces faits ne sont que des exceptions, mais ils servent cependant à faire connaître la force destructive de la nicotine.
  
Si l'on dépose quelques gouttes de nicotine sur des organes qui possèdent des nerfs du sentiment, ou sur ces nerfs eux-mêmes, il se produit des douleurs excessivement vives qui se manifestent , chez l'individu , par des cris et des mouvements convulsifs.
  
Chez l'homme, la nicotine, même étendue d'eau, produit une impression douloureuse sur les parties dénudées, telles que les lèvres, la langue et la muqueuse de l'œil. L'effet de ce poison sur la moëlle épinière, d'après M. Rambosson, qui nous a fourni la plupart de ces faits, est remarquable. Les animaux empoisonnés éprouvent des tremblements du corps et des membres; ils se relèvent pour retomber sur le ventre ou sur les flancs; ils poussent des cris plaintifs, et leurs convulsions ont quelque chose qui ressemble à des attaques de tétanos.
 
L'action de la nicotine doit donc être effrayante dans ses effets, et si l'on peut être étonné de quelque chose, ce n'est pas des désordres funestes déjà observés, mais plutôt de l'espèce d'innocuité qu'elle semble avoir sur certains fumeurs.
  
Pour l'édification du lecteur de cet article, résumons succinctement ce que les hommes les plus compétents ont rapporté sur ce narcotique fameux.
 
Tout le monde sait que ceux qui commencent à fumer éprouvent des nausées , des maux de coeur , des vomissements, etc. ; mais, en général, on s'habitue a l'usage du tabac. Les jeunes fumeurs sont pâles et maigres ; la nutrition ne s'exerce pas complètement chez eux, surtout lorsqu'ils se mettent à fumer dans les circonstances les plus nuisibles à leur santé ; c'est-à-dire avant ou après leur repas.
 
Chez les fumeurs de profession, l'appétit ne peut être excité que par des mets de haut goût, et les inflammations chroniques de l'arrière-gorge et des voies respiratoires sont, dit-on, communes chez ces individus.
  
Le Dr Morel, dont nous avons consulté l'excellent ouvrage sur les dégénérescences, ajoute, avec raison, que l'habitude de fumer existe rarement isolée : que les fumeurs se livrent à des libations énormes de bière, de vin et d'eau-de-vie, et qu'ils ne semblent éprouver de plaisir qu'à fumer en commun dans l'atmosphère fétide et viciée des tabagies. Ajoutons à cela : la science qu'on préconise, la littérature, la physique, la chimie, l'astrologie ne pourront rien faire pour le bonheur d'individus placés entre le petit-verre et la pipe !

   Tous les jours, on découvre de nouveaux désastres dus à l'action délétère de cette stupide solanée qu'on nomme Tabac.
 
Il y a déjà quelque temps M. Beau a communiqué a l'Académie des sciences un savant travail, dans lequel il fait remarquer que la fumée de tabac est une des causes de l'angine de poitrine. Citons, ici, deux ou trois exemples :
 
Un rentier, d'une soixantaine d'années, passe la plus grande partie de la journée à fumer. Depuis un mois environ, il éprouve souvent, pendant la nuit, des palpitations du cœur, accompagnées d'oppression et de douleurs s'irradiant vers les épaules. Il cesse de fumer: les attaques nocturnes disparaissent et, en même temps, les fonctions digestives deviennent meilleures. Au bout de trois mois, il revient à l'usage du tabac, et les attaques se montrent de nouveau. Il met enfin complètement de côté l'usage du tabac, et les attaques d'angine se dissipent pour ne plus revenir.
  
Un diplomate étranger, qui fumait beaucoup et qui était affaibli, malgré l'apparence de sa belle constitution, est pris, dans la soirée, en rentrant dans son hôtel, d'une attaque d'angine, avec pouls petit, mains glacées, apparences cholériques ; il s'endort à 11 heures et se réveille, le matin, à 5 heures; il était à fumer, dans son fauteuil, quand il meurt tout à coup.
 
Un Contrebandier s'étant entouré le corps de feuilles de tabac, pour se garantir du froid, la température et la sueur produites par la marche ont déterminé une absorption qui a produit les symptômes les plus graves.
 
Le tabac a aussi une influence sur la vue et la mémoire. Il n'y a pas longtemps, dans une communication à la Société  médico-pratique de Paris, M. Sichel, a affirmé qu'il avait acquis la conviction que peu de personnes peuvent consommer, pendant un temps considérable, plus de 20 grammes de tabac par jour, sans que leur vision, et souvent même leur mémoire ne s'en trouvent affaiblies. Il a vu, entre autres, un homme d'une quarantaine d'années, devenu complètement aveugle par l'abus du tabac, et qui a été radicalement guéri par un traitement modéré et par la cessation de cet abus.
 
Plusieurs auteurs prétendent que l'abus du tabac est loin d'être sans influence sur le développement des affections mentales. Il n'est que trop probable qu'une foule de natures d'élite s'abêtissent et tombent dans la vulgarité du commun des mortels, grâce à ce narcotique stupide dont l'abus est caractéristique chez les enfants de fabrique, chez les élèves des lycées, des écoles de droit, de médecine et du quartier Latin.
 
Le cigarre et la pipe, dit le Dr Véron dans ses Mémoires, ont une influence qu'on ne peut contester. L'habitude du cigarre en crée le besoin ; il en est du cigarre comme de l'opium, comme du vin, comme de l'eau-de-vie, comme de l'absinthe. Il faut conclure que le cigarre exerce une action vive, profonde sur tout l'appareil digestif, et plus encore sur tout le système nerveux. Cette action puissante ne peut qu'être délétère.
 
Il est certain que les maladies de la moëlle épinière sont aujourd'hui plus fréquentes que jamais. Royer-Collard, l'austère président de la Chambre des députés de 1828, Royer-Collard n'innocentait pas le cigarre du mal dont il souffrait et auquel il a succombé.
 
Un grand fumeur, le comte d'Orsay, mourut aussi d'une maladie de la moëlle épinière. Le Dr Bretonneau, de Tours, fut appelé auprès de ce noble personnage qui se plaignait de maux de coeur, de palpitations, d'une fatigue excessive dans les membres.
    
« Vous devez fumer douze ou quinze cigarres par jour, lui dit le docteur ! » - C'est tout au plus si j'en fume dix, répondit le patient. « -Eh bien ! reprit le docteur, fumez moins. Si vous le pouvez encore, abstenez-vous de la funeste habitude du cigarre, et vous ferez cesser cet ensemble de symptômes de faiblesse et d'énervation. » Le comte d'Orsay supprima le çigarre et revint, peu de temps après, à la santé.
  
L'abus du tabac est susceptible aussi, selon le Dr Friquet, de produire une surdité rebelle. Souvent, les deux oreilles sont affectées en même temps; il n'est pas rare, dit ce docteur, de trouver, en même temps que la surdité chez les fumeurs, quelque autre organe des sens affaibli ou perverti.
   
La Gazette des Hôpitaux faisait remarquer très-judicieusement, il y a quelque temps, que, lors même que le tabac pris a petite dose ne semblerait pas avoir d'effet immédiat, il ne répugne pas de croire qu'il pourrait bien avoir, avec le temps, sur l'économie animale ou même seulement sur le caractère, tel effet spécial qu'il serait assez difficile de préciser, mais sur lequel il est bon d'attirer l'attention des observateurs.
  
On étudie l'action sur l'économie de l'air, des eaux, dont on subit longtemps l'influence, sans se douter des effets qu'ils sont capables de produire ; pourquoi n'étudierait-on pas de même les effets de la fumée de tabac, cette atmosphère que se fabriquent à plaisir, et où vivent pendant longtemps les fumeurs de profession?

On doit soupçonner tout naturellement qu'une substance narcotique de sa nature, un diminutif de l'opium, doit agir lentement sur l'intelligence et l'engourdir d'une manière en quelque sorte chronique, bien qu'elle paraisse la stimuler passagèrement, comme l'affirment les fumeurs.
  
La preuve est certainement fort difficile à donner, soit parce que bon nombre de fumeurs sont doués d'une intelligence native supérieure; soit parce que le changement arrive peu à peu et sans que l'individu s'en aperçoive.
  
Mais il parait impossible d'user habituellement d'une substance qui est incontestablement un des poisons les plus violents que connaisse la chimie, sans que de graves désordres dans l'individu n'en soient la suite.
  
On observe que les fumeurs, pour la plupart, ont l'air ennuyé, l'air blasé, une tendance habituelle à la flânerie, à l'oisiveté, à l'apathie et au sans-gêne. C'est au sein ou  au sortir de l'atmosphère enfumée des estaminets que l’on peut étudier à son aise le type de ces dispositions morales, ou bien encore sur certaines voies publiques où cette mauvaise habitude sociale est passée à l'état de mode.
 
C'est là aussi que l'on rencontre de ces mal-élevés qui semblent avoir perdu, dans la jouissance de leur idole, le plus vulgaire sentiment des convenances et n'ont pas honte de laisser tomber sur les passants leurs bouffées de tabac, le résidu de leur pipe, leur allumette enflammée, ou encore le bout fumant de leur cigarre. Combien d'incendies allumés par un cigarre mal éteint et imprudemment lancé le long de la lisière d'un bois ou dans une écurie, par un palefrenier empâté, comme cela est arrivé, il y, a quelques années, sur la place St-Louis, à Elbeuf ! Sans doute, il y a de nombreuses et honorables exceptions. Tous ceux qui fument ne sont pas ainsi, n'ont pas été élevés dans les tabagies. Le bon esprit, l'éducation compensent et corrigent, jusqu'à un certain point, l'habitude en question; mais c'est un type qui frappe et dont il existe bien des degrés.
  
Le tabac à fumer continuant à se vulgariser, il est à craindre qu'il ne soit, à l'intensité près, pour les peuples de l'Occident ce qu'est l'opium pour les peuples de l'Orient; c'est-à-dire une cause de décadence, de dégradation morale, de stupidité!
  
Ce serait certainement trop exiger que de demander à ceux qui font usage du tabac, depuis longtemps, de cesser d'en consommer. On ne quitte pas une habitude pareille comme on change d'habit, et surtout une habitude aussi facile à satisfaire! Mais, au moins, ceux qui ne fument pas ou qui ne commencent à fumer que pour les autres et par vanité juvénile, devraient-ils sérieusement réfléchir, avant de se livrer à une habitude qui peut parsemer leur vie de douleurs, d'angoisses physiques et morales, qu'ils lègueront, comme un funeste héritage, à leurs descendants.
  
Les parents, surtout, devraient se méfier de leur aveugle tendresse. Dans une promenade que nous faisons presque tous les jours, un peu par nécessité, nous avons entendu, il n'y a pas encore bien longtemps, une bonne, une excellente mère dire à son petit enfant, qui est encore à l'âge où les petits garçons portent des vêtements de petites filles : « Fume, mon chéri ; fais comme papa, fume! » Et ce malheureux marmot tenait à sa bouche un bout de cigarre qui avait été, sans doute, abandonné par son père ! Est-ce que ce n'est pas pitoyable ? Ces malheureuses mères, si promptes à s'alarmer au moindre mal qui vient menacer leurs enfants , ne savent donc pas qu'un poison est l'essence du tabac, sous quelque forme qu'il se présente ?

   On devrait mettre dans le catéchisme que les parents enseignent à leurs enfants les funestes effets du tabac, afin que ni les uns ni les autres n'ignorent quelle est la folie de ceux qui se font violence, au point de se rendre malades, pour prendre une habitude dont le cortège est si funèbre.


(1) M. Vauquelin.


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