LUGNÉ-POË, Aurélien François Marie Lugné, pseud. (1869-1940) :  La tournée bien administrée (1929).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.IV.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-94) du numéro 94 (avril 1929)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



La tournée
bien administrée


Choses vues

PAR

LUGNÉ-POË

~ * ~

En langage simple, « administrer une tournée » veut dire en « flanquer une ». La question subsiste, « Qui la reçoit ? » – Le public, la vedette ou la troupe ? Il n’existe pas jusqu’ici de réponse enregistrée qui soit concluante.

Alors ?...

On est un bon « Administrateur » (de tournées) quand on rentre à Paris, sans grand bobo, c’est-à-dire avec tous ses membres – ceux de la tournée – avec son étoile à peu près intacte (la formule est vague), qu’elle se déclare « ravie de l’accueil enthousiaste », etc., sans créanciers aux trousses, en un mot, les braies nettes ; pour cela s’entend, faut savoir se débrouiller. – Ce n’est point aussi aisé qu’un vain populo peut le penser.

Tout le monde a entendu parler des tournées. On les prétend même « Artistiques ». Des hommes d’État, des Ambassadeurs les saluent aux matins de leurs départs. Quelquefois, plus rarement, à leurs retours, accompagnés des représentants de grands journaux. Mais l’évocation de la « Tournée » reste mystérieuse pour un grand nombre. On sait seulement que ce n’est pas, mais pas du tout du tourisme ! Tel illustre Sociétaire qui tourne beaucoup, arrivé dans une ville, où que ce soit, se couche jusqu’à l’heure du spectacle, joue, se recouche, et… recommence. Il ne voit jamais rien, mais jamais rien, et il a parcouru le monde !... Ne lui parlez jamais d’un musée, d’un tableau, ou même d’un site, mais il vous collera sur la valeur relative des monnaies ou des administrateurs de tournées avec qui il s’entretint. L’administrateur est d’ailleurs un type spécial, un globe-trotter qui doit tenir de l’interprète Cook, du maquignon interlope, du « rematador » de billets de théâtre, du représentant de commerce, du familier de tous ceux qui se déplacent beaucoup, du… ? enfin un « spécial !»

- Pour moi, vous me placerez à l’étage qui vous plaira. – Ah !... un détail : il y a vingt ans encore, un bon administrateur, même un mauvais, devait être très décoré, aujourd’hui ce serait plutôt une tare.

La vérité sur une de ces « magnifiques tournées » reste à raconter. Cette vérité est toujours très habillée. On ne la connaît, on ne la connaîtra jamais nue, toute nue. Pas par pudeur ! Loin de là. Une tournée qui se respecte ne tient pas quarante-huit heures cet article. Mais par oubli des ennuis, des dangers courus, par illusions des souvenirs, mirages du fantastique passé lorsqu’on a retrouvé les embêtements de l’heure présente, avec son inconnu sans cesse renouvelé, alors que les misères endurées dans la tournée s’évanouissent de la mémoire dès que la patrie apparaît – la patrie théâtrale – et que mille petits mensonges enjolivent désormais les légendes des voyages.

En ai-je assez conduit, et « administré » des tournées françaises et étrangères aussi ! Le lecteur comprendra qu’il s’agit de tournées théâtrales, lointaines, allant jusqu’en Asie, Afrique ou Amérique, point de celles qui circulent en tortillards entre nos frontières.de Lambèze-en-Pyrénées à Oughem-sur-Escaut. Ces nouillards voyages éminemment nationaux ne sont que les falsifiés sous-produits de certaines scènes parisiennes, truqués et agencés par des officines qui maquillent les brêmes, tout au moins la carte de nos grands réseaux, sinon les cartes. Ces tournées-là n’offrent guère d’imprévu et maints contrôles interviennent. Mais il s’agit ici des autres voyages, des vrais, de ceux d’au delà des continents et des mers, de ceux qui, lorsqu’ils ne secouent pas notre triste quiétude par les échos qui passent jusqu’à nous (il en est de si tristes – qu’on se souvienne du sort de ces malheureuses Rey, à Rio-de-Janeiro, et C. Jordaan, à Buenos-Aires !) se poursuivent cependant dans le fracas de tempêtes et de mésaventures qu’ici nous ne soupçonnons même pas.

Il faut en doubler des caps, traverser des ouragans de recettes de famine, en combler des gouffres pour repêcher les « crabes » prêts à se dévorer, en étouffer des clameurs de cabots qui, à la première alerte, veulent manger l’imprésario et la vedette – les deux ensemble de préférence.

Ah ! comme les consuls les redoutent ces interventions qu’ils sentent devoir être sollicitées lorsque débarque la troupe française, si attendue !... Et les malades, et les rapatriements !...

- Les lointains voyages sont donc devenus si difficiles ? – Non, il semble bien qu’ils sont plus pratiques qu’autrefois, plus confortables, plus chers aussi. On ne risque plus les grandes absences de jadis : les comédiens français, par exemple, qui dépassèrent Napoléon à Moscou et poussèrent jusqu’à Irkoutsk, en Sibérie ou, ceux qui à chameaux allèrent, il y a quelque soixante ans, donner de l’opérette au Turkestan (!), pas même le raid héroïque de Mme Nancy-Vernet qui, avant la conquête, s’en alla deux fois à Madagascar et à la Réunion. Non, les raids sont aujourd’hui très limités !...

Voilà où nous en sommes !

Alors que le troupeau des imitateurs des Sarah Bernhardt, des Réjane, des Suzanne-Desprès, de Coquelin vogue à la poursuite de la Toison d’Or et en rapporte le plus souvent la peau, une modeste et rude peau de guanaco et la manière de s’en servir, cette foule croise sur son chemin, traversant en sens contraire, les riches caciques et les maharadjas, les planteurs de café des fazendas, les spéculateurs en coton d’Alexandrie, qui tous se hâtent vers Paname, comme les Mages vers l’Étoile. Lorsque les tournées touchent aux terres promises, elles n’y trouvent plus, à cause de cette facilité des voyages, que les malades, les infirmes – ceux qui ne se déplacent pas – les mécontents, clients sceptiques, goguenards, amers, peu reconnaissants, déclarant dès le premier soir :

- Voilà un ensemble qui n’est vraiment pas digne de l’étoile, je l’écrirai à Tragédia, dont je suis le correspondant.

Ou :

- Desbardier, le comique, se dit ex-pensionnaire de la Comédie. Ah ! là là ! J’y suis allé deux ans de suite après l’Exposition, je ne l’y ai jamais vu… Il était peut-être souffleur !...

Cependant, l’ivresse des gros cachets rapportés d’Egypte ou de la Plata par les anciennes étoiles gonfle encore d’espérances tenaces les poitrines ou affaissées ou hypertendues des vedettes. Toutes veulent y goûter. Le champignon manager, plus ou moins vénéneux, a changé d’aspect, mais croît toujours dans l’humidité des casiers de ces théâtres exotiques et intermittents. Tout pousse sous les tropiques, et le suint des coulisses engendre cette espèce singulière de trafiquants, s’éveillant dans les sentines des maisons closes, des beuglants pour s’installer jusque dans les théâtres d’Orient ou du Mexique.

Passé directeur de la compagnie, ou imprésario, le téméraire entrepreneur d’affaires dites théâtrales ne veut pas se tromper et d’après ses informations rapides, le Doyennat de la Comédie-Française offre une publicité qui d’emblée lui paraît le succès certain. Quelle plus noble Maison comme celle de Molière peut lui fournir une affiche. Ces titres, Doyen ou Doyenne d’âge ! Doyen ou Doyenne de sociétariat, Vice-Doyenne, quelles annonces noires sur fromages blancs ! Enfin comme on les piège aisément ces deux fonctionnaires de la Nécropole de la rue Richelieu. Ah ! la danse des livres égyptiennes, des pesos ! Ces dames en rêvent et plus encore que les messieurs !

Certes, admirer les Pyramides la nuit, s’asseoir entre les pattes géantes du Sphinx, subodorer les momies dans leurs bandelettes est intéressant ; les momies ont été embaumées beaucoup mieux qu’on sait le faire aujourd’hui. Le secret est perdu. « Nos modernes Instituts de beauté ignorent les ressources d’éternel printemps… que les Pharaons possédaient »… (sic). Oui, de temps à autre, des âniers condescendent encore jusqu’à glisser quelques regains de jeunesse dans l’aridité de certaines cavernes, mais trop usés et usagés par les ladys du tourisme, les gardeurs de bourricots jettent de plus en plus le manche et la cognée deviennent exigeants… et les charmes sont rompus. Les fellahs aux épaules renfoncées par la chaloufe, les nuits languides des dahabiehs, c’est le romantisme des tournées ! – Mais les « pounds » d’Égypte et leurs pachas, les « pounds », les « pounds » et… sterlings ! – Parlez-en plutôt ! la vie est si chère ! Le mirage des « pounds » illumine les cervelles, les demi-vedettes et aussi les quarts de vedettes en mal de tournées. Doyennes de la Comédie, Etoiles du boulevard, toutes sont là, juteuses, prêtes à être cueillies par l’imprésario malin.

Le dollar américain, le peso argentin ont aussi leurs sourires, mais la fréquentation en apparaît de plus en plus malaisée. Le dollar surtout. Durtain parle quelque part, à propos des États-Unis, de la bifurcation de la race blanche. C’est très juste. Nos gens de théâtre sont de moins en moins à leur aise chez les Yankees qui, sur la scène, s’estiment des Maîtres et prétendent exporter d’autres camelotes que les nôtres et qui en cela n’ont pas tort ! Il n’en est certes pas de même du peso argentin qui garde des grâces singulières dont profitent certains favorisés du sort, comme nous le savons. Mais assorti du milreis brésilien et de la peseta chilienne, trop souvent il complique l’existence et n’offre pas l’échéance massive et bénie de la livre, de la « pound » ensoleillante !

D’ordinaire, la tournée se présente ainsi.

A l’autre bout du fil, imaginez un Levantin dont la fortune naquit dans le commerce des figues ou des cigarettes… Vous pensez bien qu’il se soucie du théâtre et de la littérature comme un poisson d’une pomme, mais la France garde à ses yeux un prestige particulier, celui de fleurir la boutonnière de la seule décoration qui vaille. – La croix ! La croix !... Chez ces Orientaux, ni Turcs, ni Grecs, ni Arabes, Juifs ou Egyptiens, la croix prime le croissant. Ce sont ces Levantins-là sans doute qui, une nuit, déambulaient dans le désert vers la crèche. « Hoc signo vinces ! » comme Constantin, comme tant d’autres. Le prestige de l’ordre créé par Napoléon a gardé ses croyants en Afrique, en Asie, dans le monde entier.

Birbantopoulo, pour ces fins, s’est institué, dès qu’il a senti en lui passer le souffle de la révélation, impresario, directeur de théâtre, ce qui en vérité n’est pas sorcier. Que de directeurs en plein Paris nous sont apparus du jour au lendemain, qui ont avec succès rebroussé le poil de la veste à des mûris dans le métier s’estimant très forts de toute leur expérience ! – Le même type d’improvisé, on le rencontre partout, à Cuba, à Mexico, à Rio ou à Buenos-Aires. Mais dans ces pays, ils proviennent le plus souvent des îles portugaises du cap Vert. Ils tiennent alors du mulâtre et de l’homme des bois ; audacieux dans les plus périlleuses culbutes, ils retombent toujours sur leurs pattes. Malins comme des singes, ils sont étourdissants par la variété de leurs tours. Doués de grands bras, sur des corps chétifs, ils ont la rouerie et les gestes des nègres. Un célèbre d’entre eux trouva moyen, en lui prenant des conférences, de surprendre la confiance du Tigre qui le fit décorer. Lui aussi avait voulu la croix !... On le surnommait dom Rosaspin del Diavolo. Le lendemain d’une fête à la Plata, où il avait dévalisé ses hôtes, le goût de la grande forêt le reprit et il disparut. On le rechercha, pour le garder, car on l’aimait bien, on ne le retrouva point. D’aucuns m’ont dit là-bas qu’il s’était fait sucrier, mais peut-être ceux-là connaissaient-ils mal notre argot, et est-ce sucrer qu’il faut comprendre ? Ce fut longtemps un Lion professionnel. Les actrices se l’arrachèrent ; quand de la Havane à Buenos-Aires on le pressait trop de payer ses dettes, il grimpait avec agilité aux cocotiers où il demeurait un temps caché. Je gage qu’il reparaîtra quelque soir.

Birbantopoulo a câblé à son étoile.

« Un million… Madame. Vous, votre troupe, je paie les voyages… »

Aujourd’hui, les vedettes dignes de ce titre n’ont que le million comme unité. C’est de notoriété. Grâces soient rendues à l’illustre anonyme qui inventa le zéro et a permis de chiffrer les impôts, les dettes de la France et les appointements des étoiles. Je vous l’ai dit, il y a des étoiles lunaires qui chiffrent en dollars, mais elles deviennent rares.

Le « million » reste le forfait habituel, le minimum garanti par l’impresario, au delà duquel, quand on connaît son monde, on peut parler. Il s’est trouvé des impresarii qui comptaient bien décrocher les faveurs de l’étoile, mais c’était là commission d’agence qui se prélevait au débarqué et dont les conséquences ont trop souvent entravé la bonne marche des affaires. L’usage en est à peu près perdu. Birbantopoulo, qui prend ses renseignements dans les petites indiscrétions de certains journaux satiriques, est bien plutôt persuadé que les belles relations de Mme Syco-Moor – j’ai jeté son nom, pardon ! – la protégeront auprès d’Edouard avec qui le bruit avait qu’elle fut du dernier bien, ou même de Raymond dont il ignore l’austérité de mœurs… et que la petite croix des songes lui tombera du ciel…, grâce à la comédienne officielle.

« … Un million, mon cher, oui, mais j’hésite, » dit lasse et nonchalante la rombière, remontant dans sa loge, le télégramme à la main et comme épuisée après tant d’efforts au sortir du deuxième acte du Jeu de l’Amour et du Hasard, à Jules Doublard, le grand premier rôle son partenaire.

- Pourquoi ?...

- J’hésite, mon cher, trente-quatre pièces, des robes et puis, je n’ai plus droit à un congé de deux mois. J’ai déjà pris, par-ci, par-là, quarante-neuf jours. Enfin, il y a la pièce de Frondaye que je ne puis lâcher, les recettes tomberaient à zéro !...

- Oh ! Fabre s’en fout, il arrangera ça !... »

« Fabre s’en fout ! » locution souvent employée dans la maison de Molière et qui équivaut à peu près à « Fabre est couvert ! »… Ceci peut rester hermétique à certains profanes ou non initiés, mais les autres me comprendront.

… Enfin, après les chichis indispensables, l’autorisation demandée et qu’ »on ne sait pas si on l’accordera », le sproom pour les camarades, le battage pour quelques échotiers, Mme Syco-Moor signe. Elle déniche, pas loin, le niguedouille partenaire, qui en jettera assez, pas trop, hé là ! Pour l’Égypte, il doit suffire d’un recordman de l’encaustique et du vernis Q. Q. – du moins Mme Syco-Moor se l’imagine.

- « Qu’il s’habille et qu’il ait des cravates ! C’est tout ce qu’on lui demande… Vous comprenez, je ne veux leur donner ni Victor Boucher, ni Blanchard, après tout je n’ai qu’un million !... »

Et Rosette, son habilleuse fidèle et reconnaissante, compréhensive, sourit.

- … Il faut qu’il m’en reste… Il y a les impôts… il est vrai que c’est en Egypte, on truquera… enfin comptes faits, refaits, j’espère bien rapporter, frais payés, huit cent mille. Est-ce excessif ?... dites ?...

Marthe :

- Oh, non ! madame… Sans compter qu’il y a des risques là-bas, il y a des maladies !...

- Oh ! je suis solide… Mais vous avez raison, faudra téléphoner à Faure ou à Gosset. Je leur dirai de me préparer une pharmacie de route. Vous comprenez, Rosette, je ne peux pas faire entrer en ligne de compte les bijoux, les cadeaux. Sarah a reçu un lion. Réjane des mule. Je ne veux pas de chameau !... »

Et elle poursuit, perplexe, comme si elle réfléchissait :

« Il y a des sphinx, c’est pas pratique, ou à la campagne ! Enfin, on verra !... je choisirai… s’ils sont gentils ! »

Le recrutement de la troupe est assez aisé, sauf le choix d’une grande coquette de solide réplique. Là, Mme Syco-Moor se méfie. L’ingénue – mon Dieu, on la confie à la nièce de Mme Syco-Moor – qui a des dispositions et qui « fera peut-être tout de même du théâtre »… Chose assez mystérieuse, presque toutes les étoiles nomades ont une nièce, parfois même une petite-nièce qui, pour les voyages d’Égypte ou d’Amérique s’adapte aux ingénues. Mais la coquette ! la coquette qui s’habille, c’est l’oiseau rare ! – Oui, une poule ! – Mais une poule, une vraie, de luxe, n’a guère de raison pour s’exiler. En son absence ses copines de Paris auront tôt fait de lui chiper son ou… ses amis. « Et c’est pas les quatre livres de paiement par jour que donne Mme Syco-Moor, qui paieront les bois au retour ! » (voulant indiquer l’appartement), comme la plupart disent à l’administrateur.

Il est donc nécessaire d’en trouver une qui ait un chagrin, qu’un bon ami vient de quitter, sans la laisser démunie d’ailleurs, une à laquelle un battement de temps soit devenu nécessaire pour changer les idées. Qui sait si, là-bas, elle ne se refera pas ? Encore faut-il qu’elle ne plaque pas au milieu de la tournée. Mme Syco-Moor et son administrateur sont souvent perplexes.

La grande coquette est l’X du succès ; on la choie en redoutant de le lui trop montrer. Je me souviens d’une, engagée pour sa beauté, son élégance, dont l’enlèvement me valut les félicitations de tous mes concurrents avant le départ. C’est avec une légitime fierté que nous la débarquâmes à Buenos-Aires. Dans les docks, elle fut presque acclamée par les photographes.

Le lendemain de l’arrivée elle se coucha. Le surlendemain, le médecin craignant des complications lui mettait de la glace sur l’épigastre, on la lui enleva le jour du départ, c’est-à-dire de retour vers la France ! Bien heureux de la ramener et de lui avoir offert un tel voyage ; si nous dûmes la remplacer dans les pires difficultés, elle tira tout de même son bénéfice du voyage. Au retour, à l’escale de Dakar, elle se fiança en deux temps trois mouvements avec un des plus illustres Gouverneurs généraux de l’Afrique occidentale française.

Si elle n’avait pas fait notre bonheur, elle fit sans doute le sien !

Mais revenons à Mme Syco-Moor ; elle a cependant découvert sa coquette en une belle fille qui a, dit-elle, un ami « du pays », un Égyptien !... – Allons ! allons ! « elle se tiendra ! »

La troupe est faite !

Reste le répertoire, difficile à composer. On peut pronostiquer qu’il est mauvais pour la route. Notre étoile n’aime guère apprendre du nouveau, qu’elle dédaigne et méprise, puis elle n’en a guère le temps. Elle a puisé dans les lambris et les poussières de son théâtre le goût du fade, du rance, des fleurs séchées.

Elle est conventionnelle avec autorité, ce qui en impose à quelques-uns et lui a valu une réputation d’intelligence claire dont elle aime à vanter la base : ses études latines ! Il est vrai qu’elle a toujours dévoré les petits romans populaires de cinq mille lignes, à 1 fr. 35, l’Amazone du Feu, le Trésor du Val d’Amour, et qu’elle les dissimule à son chevet alternativement sous un dialogue de Platon ou une édition rare des Pensées de Pascal. Elle connaît ses petits travers et en cela elle est tout de même intelligente. Mais les « anas » de ses études au Conservatoire, le Mariage de Victorine, la Joie fait peur, les « navets » des anciennes matinées dites de famille à l’Odéon, qui lui valurent jadis ses premiers succès, sont retrouvés dans les vieux rayons de sa bibliothèque et réinscrits pour combler les trente-quatre pièces exigées par Birbantopoulo.

- « Quoi ! ce sont des rôles !... » s’écrie-t-elle avec un ton de défi, traitant déjà ses futurs spectateurs comme de simples abonnés du jeudi. « Ce sont des rôles ! » c’est la formule-réplique à toutes les objections de son régisseur. Son cœur, son art s’expriment avec quelle superbe. « Ce sont des rôles ! » parole tranchante de comédienne et qui n’admet pas la discussion. « C’est un rôle !... » disait le grand Coquelin à propos de Cyrano, et il commentait, lui : « Je lance le vers dans la salle et je le reçois en écho sur le nez »… Ces formules lapidaires, dont le sens reste un peu sybillin, ne s’inventent pas. Mais elles fixent les vraies physionomies inspirées de ces grands comédiens, et expliquent le respect que nous ne devons jamais leur marchander.

Il y a aussi le problème de l’importance numérique de la troupe. Les frais de voyages sont écrasants… les autres frais aussi d’ailleurs. Les acteurs se défendent, il ne faut donc pas être nombreux. Le découpage des pièces commence. Aucune ne résiste ; on taille. Le sens importe peu ; les caractères encore moins. Des scènes, des répliques sautent comme des petits pois hors de leurs cosses, puis des personnages. Ce siècle est libertin ; des rôles d’hommes se substituent à certains de femmes. « L’auteur ne sera pas là pour s’insurger !... et puis « ses droits sont respectés ». Ce qui équivaut à « il les touchera ! » – En vérité, qu’a-t-il écrit pour être gratifié d’un traitement de faveur et où Shakespeare lui-même a passé, pourquoi Un Tel serait-il épargné ?

Enfin, notre province française elle-même en voit bien d’autres. Sous la direction d’un impresario de préfectures, un artiste notoire promenait récemment Amoureuse, de Porto-Riche. Le comédien-vedette exigeait un fort cachet, il fallait donc faire des économies. L’impresario restait à Paris à préparer l’itinéraire et quant à la troupe, elle était réduite à trois artistes. La propre femme de l’impresario dirigeait la compagnie ;

En faisait l’administration ;

Le contrôle des théâtres ;

La régie ;

Jouait la bonne du premier acte ;

Et même, femme protée, se transformait et incarnait les deux coquettes du premier acte fondues en une seule !

La difficulté de Catherine Villiers au deuxième acte avait été tournée : elle n’entrait pas en scène ! Le héros lui parlait… par téléphone ! Les Marionnettes, cette pièce débonnaire et dispersée, dans une autre tournée, se jouait entre neuf artistes. Elle en comporte en réalité dix-sept. Il est bon d’ajouter que, parfois, on traitait avec le couturier de la petite ville qui envoyait ses mannequins défiler à l’acte de la soirée, mais il tenait à ce qu’ils soient vus ! et ils passaient et repassaient devant le trou du souffleur tandis que le public attendait la pièce et la grande scène pathétique. Soyez maintenant fixé sur le nombre des Marionnettes à Alexandrie !

Tout de même avec l’appoint des Deux Veuves, de Félicien Malefille, de Serge Panine et des Filles de Marbre, Mme Gysèle Syco-Moor est parvenue à dénicher les trente-quatre pièces exigées par l’impresario. Les petites difficultés se tassent. Le premier rôle, à la veille du départ, a exigé, sous la menace de ne pas s’embarquer, l’engagement de sa petite amie, qui fait une girl dans un music-hall, une délicieuse petite Hollandaise, toute dépaysée à Paris. On a consenti ! Elle soufflera, tant pis, en hollandais ou en français, on verra.

Un paquebot de luxe, nouveau sur la ligne, a consenti pour sa réclame d’exceptionnelles conditions à la troupe. Sur le quai du départ du P.-L.-M., un beau matin, des députés, le préfet de police, des directeurs, des actrices font les cent pas… Elle arrive ! la voici. Elle rayonne ! Fleurs, adieux de parents, baisers pourprés sur les joues, sur les yeux !... photographes !... Mouchoirs agités !... « Vous nous télégraphierez !... » En route !...

Et déjà le second régisseur cherche les clefs des malles qu’il a oubliées à son hôtel !
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Le paquebot si confortable est anglais. Les artistes, qui ne goûtent ni les « poridges », ni le « bacon », qui ne pigent rien à la langue de Kipling, sont malades ou mécontents. Le vin se paie en plus et tous ne boivent que du vin. « Moi, je l’ai fait ajouter dans mon contrat ! » dit l’un d’eux. Tous réclament. Mme Syco-Moor accorde le vin. C’est le commencement et la plus mince des concessions. On s’était promis de répéter à bord… car deux pièces seulement sont au point. On n’y pense plus guère et comme les passagers anglais vivent et jouent entre eux selon leurs habitudes, ils peuvent percevoir des plus réfractaires au mal de mer de la troupe des phrases telles que celle-ci :

- « Mon cher, l’Anglais, voilà l’ennemi !... »

Le grime Sartis, depuis quarante-huit heures, qui déjà est affligé d’une mémoire… contraire, ne paraît pas aux répétitions non plus qu’aux repas… Mme Syco-Moor, voulant se montrer vigilante, réclame le « surgeon » du bord que deux whiskys font rouler lorsque le bateau tangue.

- Est-il malade ?

- Non, madame, interrompt le régisseur, seulement il a perdu aux cartes, en jouant dans la cabine avec un Russe, six mille francs. Alors, il reste couché ! Il n’a plus le sou et vous prie de rembourser le Russe… même pour l’honneur de la troupe française, les camarades estiment qu’il le faut… Une dette de jeu est sacrée !...

Avec les avances que Sartis reçut à Paris, ça lui fera plus que ses appointements totaux de la tournée. L’honneur « de la troupe Française est en jeu ! » Les artistes prononcent ces mots avec une piété quasi extatique. Ils sont, au départ, très nationalistes en toutes choses. Phénomène bizarre, au retour, ils inclineront toujours – et Mme Syco-Moor en souffrira encore, – plutôt vers un communisme de rançon. La vedette devine vite la mauvaise impression que ses comédiens ne veulent pas donner aux autres passagers. Elle paie, et elle paiera souvent, et ces mêmes camarades, réconfortés dans leurs dignités inquiètes, se montrent soudain furieux et jaloux du truc « innommable » que Satis a trouvé pour faire doubler ses appointements. Aussi, lorsque l’inconscient grime reparaît au lunch,… ils le félicitent !...

Un matin, sur bleu-cendre – dans le sable d’or, apparaît Alexandrie. Des chaînes grondent depuis quatre heures du matin près de l’étrave. La troupe est alertée. On sait déjà qu’on passera quelque chose à ces cochons de payants, s’ils viennent – Quelle tournée !... et à tour de bras !

Le paquebot s’approche avec toutes les précautions d’usage.

La sirène pousse deux ou trois hurlements. Les conversations du bord se sont réduites, les passagers se penchent sur la rembarde, guettant les relations extérieures qui doivent interrompre celles du paquebot, déjà épuisées, semble-t-il.

Birbantopoulo est là sur le quai, important, fiévreux. A sa boutonnière fleurit l’ordre du « Parapluie » du Cambodge, décoration qui n’est là que pour indiquer la place d’une autre à laquelle, il l’espère encore, Mme Syco-Moor dépensera sa sollicitude obligée. Un secrétaire le suit ; depuis un instant il restait assis sur une bitte du quai, devant le hangar de la douane, une palme fleurie et enrubannée aux couleurs françaises sur les bras. Sur un signe de Birbantopoulo, le secrétaire s’est levé et guette que la passerelle reliant le bord soit jetée.

A la vérité, certaines indiscrétions, des échos fâcheux ont rendu Birbantopoulo soucieux, mais il tient encore le coup et fait bonne constance. Il a amené un photographe, quelques journalistes français, égyptiens. – Les Français grommellent contre le confrère anglais qui, comme d’ordinaire, n’a pas cru bon de détacher un rédacteur à l’arrivée du paquebot… d’autant plus « que c’est un bateau anglais ! »… toujours l’Anglais !... D’ailleurs, si ce n’était pas remarqué par ces messieurs, le directeur de la Patria degli Italiani, qui s’est hâté et vient d’arriver sans prendre le temps de se raser, le signalerait de sa verve véhémente à tous les autres.

Les élingues sont là, la libre pratique est donnée. On se rue à travers les pisteurs d’hôtels et les débardeurs.

… Chacun La cherche !... Chacun veut être le premier à La saluer ; le secrétaire factotum de Birbantopoulo, habitué de ces fêtes, avise un passager fébrile à casque colonial qui depuis le bord crie à un pisteur du quai :

- « Ah ! M… ! Non, ma cocotte » – et il prononce ceuceutte à la bellevilloise – « tu cherres dans les bégonias, nous sommes quatre. La pension à cinq thunes, ça va, mais pinard compris… Autrement, nous allons tous chez Irma de Brisedère !... »

Irma de Brisedère tient une pension de jeunes femmes et, comme elle a besoin de maintenir son personnel en formes actives et parisiennes, elle a toujours admis, toléré, que les comédiens français de passage pourraient descendre chez elle… à des conditions très décentes.

Le perspicace secrétaire a donc repéré le régisseur, il en avise Birbantopoulo, désormais assuré que son monde est là, qui, important, franchit la passerelle et interroge le « purser » du bord…

- Où est Mme Syco-Moor ?

- Là-bas, assise dans le fumoir, avec deux petits chiens blancs.

C’est bien elle !... La voici. Birbantopoulo la reconnaît. Il a déjà reçu des photographies et peu à peu il la retrouve. Les clichés furent sans doute légèrement retouchés et l’artiste qu’il engagea est ce matin plus… en couleurs. Jamais ne l’a-t-il vue d’aussi près… et lors de la dernière Exposition à une soirée de gala, elle ne lui avait pas donné le choc. Mais enfin la scène change, transforme les physionomies, le mouvement des individus. Il garde sa carte à la main de Birbanto-pacha. Toutes sortes de réflexions traversent le cerveau du maquignon. Déjà il se demande sur quel tableau il jouera dans sa presse, dans son public. Le fade, mou, chassieux, stérilisé de son étoile l’inquiète ; un je ne sais quoi de sot et de superbe. Mme Syco-Moor est impassible mais, chose singulière, son petit ventre rond frissonne et tremblote… Quel âge peut-elle avoir ? – C’est la question qui s’impose tout de suite à son sujet, alors que de beaucoup d’autres femmes on ne s’interroge que bien plus tard. Elle n’en a point et c’est le merveilleux privilège de ces demi-déesses. Le ventre qui surprenait à l’instant Birbantopoulo, c’est le déclic du mol abandon si fréquent à la scène qui le détermine, point faraud comme le surplus, par exemple la tête assez souveraine ou le port des bras, tenant un réticule. En vérité, le teint rosé-cireux, le cheveu brun frisoté, taillé plutôt que coupé, et bouclé, Mme Syco-Moor veut être charmante et elle le reste sous ses empâtements, si bien logés qu’on devine que pour tout le reste elle ne vieillira pas.

Comme il sied déjà, elle réplique à un interviewer qui l’a saisie, en même temps qu’elle se maintient et se surveille, ayant aperçu un photographe.

- C’est vrai, dit-elle, je ne m’en sépare jamais ! – et elle désigne les deux toutous cités plus haut du genre pisseurs-partout. Même à  la Comédie Française, lorsque je joue, il faut que je les voie dans la coulisse… On le sait… je joue mieux alors… Parfois, Feraudy ou Silvain me les portent le temps de ma scène… et la fête qu’ils me font lorsque je sors… Ils sont vraiment les premiers à m’applaudir. Ils m’ont été offerts en scène, comprenez-vous ? – c’est là toute leur histoire, – après le deuxième acte de la Princesse Georges, par S. A. Lady of Haldan, la belle-sœur du prince de Galles. Elle passait l’hiver aux Canaries. Je jouais à Las Palmas. C’est un port exquis. Elle me connaissait par ma cousine la comtesse de Blanville, dont le mari fut attaché militaire à Londres. Elle vint au spectacle et fut si émue – ces amours l’accompagnaient – qu’elle voulut que je les emporte. Ah ! ils ne me quitteront pas ! J’ai si peur pour eux des serpents ou des crocodiles. J’y tiens plus qu’à mes yeux ! dit-elle en riant – pas trop ; attention aux rides et aux poches ! – mais glissant des prunelles noisettes vers le journaliste tandis que la paupière se frangeote de cirons du matin, sous le velours de coton des cils trop tôt dénoués.

« Mademoiselle Syco-Moor ! » interrompit un peu solennel le directeur en s’inclinant. « Je suis Birbantopoulo-pacha ! Voici mon secrétaire !

- Oh ! cher ami, je suis si heureuse.

Elle laisse froidement tomber son interviewer, se saisit des fleurs du secrétaire.

- Oh ! les adorables roses liées par cette palme enrubannée de nos couleurs !... Mais où est Son Excellence ?...

- Son Excellence ?

- Oui, le ministre de France !

- … Oh ! mais il ne réside pas ici !

- Je sais, je sais, mais, tout de même il aurait pu venir.

- Il y a trois heures d’express depuis le Caire et Son Excellence ne savait pas… Il sera certainement à la première. N’est-ce pas, il a pris une loge, dites donc, Mossé ? demande Birbantopoulo à son secrétaire.

- Non !  Non ! corrige, scandalisée Mlle Syco-Moor, il aurait dû venir ! Il n’y a vraiment que la France pour avoir des Ministres si peu à la page… Je ne suis pas seulement une artiste, mais aussi, celle, la seule Sociétaire de la Comédie-Française, théâtre d’État, qui puisse avoir des droits à certains égards qui en imposent aux étrangers. Voyez les Italiens. Cavour est allé jadis chercher la Ristori à la frontière et c’était Cavour, Caviour ! – et elle fait des yeux vers le ciel, ne sachant pas exactement qui est Cavour, mais le nom sonne, Cavour-Caviar !

Et l’anecdote se transmet, sans qu’on la connaisse dans ses détails, parmi les vieux huissiers du foyer des artistes de la Comédie ! et Mlle Syco-Moor va poursuivre…

- Mussolini… dernièrement !...

- Oua ! oua !... glapissent les chiots s’évertuant à arracher les rubans de la palme !

- Oh ! Bizis ! qu’est-ce que vous faites ? Excusez-moi, je vous prie ! – Stan !... dit l’artiste s’adressant à un dadais aux yeux de jeune veau égarés dans du roquefort, muet comme une carpe, mais qui, s’il n’est pas son fils – et il ne l’est pas – fait préjuger par son élégance appliquée qu’il est le jeune premier de la troupe Stan – il se prénomme Etienne, vous le pensez bien. Voyons, soyez gentil, chargez-vous de mes colibris… Imaginez-vous, Messieurs, que ces mignons ont eu le mal de mer, comme des grandes personnes, c’était d’autant plus affreux… qu’ils ont leurs petites habitudes sur terre ; vous pensez bien… on ne pouvait pas les promener… cinq jours durant… ils ne savaient pas où…

Stan est lesté des chiots. On se partage les petits colis.

En toute pour le Palace !...

D’un coup d’œil, Birbantopoulo a pu dénombrer la troupe. Vite, il en a reconnu tous les éléments. Onze artistes, moins que les apôtres, mais ils doublent, triplent selon l’usage et se multiplieront à la scène, comme les pains dans l’autre célèbre cène, pour les trente-trois ou trente-quatre pièces…

Dorigny, le régisseur, en est à sa vingt-septième tournée d’Égypte. Il le prouve devant la douane où il mélange, assaisonne les injures arabes et italiennes avec les porteurs. Il est reconnu. Il tutoie, fait rire, paie mal les petits batchiches, se débrouille et passe… tout cela toujours ponctué de son habituel « Ma ceuceutte ! »… Quant à la troupe, c’est une salade des dix dernières venues dans le pays accompagnant dix vedettes différentes. Deux exceptions, jeunes, échappées pour quelques semaines à la folle classe de Truffier au Conservatoire, afin de voir l’Égypte, c’est tout !... Mais les autres, tous des chevaux de retour. Quelques noms ont été modifiés pour l’affiche – conséquences de mauvais souvenirs – mais point les primesautiers talents. Un hasard, combiné semble-t-il, ramène aux bords du Nil pour la saison Française avec les hirondelles, les mêmes figures, les mêmes types spécialisés dans la grande tournée. Tels des canards dans les îles de guano du Pacifique, tels des lapins, ils connaissent leurs nids, leurs terriers. Ils ont leurs petits cafés, leurs jeux de cartes… ceux du moins qui ne descendent pas dans les pensions, genre Irma de Brisedère… mais ces derniers sont d’ordinaire les ardents, les jeunes qui gardent du cœur au ventre. Ils en eurent aussi, les plus âgés, mais ils se sont quelque peu transformés et les journalistes locaux en parlent entre eux et s’en amusent. Le second jeune premier en saluant a révélé sur son front découvert l’instabilité d’une petite « réchauffante » qu’on ne vit jamais auparavant ; – tout à fait seyante et style anglais d’ailleurs !

Des ménages sont interchangés, mais les héros subsistent. Gardons les mêmes et l’on recommence ! Les biographies seront plus faciles à publier. Seule, la coquette s’est évanouie vers l’auto d’un complaisant ami qui l’attendait et s’en est allée loger au Palace dans un appartement juste au-dessous de Mlle Syco-Moor, ce qui ne sera pas sans jeter quelque ombrage sur les premières relations entre ces dames. Nous n’avons pas parlé de la duègne ! Mme Deudemare, partie bolcheviste convaincue lors de la dernière tournée française, lorsque l’administrateur disparut avec la caisse, elle avait juré qu’elle ne ficherait plus les pieds à Alexandrie !... La voilà cependant ! et en pays de vieilles connaissances. Déjà elle flirte, le nez sous une écharpe de gaze verte, avec le police-man de garde au débarquement. Ils se sont reconnus. Autrefois, il voulait absolument lui apprendre l’anglais… « Avec son talent, en Angleterre elle aurait fait fortune »,. Gaillarde maintenant, Mme Deudemare gagne avec lui son coin préféré, le bar « Old Tom ».

Quelques instants plus tard, sous le hall du Palace – convenait-il que Mme Syco-Moor descendît ailleurs ? – Birbantopoulo semble soucieux. Aux dernières nouvelles, son abonnement de places aux galas ne marchait pas fort et l’abonnement c’est la base – en quelque sorte la semelle – de la spéculation et l’impression du directeur est que la troupe et même l’étoile, telles qu’il les voit et les devine, ne remonteront pas le courant.

Virevoltant dans sa redingote entre les bureaux de l’hôtel, le chef de réception lui dit brusquement :

- Qu’elle est mignonne, pour son âge !... je n’avais pas revu Mme Syco-Moor depuis vingt ans au Bristol, à Genève, elle n’est pas changée !

Phrase tragique qui, en un éclair de pensée, zèbre dans la cervelle de l’impresario toute la difficulté de son entreprise.

Bah ! il est en Égypte et il en a vu d’autres !...

La bataille va s’engager. – Il reste la tournée à recevoir. – Qui sera sacrifié ?

Les Égyptiens ? – La vedette ? – Ou le directeur ?... Parions pour l’étoile, car neuf fois sur dix c’est ainsi.

Le soir de la première est immédiat. Le public arrive élégant, énigmatique et sur la défensive. Les invitations de faveur ont été multipliées quelques heures avant le spectacle. La salle trop grande reste à moitié vide. Les artistes, de la troupe, vieilles connaissances, sont tous reconnus ; on a vite remémoré leurs qualités et leurs défauts. Les spectateurs trouvent inutile de manifester. Les artistes eux-mêmes, pendant la soirée, reprennent leurs habitudes, leurs effets, leurs traditions. Il y a un écho singulier dans la salle lorsqu’on se place à « la cour, deux mètres à l’arrière de l’avant-scène », certains comédiens s’y groupent pour jouir du plaisir de s’entendre eux-mêmes. De vieux décors de papier abandonnés par la faillite d’une troupe italienne sont salués avec émotion comme de vieux meubles dont on a hérité dans une famille bourgeoise.

- Il n’y a que les Italiens pour jouer dans des décors de papier ! hurle le régisseur en cherchant avec de la colle et du papier à donner aux parois quelque rigidité.

Mais, au deuxième acte, la coquette maladroite les traverse d’un poing vindicatif chaque fois qu’elle sort de scène. On rit, mais c’est pénible !...

Mme Syco-Moor est ulcérée devant la misère et l’extravagance des détails, des meubles ou des accessoires empruntés à quelque revendeur en échange du nom de son magasin porté sur le programme. Lorsqu’elle a fait demander une cage avec un oiseau – un serin de préférence – on lui a donné un perroquet sur son perchoir et tout est à l’avenant…

Ah !... cependant un piano !... un meuble neuf !... luisant, superbe… ça c’est une trouvaille ! L’artiste le voit en entrant pour sa grande scène. Elle, triste tout à l’heure, se reprend, s’emballe. Le public, qui devine qu’elle va vomir ses entrailles, devient silencieux, attentif. La scène cesse d’être froide. Le visage de la comédienne se dégomme sous le flot des vraies larmes dont il ruisselle. Sa voix glougoute. Frénétique, sa douleur va se dompter, elle touche l’instrument, elle joue, elle joue très bien, ma foi ! Bravo ! et du Chopin ! Mais sa douleur est plus forte, elle se lève, abandonnant l’instrument. La salle, conquise, est prête à l’acclamer. Bravo ! La voilà debout, transfigurée !...

Le piano joue toujours. C’est un pianola… rigolade !

D’ordinaire, il y a deux pianos, un faux en scène, un vrai en coulisse conduit par le régisseur. Birbantopoulo a simplifié ces coûteuses locations en lançant un nouveau piano mécanique.

Courroucée, la grande artiste ne vient pas saluer. Seuls, la coquette et Stan paraissent aux rappels qui s’éteignent vite.

Birbantopoulo rejoint la vedette désemparée sur le plateau et, sans ambages, lui déclare :

- Il ne fallait pas débuter par ça !... Je vous l’avais dit : ce n’est pas une pièce pour l’Égypte, c’est une gaffe !...

Et déjà il parle de modifier le répertoire.

Cependant qu’une habilleuse attend l’artiste à la porte de sa loge, une gerbe de fleurs dans les bras, tenant à la main une carte de visite :


Mme Syco-Moor lit : « Les amis de la française langue à la grande artiste ! »

- Le Président, dit la chambrière, est là dans le corridor qui attend pour être introduit !

Soudain remise de son émoi, Mme Syco-Moor invite :

- Entrez donc, Monsieur, comme vous êtes aimable !...

C’est un gros blond, Suisse et comptable chez des cotonniers notoires, les Andrès, qui eux ne sont pas venus au spectacle.

- Croyez-vous, monsieur, combien cette stupidité, ce piano !...

- Oh ! madame, personne ne l’a remarqué, croyez-le bien !... Nous avons tous joui ! (ce Suisse parle très bien) Vous avez été admirable ! et nous nous sommes permis de venir vous demander votre gracieux concours pour une matinée au bénéfice de l’Institut ophtalmique, qui fait ici tant de bien…

Déjà Mme Syco-Moor, qui sentait l’espoir luire, comprend, déchiffre un tapage.

- Demandez à M. Birbantopoulo, ici, c’est à lui que j’appartiens !

Birbantopoulo s’empare séance tenante du Suisse, président des amis de la « française, langue » et maquignonne dans un coin de scène une représentation à bénéfice où chacun devra trouver son compte. – Chacun, sauf… l’Institut ophtalmique ; et tandis que la porte de la loge se referme, Syco-Moor explose, sans souci de son maquillage, qui fond, au point qu’un œil semble déjà s’effondrer sur la joue.

- Non !... mais Stan, croyez-vous, hein, ces métèques !... On a bien raison de ne pas s’expatrier. Sont-ils assez bêtes ! Je les regardais dans la salle pendant le premier acte, ils avaient l’air d’être peints dans leurs fauteuils. Ah ! crevez-vous pour eux, car je me suis donnée, vous savez, et… et tous les effets qu’ils ont faits à Daisy Renys – une poule, en somme – et qu’on a engagée pour ses toilettes, et Dieu sait ce qu’elle a sorti comme robes. Ce sont des soldes de Jenny de l’an dernier. Vous les connaissez, elle les mettait pour danser sur le bateau. Ça ne se fait pas. Si on pouvait la rembarquer et la remplacer, celle-là. Une jolie idée qu’on a eue là de l’engager et elle gêne tout le monde – moi-même – elle ne donne pas une réplique dans le mouvement et c’est elle qu’ils rappelaient !

- Écoutez, Gisèle, c’est vous qui n’avez pas voulu venir saluer !...

- Non… je sais… mais ce sont des idiots qui ont ri à cause de ce piano et qui ne comprennent pas un mot de français !...

Stan cherche à l’apaiser, il pense à ses cachets et souhaite que le nombre garanti ne soit pas diminué.

- Ecoutez, vous avez été épatante, épatante… Moi-même, j’ai été pris. Vous l’avez joué beaucoup mieux qu’à la Comédie. Vous savez, c’est connu. Ici, ils n’applaudissent jamais beaucoup, ils croient que c’est pas chic. J’ai joué le rôle souvent avec Réjane, eh bien ! elle s’en tirait, mais elle ne « ramassait » pas.

De ce soir, qui se termine dans l’indifférence ironique du public, les hostilités commencent : Birbantopoulo a versé à l’arrivée, comme à Paris, quelques avances, mais devant le désastre qu’il pressent, sa patience rusée, fourbe aussi, ne lui permet plus de lâcher le million inscrit au contrat ; de son côté, Gysèle Syco-Moor ne veut pas démordre de l’idée de rentrer à Paris, tout au moins avec les honneurs qui, croit-elle, lui sont dus, mais… qu’on ne lui rendra pas.

Pour le public d’Alexandrie, elle ne représente visiblement qu’une aimable fonctionnaire déjà marquée, une comédienne en série. Où sont les chers abonnés de la rue Richelieu, ceux qui réclament quand elle joue très rarement ? – Où les jeunes zélatrices qu’elle dresse si bien à lui lancer des fleurs ?... – Chacun lutte selon ses moyens, Birbantopoulo aussi ! La veille du départ, Syco-Moor parlait art, propagande française à l’étranger ! Un bon billet de retour maintenant !

Elle multiplie les visites à la société, auprès des directeurs de journaux ; elle fait s’asseoir sur ses genoux les enfants du Consul qu’elle déclare « les plus beaux enfants du monde ». Pendant ce temps, Birbantopoulo la « grignote » et il s’y entend. Ce sont dénonciations d’artistes dont la mémoire est incertaine, entrefilets rossards dans les journaux français ; il s’offre l’envoi de lettres anonymes où il pince au sang.

- Écourtons ! dit-il.

- Soit ! mais payez tout ! réplique-t-elle !

Le public, qui a comparé vingt étoiles dans la Dame aux Camélias ou la Princesse Georges, s’abstient. Bataille, Bernstein sont pour lui comme du vieux neuf. Quelques jours avant l’arrivée de la troupe française, une compagnie italienne a représenté les mêmes ouvrages, mais « avec quel ensemble ! », « et les décors ! » – On relâche. – On joue moins.

Soudain, Birbantopoulo disparaît… Malade ?... Non… il est à Beyrouth ! cela énerve tout le monde. On préfère le savoir moins loin. On truque pour donner deux représentations à Beyrouth, qu’on a cru un instant être le lieu d’asile de l’impresario. Les deux soirées, entre deux escales de bateau – aller et retour, – ont été achetées, payées d’avance ; à cause de cela les salles sont archicombles. Il faut donc repartir, terminer l’Égypte. Rembarquement ! Au moment de démarrer… temps d’effroi… cris… Stan, le jeune premier, n’est pas là !... Terreur !...

Enfin, le voici sur le quai, appuyé sur des cannes, quelqu’un l’aide à rejoindre le bord. Il est d’ailleurs furieux. En se levant le pied dans sa cuvette il a brisé l’objet et s’est coupé sur une veine… Il s’est pansé tant bien que mal ; le médecin du bord affirme qu’il pourra jouer, mais quelque temps encore « il fera bien de continuer à s’appuyer sur deux cannes » !...

Au fumoir, en faisant des manilles, les artistes laissent entendre qu’en somme, dans ces tournées-là, on risque sa vie, et lorsque Mme Syco-Moor passe, elle est transpercée de coups d’œil aigus et significatifs.

Au Caire, l’énergie de l’étoile fléchit. La transaction approche. Quelle autre solution ?.... Des Juges ? Cherchez-les dans un pays que vous connaissez mal… Des frais ?... Il faudrait prendre à son compte le rembarquement, etc., et puis poursuivre un Birbantopoulo dont la nationalité réelle est aussi boiteuse pour le moins que la juridiction devant laquelle on le traînerait.

Si Mme Syco-Moor manque à quoi que ce soit de ses contrats, chacun, y compris Birbantopoulo, a tous les recours contre elle à Paris, « devant les tribunaux de la Seine » et Birbantopoulo n’y manquerait pas, mais contre lui en Égypte !...

La troupe grogne, s’agite… Certains artistes perfides, malveillants, ont déjà été lus à Paris, dans ce Paris où il faudra bien revenir, où l’on devra parler des triomphes, de l’enthousiasme de la soirée d’adieux dite « de bénéfice et en l’honneur de l’artiste ». Traduisez, c’est dans le contrat, au bénéfice du directeur ; les cadeaux sont minces – et… aucun chameau !...

Les perspectives sont telles que l’orage gronde dans la troupe et fait prendre peur à Mme Syco-Moor. Tous les matins, son régisseur vient l’informer des paquebots, car les artistes, avant même d’arriver à Alexandrie, ne s’entretenaient que du voyage inverse, de cela, et de leurs appointements. Le travail se ferait toujours. Elle apprend que certains artistes refusent de partir par d’autres lignes que celles ayant la T. S. F., à cause des accidents, et qu’elle soit « à la disposition des passagers. » Tous les jours, ce sont de leur part des exigences différentes qui, après l’indifférence des Cairotes, et l’emballement ( !) des Alexandriotes, ont mis l’artiste à bout. Elle joue maintenant, maussade, hostile, et son talent paraît désuet, son art très avant-guerre.

Un soir, rentrant à l’hôtel après le spectacle, fourbue, épuisée, elle trouve une dépêche d’un ami dévoué de Paris, qui l’informe que Fabre va la doubler par Josette Marty, la bonne amie du Ministre des Finances, dans Andromaque ! Ce coup est le dernier !... Elle s’effondre… Elle consent à tout, et au petit matin, après une nuit de détresse, elle en informe son régisseur.

- Cette grande bringue de Marty, qui n’est entrée là qu’à cause de X…, l’ancien directeur de l’Odéon, vulgaire comme du poisson pourri, dans Andromaque ? mais où cet idiot de Fabre veut-il mener la Maison !... Oh ! ce doit être Boissy qui lui aura soufflé cela !... »

Elle arrachera à Birbantopoulo ce qu’elle pourra encore, et qu’« on parte, vite, n’importe comment, même sur un cargo, mais filons. Elle paiera ce qu’elle doit aux artistes, mais la fuite ! la fuite ! la fuite ! »

Oh ! si Paris lui manque alors !... Elle ne parle plus du million, ni même de centaines de mille francs Josette Marty, assortie à Emile Fabre, « ce menteur qui lui avait promis » lui dévore les foies… Pour le surplus, le commerce, un petit espoir subsiste. Faire ce que d’autres ont fait. Vendre sa garde-robe, ses chapeaux et manteaux.

Pourquoi pas ?... Tout le monde le fait, les artistes, les régisseurs. C’est même leurs plus clairs bénéfices. Gysèle Syco-Moor reviendra à Paris dans un petit tailleur de voyage qui lui sied et lui donne grand air. S’il est un peu chaud en Méditerranée, il est bon d’être bien couverte en France !... Elle fait ce que ni plus ni moins ont fait tant de jeunes femmes qui se font engager dans les grandes tournées, ainsi que certains régisseurs. Ils font en réalité de la commission-exportation et jouissent de certaines complaisances officielles.

On connaît des compagnies théâtrales annonçant quatorze, quinze, seize artistes, qui en réalité ne comptaient que cinq, six professionnels. Les autres étaient des revendeuses de soldes défraîchis, des soldes de nos grands couturiers, ou même des commissionnaires d’articles très divers de Paris. Ajoutez que ces artistes en extra bénéficient vis-à-vis des Compagnies de navigation des réductions que font ces dernières à la troupe.

Les Français ne sont pas les seuls à se livrer à ce sport. Les Italiens en particulier y sont maîtres. Eléonora Duse, très soigneuse de tous les détails, avait coutume de voyager avec des wagons entiers de meubles et d’accessoires, au point que son second régisseur, Géri, celui-là même qui fit restituer la Joconde à la France, antiquaire à Florence, s’achalandait dans le monde entier, particulièrement à Montmartre. Ainsi, tout se trouvait toujours transporté jusqu’à la « casa » aux frais de la princesse, c’est-à-dire de la tournée. Géri travaillait d’ailleurs en sens contraire de nos comédiens puisqu’il ramenait pour la revente en Italie et qu’il liquidait près du Ponte-Vecchio tous les rebuts de la rue Victor-Massé.

Les douaniers si inflexibles – aux articles de Paris particulièrement – se montrent bienveillants, surtout dans les pays neufs, pour les bagages des artistes. On sait que hâtifs, pressés, ces derniers débarquant le matin, doivent travailler le soir. Longtemps les Orientaux, comme les Américains du Sud, ont tenu à se montrer galants douaniers et laisser vite entrer ce qui devait ressortir du pays. Or, peu de choses ressortait et il est advenu, en Amérique du Sud par exemple, que si la tournée débutait dans son voyage par le Brésil, les gens de Buenos-Aires, les « Portenos, » ainsi qu’on les appelle, devaient se contenter, quand la même troupe s’exhibait, comme élégances des frusques de ville des comédiens. Tout avait été liquidé au Brésil ; et réciproquement, si la troupe avait commencé par la Plata, le public de Rio en était réduit à déplorer l’indigence vestimentaire de la compagnie.

Exemptés de frais de douane, nos artistes faisaient d’excellentes affaires. Le même trafic s’opérait avec meubles et accessoires. C’est là de la propagande de contrebande, mais qui a maintes fois plus rapporté que toutes les autres, inclus celle dite artistique.

Cela d’ailleurs se transforme peu à peu. Dans certains pays, on essaie de mettre un frein, de faire déposer des garanties, mais on arrive si bien à passer au travers que les gens les plus huppés du gouvernement s’amusent à profiter de ces tolérances.

Voici un fait qui m’est arrivé à moi et qui le prouve. Cela date de quelques années.

Trois ou quatre jours avant mon départ, mettons pour le B…., un quidam que je ne connaissais ni des lèvres ni des dents me fut adressé par un membre important de la colonie du pays.

« Cher monsieur, vous vous embarquez à Cherbourg ; eh bien ! à l’escale de Lisbonne, on vous apportera six malles. Soyez assez bon de les inscrire dans vos bagages, mon frère, ingénieur en chef du port à X…, viendra avec des marins de l’État, vous sortirez en même temps vos bagages et les miens, et vous épargnera ainsi des formalités fastidieuses… Il est prévenu !... »

C’était un peu bizarre. Mais connaissant le pays, les coutumes, je ne restai pas trop surpris, et il m’était impossible de refuser.

A l’arrivée, tout se passa normalement. J’entr’-aperçus bien des marins, un vague officier… mais personne ne se signala, et j’en étais désappointé. La douane examina mes colis avec nonchalance – ça allait – mais le chef distingua les six malles que je ne connaissais pas, dont je ne possédais même pas les clefs… Déjà il interrogeait dans la troupe… Du coup, puisque personne ne venait à mon aide, je mangeai le morceau, trop heureux si les douaniers n’usaient pas de représailles sur mes colis personnels… Les six malles restèrent consignées et je m’éloignai, soulagé d’en être quitte à si bon compte, mais furieux après mon visiteur de Paris.

J’avais cependant l’impression très nette que le frère de la côte en question n’était pas bien loin de moi pendant mes démêlés avec le chef de la douane. L’aventure demeurait pour moi étrange et bizarroïde… Je l’oubliai.

Deux mois plus tard, je lus dans un journal du pays qu’on allait vendre six malles m’appartenant par autorité de justice, si je ne venais pas payer une somme pénale très importante.

Le plus fort c’est que ladite note me déclarait introuvable !... Or, dans la même feuille, mon nom figurait répété un certain nombre de fois en première page, pour diverses raisons de publicité, et j’avais donné sous ma griffe pas mal de billets de faveur aussi bien aux douaniers qu’à beaucoup d’autres fonctionnaires utiles à la bonne marche des spectacles.

Inquiet, toujours hanté de l’histoire de mon visiteur, je m’en allai chez un ami, avocat du pays, à qui je racontai ma mésaventure. Je lui montrai la note du journal. Il se prit à rire et me dit :

- Laissez donc ça tranquille, croyez-moi, ça n’a aucune importance et, rien d’immoral ici, comme vous dites en Europe !... Une diablerie ! rien de plus !...

Cinq ou six semaines plus tard encore, après un dîner très officiel, quelqu’un m’aborde et me dit en riant :

- Eh bien ! vous en avez eu de la chance avec vos malles !...

- Encore ?...

Pour le coup, je voulus m’expliquer, dire que moi, Français, je n’avais pas cherché à abuser de l’hospitalité du pays, que j’avais été joué par un de leurs compatriotes de Paris, etc., mais mes hôtes, amusés, me clouèrent….

Il paraît que j’avais été, dans l’histoire, le maladroit commissionnaire du ministre des Affaires étrangères lui-même, estimant que par le truchement d’un ami de Paris le transit théâtral était pratique, anonyme et préférable à tout système de valise diplomatique et plus rapide aussi. Un douanier zélé avait failli tout gâter, en même temps que ma gaucherie d’explications, et on avait dû dès lors au moins sauver les apparences.

Un Ministre des Affaires étrangères faisant de la contrebande au moyen d’une tournée française, ça, au moins, ce fut de la propagande et de la meilleure ! n’est-il pas vrai ?

Par la vente de ses toilettes, de ses cache-corsets, voire même de ses « Cembonets », dernière nouveauté, dont elle est si fière, Mme Syco-Moor a enfin réalisé un bénéfice. Embarquée discrètement à Port-Saïd, elle a obtenu pour sa troupe au complet, grâce à Dieu, un compromis avec une Compagnie maritime et le capitaine lui-même, enchanté d’avoir des artistes à son bord, pourvu qu’il y ait « des bridgeurs parmi eux ! » Seule, Daisy Renys, la coquette, reviendra à part, quelques jours plus tard. Son ami veut lui faire visiter Louxor, Khartoum. Sur le bateau,  Mme Syco-Moor se dépense en attentions à ses artistes, elle leur parle de ses petites tournées en province française pendant l’hiver avec Baret. On ne s’en fait pas ; on joue n’importe quoi, n’importe comment, et les municipalités sont contentes. Elle a d’autres ressources pour dissiper les rancœurs ou les amertumes. Sartis, le grime, et Omeroil en sont venus à se flanquer des gnons pour une question de couchettes. Protocole du métier, Union, voilà de tes coups ! – Deux dans une cabine ! – Aucun ne voulait céder sur le principe d’être l’un en bas, l’autre en haut. L’étoile les invite à sa table. – Croyez-moi, à Lille, le travail est tout de même plus pépère, les restaurants moins chers et on sait ce qu’on mange !...

Le bateau n’a point le tonnage, ni le luxe de celui de l’aller. A la hauteur de la Trinacrie, on tangue, on danse, c’est la casserole. Dorigny, le régisseur, déclare que le bateau est mal chargé car, en dépit de ses traversées antérieures, il n’a pas pris le pied marin.

- Ma cabine serait très bien, déclare-t-il, mais elle est empuantée par un Syrien qui chlingue !...

Et il reste des heures entières sur le pont, étayé à un énorme régime de bananes qu’il surveille et rapporte aux siens, place Philippe-Auguste !

La mer, un peu rude, fait une loque de Dorigny ; vert-chou, secoué par le roulis, ne voulant pas se séparer de ses fruits, il s’est fait attacher par une corde aux agrès du bord, car il craint de tomber à chaque secousse du navire et inconscient il gémit, bavochant dans sa tignasse teinte : Arrêtez-moi ! Descendez-moi !

Le détroit de Bonifacio dépassé, le temps s’apaise. Marseille est là dans quelques heures. Notre-Dame de la Garde appelle l’oubli et la paix pour les plus grandes douleurs. On se rapproche. On s’aide à dissimuler les quelques boîtes de cigarettes qui furent offertes.

On refait camarades !... et déjà les artistes se posent entre eux la question :

- Est-ce Brulé ou Sergine qui vont en Égypte l’an prochain ?...

Quelques jours après le départ de la troupe, le Phare d’Alexandrie a publié une grande chronique sur la saison française. Pinçons-y ces lignes :

« … Que M. Emile Fabre, l’éminent administrateur de la Comédie-Française, nous envoie un ensemble digne de la Maison de Molière et la Colonie s’en réjouira et fera les sacrifices nécessaires. Le talent de Mme Syco-Moor n’est pas en cause, non plus que sa diction. MM. Sartis, Omeroil sont de bons comédiens. Quant à la délicieuse Daisy Renys, que nous n’avons pas applaudie cette fois dans des rôles à sa taille, et qui s’est révélée, qu’il nous soit permis de la signaler aux grands directeurs parisiens. Alexandrie sait reconnaître les étoiles naissantes. Mais, répétons-le, M. Fabre doit diriger ici ses meilleurs artistes, autrement le prestige français est atteint. L’Anglais nous guette !... et sourit ! Le Duce fait des sacrifices pour sa propagande et Alexandrie n’est pas Carpentras, ni même Quimperlé… », etc.

Le même jour on lisait dans le Figaro.

    « Alexandrie (de notre correspondant).

« Le départ de Mme Syco-Moor d’Alexandrie a donné lieu à d’enthousiastes manifestations. Les étudiants ont accompagné l’artiste au bateau en chantant la Marseillaise. La grande artiste a dû promettre de revenir.

« … Le vice-roi, qui a assisté à toutes les représentations, a fait parvenir à la grande artiste un délicieux scarabée, copie fidèle de celui trouvé dans la tombe de Touk-alk-Amon II. Les représentations ont été triomphales pour Mme Syco-Moor qui, après le dernier acte du Supplice d’une femme, a été rappelée trente-deux fois, ce qui ne s’était jamais vu, les Alexandriotes étant très réservés. Mme Syco-Moor, on nous l’a promis, reviendrait dans deux ans, elle aurait signé avec un grand directeur grec… C’est un très gros succès pour la langue française !... »

Et quarante-huit heures après, dans le même journal.

            « Alexandrie.

« … La talentueuse et exquise Daisy Renys, si fêtée dans la dernière tournée française où son élégance, son aristocratie lui valurent tous les suffrages, a signé pour la saison prochaine avec le manager célèbre et acquis au théâtre français, Birbantopoulo. Elle amènera avec elle l’hiver prochain le répertoire du Boulevard, et surtout le répertoire moderne de nos jeunes dramaturges, avec leurs meilleurs interprètes ! »

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Dernier écho :

Pendant un raccord de la dernière pièce de Méré, Mme Syco-Moor s’adressait à Doublard, le grand Sociétaire, dans le guignol de la Comédie :

- « J’ai dit à Fabre, qui a été exquis, que l’Égypte m’avait conquise au point que je veux jouer une Cléopâtre, n’importe laquelle… Vous comprenez cela, hein ! »


LUGNÉ P



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