LUCHET, Auguste (1806-1872) : La Descente de la Courtille (1833).
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
LA DESCENTE DE LA COURTILLE
EN 1833.

par

Auguste LUCHET

~ * ~


On a peu écrit sur le carnaval, en France. Cette surprenante époque de l'année n'a point d'historien chez nous. Il est raisonnable de penser que la majestueuse gravité de nos moralistes aura craint de se compromettre en y touchant ; et c'est, à mon avis, bien dommage. Car il y aurait de grands et curieux enseignements à prendre dans un livre qui nous raconterait les carnavals de Paris, seulement depuis un demi-siècle depuis les joyeuses promenades aux Porcherons, sous le roi Louis XVI, nocturnes dévergondages, où des dames, comme la comtesse de Genlis, la princesse Potocka et de plus hautes encore, se vantaient d'avoir pris leur part de folie, déguisées en cuisinières ; d'avoir, ainsi défigurées, fait la débauche avec des ducs en laquais et des laquais en ducs ; d'avoir mangé populairement des pigeons à la crapaudine, du veau rôti et une salade de barbe de capucin ; enfin, d'avoir bu, en vraies cuisinières, et sans faire trop laide grimace, chacune un verre ou deux de sacré chien tout pur ! Certes, ce serait une plaisante occupation que d'étudier les préludes de la grande révolution dans ces visites incognito du seigneur à l'ouvrier, dans ces pique-niques de confuse et tumultueuse égalité, où les convives, en se reconnaissant, ne savaient qui devait le plus porter envie à l'autre : ce serait une chose étourdissante que de voir, durant ces cinquante années, revenir toujours au même temps, aux mêmes jours, cette même liberté du masque, cette même sécurité licencieuse du mardi-gras, à travers les orages sanglants et les pauvretés politiques du Directoire, les gloires du Consulat et de l'Empire, les désastres des deux Restaurations, et les dévotes simagrées du règne de la Charte de 1814 ; car la République elle-même n'avait pu que suspendre, sans les abolir, les bruyantes folies du mardi-gras. Mais il n'appartient pas à moi, homme d'hier, qui n'ai vu que les dernières de ces cinquante années, d'entreprendre l'histoire de leurs carnavals. J'ai voulu seulement indiquer aux écrivains qui s'occupent de peinture de mœurs, une importante lacune à remplir ; et c'est déjà de ma part une assez grande témérité. Je reviens au titre de mon article,  la Descente de la Courtille en 1833.

Tout le monde convient que depuis bien longtemps on n'avait vu la fureur de plaisirs, l'universalité d'orgies, qui ont distingué le carnaval de cette année. On a voulu savoir le pourquoi de cet empressement insolite à se réjouir, de cette faim, de cette soif frénétique d'amusements, de bruit et de cris, dont les temps antérieurs offrent si peu d'exemples, même celui où le Catéchisme poissard eut sa première édition. Chacun a dit les causes qu'il avait trouvées. Je n'en débattrai point la valeur ; non que le principe d'où sont parties tant d'extravagances me soit indifférent au contraire. Mais, pour en parler convenablement, il faudrait mettre le pied sur un terrain glissant, que l'éditeur du Livre des Cent-et-Un nous a fort sagement interdit ; ne voulant point, dit-il, faire de son entreprise un champ de bataille pour les guerres d'opinions. Ma tâche est donc tout simplement d'énumérer ce que j'ai vu d'effets produits par ces causes, de conséquences échappées à ce principe et puis de les décrire, si je puis.

Or, voici ce que j'ai vu.

Mardi-Gras, à minuit, il faisait un temps abominable. La pluie, tombant à grande profusion depuis plus d'une heure, liquéfiait merveilleusement le sol des boulevarts et faisait luire leurs dalles, à la lueur du gaz, de cet éclat perfide qui appelle la confiance du piéton. J'essayai, n'osant aller plus loin, d'entrer au bal masqué du théâtre des Variétés. Mais vingt minutes d'attente et d'efforts inutiles me démontrèrent suffisamment la vanité de mon entreprise. Alors je réfléchis : et pensant qu'il valait mieux, pour mes projets du matin, me rapprocher le plus possible du faubourg du Temple, j'eus le courage d'aller, sans parapluie, que je n'aurais su comment tenir dans la foule ; sans voiture, puisque cette nuit les voitures étaient devenues je ne sais quoi, jusqu'au théâtre du Cirque-Olympique. Arrivé-là, j'eus honte de me regarder dans la masse de lumières qui éclairaient la façade de l'édifice. J'avais de la boue jusqu'au ventre, et mon chapeau me pleuvait sur les épaules à l'instar de ceux que portaient ces pauvres grenadiers d'Arras, le jour où Junot conçut l'importante réforme de leur coiffure. Sous l'étroit appentis, soi-disant abri pour le public, que MM. Franconi frères ont pratiqué devant leur établissement, j'eus la simplicité de réclamer humblement une petite place que l’on me fit en rechignant, avec infiniment de raison ; car ceux qui se trouvaient là-dessous s'étaient presque séchés, depuis une grande demi-heure qu'ils attendaient, et l'idée de sentir se presser parmi eux et se tordre un corps tout, frais arrivant de la rue, leur donnait le frisson. A peine entré j'eus grande hâte de sortir, car j'étouffais! et ce fut avec la violence peureuse d'un citoyen paisible qui sans le savoir, s'est jeté au milieu d'une émeute, que je me mis à pousser des coudes et des poings pour fuir l'asile qu'un instant auparavant j'implorais comme une faveur.

Me voilà donc encore une fois les pieds dans la boue et battu par la pluie, la grande et large pluie, qui me déchirait la figure et me lustrait les habits mieux que tous les cylindres du monde. J'enrageais. Cependant je regardai autour de moi. Comme toute cette foule était calme et silencieuse ! Des femmes, frêles créatures, aux épaules nues, la tête couverte d'un voile de tulle, ou d'un foulard pour toute défense, livraient, sans se plaindre, leurs pieds chaussés de satin aux flaques d'eau qui les submergeaient. A côté d'elles, des hommes en pantalon blanc, en souliers de drap ou de velours, leur prêtaient généreusement un coin de manteau, dont la traîtresse doublure déteignait en bleu sur les corsages roses, en noir sur les corsages blancs. Un parapluie vert déployé sur la tête d'un arlequin versait l'eau verte de ses gouttières dans l'oreille d'une pauvre petite poissarde grelottante, et sur la fraise soigneusement empesée d'une grisette en habit de paillasse. C'était pitié que de voir tout cela, n'est-ce pas ? Eh bien, pas un murmure contre ce temps inexorable contre cette pluie si constante dans sa barbarie ; pas un regret pour tous ces souliers perdus, pour toutes ces fraises, tous ces corsages, tous ces costumes tachés, mouillés, gâtés. Pas une frayeur de rhume, pas une idée funeste, pas un mot triste... rien ! Un courage héroïque, une résignation admirable ! Et si, de cette multitude inondée, une plainte s'élevait par hasard, elle était douce, honteuse, à peine articulée. C'était : –Mon Dieu, nous n'aurons pas de place, peut-être !

Le moyen de se trouver à plaindre au milieu de gens si affligés et pourtant si tranquilles ! Néanmoins, comme la pluie commençait à me gagner les os, j'entrai au café du théâtre. Une autre foule attendait là, foule bariolée, masquée, déguisée aussi ; mais découragée, celle-là! malade d'impatience et de dépit, assise immobile à des tables dégarnies, n'ayant pas la force de se distraire, même en buvant.

Peu à peu cependant, le théâtre, gouffre immense, vint à bout d'engloutir toute cette multitude. Mon tour de passer n'arriva qu'à deux heures et demie.

II y avait treize mille francs de recette. M'y voilà donc. Je tends mon billet au contrôleur, M. Lapôtre, qui me dit en souriant d'un air de connaissance : – A droite. – Je vais à droite. J'essaie de me glisser dans la salle impossible. Deux fois je reviens à la charge. Enfin, porté par un flux qui me pousse et m'enlève de terre j'entre… Puis vient le reflux menaçant, irrésistible, qui me repousse et me jette au bas de l'escalier. J'y renonce, et je monte, non pas dans une loge, mais derrière une loge, car on s'écrasait en haut comme en bas.

Je vois le bal !

Où trouver des mots pour raconter un pareil spectacle ? Il était là tout entier, ce peuple de masques, que j'avais vu à la porte, essuyant la pluie, se ployant au vent, sans dire un seul mot. Comme elle se payait amplement de sa longue contrainte, la folle mascarade ! Comme elle voulait regagner vite ses deux heures perdues ! Il y avait de quoi devenir fou à la voir ainsi courir et prendre d'assaut toute cette salle, et dire: – Tout cela est mon domaine ! tout cela est à moi ! je suis chez moi, ici ! A la porte les sergents de ville ! à la porte les gendarmes! –A ceux qui n'ont pas vu le bal de Franconi, ce bal unique parmi tous les bals de la nuit du mardi-gras, je dirai : – Combinez- dans votre imagination tous les bruits, tous les vacarmes que vous pourrez rêver ; faites crier à la fois trois mille voix d'hommes et de femmes, non pas des voix de tous les jours, mais des voix de carnaval, triplées de vin, enflammées de punch ; pressez autour de vous ces trois mille personnes, dites-leur de frapper toutes à la fois de leurs deux pieds sur le plancher mobile et creux d'une salle de bal et quand elles auront crié, quand elles auront sauté à tout briser, à tout enfoncer, dites-leur de chanter, de danser et de battre des mains toutes encore et en même temps ! Alors vous aurez quelque idée de l'incroyable tapage, du tumulte indescriptible que mes yeux virent, que mes oreilles entendirent du haut de ce derrière de loge.

Car il y avait, pour faire danser tout ce monde, un orchestre formidable un orchestre de chevaux, avec toute son artillerie de cymbales, de trombones, de timbales et de tambours ; cet orchestre était haut placé, au milieu de la scène, bien en vue de toutes parts, et il jouait continuellement. Eh bien, si j'ai pu soupçonner son existence, c'est que de temps en temps il me venait à l'oreille comme le vagissement incertain que pousserait, un enfant nouveau-né, comme un lointain murmure de musette et de tambourin qui feraient danser des bergers à une lieue de moi ; c'est que de temps en temps une rumeur fugitive m'arrivait sonore et douteuse, comme ces fanfares qui vous saisissent et vous arrêtent sur une montagne, lorsque la cavalerie passe au fond du vallon que vous dominez. Si j'ai dû croire que tout n'était pas danse et masques dans ce bal, c'est que loin, bien loin devant moi, à travers un voile de vapeurs et de poussière, brillaient par intervalles deux ou trois formes métalliques, comme celles d'un cor ou d'un ophicléide.

Et ne croyez pas que la majesté de cette grande salle de spectacle, avec sa somptueuse illumination de quarante lustres, avec son plafond de guerriers et ses piliers militaires en fer doré, fit opposition fâcheuse aux ignobles mouchetures, boueux résultats que l'assistance avait apportés du dehors. Non pas. Il y avait harmonie. Sous la tente du Cirque, glorieusement fatiguée de vingt batailles, toute noire de la poudre brûlée au siège de Saragosse, à la prise de Napoli,  à l'assaut de Praga, à toutes les prises d'armes de la République, de l’Empire, et des Cent Jours, tente promenée du mont Saint-Bernard aux buttes Montmartre, les danses marbrées et défrisées, aux pieds noirs et gris du mardi-gras, figuraient à merveille. Un nuage à l'odeur singulière, produit de toutes ces humidités condensées, affaiblissait favorablement l'éclat des lumières, et contribuait à l'ensemble du tableau qui, je vous jure, ne laissait rien à désirer.

Quelque chose de plus pittoresquement bizarre que les danseurs, c'était leur danse. Incapables de saisir la moindre mesure, le moindre motif des airs que l'impassible mécanique de l'orchestre envoyait se perdre dans leur foule, ils s'étaient arrangé une musique à eux, musique infernale et grotesque, dont une ronde obscène faisait la base, et que des cris, des exclamations, des jurons de toute sorte accompagnaient, à la grande joie des danseurs, aux applaudissements de la galerie. Cette contredanse diabolique n'avait qu'une figure, une seule ; c'était une chaîne d'hommes et de femmes se tenant pêle-mêle par la main, dos à dos, côte à côte, face à face, n'importe ; et cette chaîne courait tête baissée, en ligne oblique, perçant, brisant, renversant tout ce qui gênait son foudroyant galop ; tourbillon immense qui entraînait et faisait tourner avec lui tout ce qu'il accrochait au passage, vous prenant par l'habit, vous tranquille, par le bras, vous désintéressé, vous triste, et vous forçant à rire, à courir, et à crier comme lui ; véritable trombe humaine enfin, à côté de laquelle une ronde du sabbat n'eût semblé ni- plus animée, ni plus bruyante, qu'une simple galopade diplomatique. Le cœur me battait, la sueur me venait au front, à regarder courir cette effroyable tempête, jonchant le plancher de débris que sa fureur arrachait, tels que chapeaux, collerettes, et cravates, et châles, et mouchoirs, et manches d'habits, et manches de robes, qu'elle piétinait ensuite impitoyablement. J'avais peur de ces cris de joie enragée, si pareils à des cris de douleur et d'épouvante ; je voyais tomber des femmes, relevées à l'instant par je ne sais quelle puissance d'élasticité ; je voyais jeter des hommes sur d'autres hommes, lesquels revenaient en bondissant au point de départ comme une balle qui frappe le mur. Je me disais dans ma frayeur : – Si la chaîne allait se rompre! – et la chaîne se rompait, et tout tombait, tout se roulait confusément sous les pieds. Puis en un clin d'œil elle se renouait ; la ronde interrompue, perdue, pendant une seconde, rattrapait sa marche, retrouvait ses refrains grivois, et chacun repartait sain et sauf, sans blessure sans accident ! Quel spectacle!

Voilà pourquoi, au grand étonnement des personnes qui n'ont point vu ces bals, la police ne s'est point hasardée dans leur enceinte, du moins avec ses habits et les signes ostensibles de son ministère. C'eût été la plus grande joie de toutes pour les mains et les poissardes, ces rois et reines du mardi-gras, que de trouver là un sergent de ville en uniforme. Le voyez-vous à l'instant même pris, enveloppe, rivé par des mains de fer à d'autres mains non moins solides, et tourner, courir, danser malgré lui, l'épée au côté, tricorne en tête, lui que l'on aurait envoyé pour imposer l'ordre et commander la décence?

A cinq heures du matin, les musiciens, las de jouer pour leur propre agrément des contredanses et des valses qu'ils savaient par cœur, s'arrêtèrent tout court. La masse joyeuse fit de même ; il n'y avait plus parmi elle un pied qui ne fût meurtri, une tête qui ne fût prête à éclater du tapage qu'elle avait fait et entendu.

À cinq heures du matin aussi, je sortis, brisé, n'en pouvant plus ; car je n'avais pas moi, pour braver la fatigue de cette vision étrange, pour résister au choc de cette joie furieuse, la fiévreuse inflammation de la mascarade aux nerfs d'acier, qui venait ainsi de dépenser en deux ou trois heures plus de bruit et de mouvement qu'elle n'en dépensait en toute une nuit les autres années.

Il pleuvait toujours. Le café Hainsselin, au coin du faubourg du Temple, était déjà plein de gens qu'à leur mine fraîche et reposée je jugeai avoir tranquillement passé la nuit dans leur lit. Ils venaient là pour assister à cette fameuse descente de la Courtille dont tout le monde parle à Paris et que trop peu de personnes voient, parce que, pour la voir, il faut se lever matin et n'avoir peur ni de la boue, ni des voitures, ni des injures. A la petite pointe du jour, je fis marché avec un cocher de citadine qui consentit fort généreusement à se mettre, lui et ses deux bêtes, à ma disposition pour la matinée au prix ordinaire ; chose qui m'émerveilla et que je donne ici comme un titre de plus à la préférence que les citadines méritent d'obtenir sur toutes les autres voitures de l'espèce des fiacres. Je montai sur le siège à coté de ce brave homme, afin de ne rien perdre de ce que je voulais voir, et nous partîmes pour la barrière, au petit pas, car la file se formait déjà.

– Ça sera brillant, dit le cocher. Quand on aurait fait le temps exprès, il ne serait pas mieux.

Il pleuvait à verse !

Nous passâmes la barrière et je fis arrêter au Grand Saint-Martin, la plus illustre maison de la Courtille, tenue par un membre de cette famille qui a su rendre son nom aussi populaire que celui de Ramponneau, la famille Dénoyez.

J'avais avec moi deux Parisiens, bons bourgeois, gardes nationaux et pères de famille, plus deux jeunes gens venus exprès de province pour voir le carnaval de 833.

Lorsque nous nous présentâmes, tous cinq, pour passer entre deux barrières dressées dans la salle basse, comme celles que l'on voit devant les théâtres à l'heure de la queue, nous fûmes surpris de nous sentir arrêtés par un obstacle dont nous ne pouvions juger la nature, à cause de la foule qui nous, avait précédés. C'étaient trois garçons marchands de vin, attachés à l'établissement, qui, les mains jointes opposaient l'inébranlable rempart de leurs bras aux secousses que nous donnions, secousses terribles, à notre avis. J'avisai à ma droite une grosse jeune femme, à la mine réjouie, qui faisait faction, elle quatrième, devant un immense comptoir couvert de grands plats non encore dégarnis de gibelottes, de matelotes, de volailles rôties, gigots, longes de veau, haricots, salades, etc., de quoi donner à manger à tout un régiment ; et je lui demandai, comme elle me riait au nez sans façon pourquoi nous ne passions pas.

– On n'entre pas, dit-elle, sans prendre quelque chose.

–Ah ?

– Pardi si nous laissions faire ces farauds de Paris, ils nous empliraient tout là-haut sans payer. Ça serait du propre !

–C'est juste, répondis-je ; eh bien, qu'est-ce qu'il faut prendre ?

Combien que vous êtes de votre société ?

– Cinq.

– Cinq ? ça fait cinq litres.

–Alors, nous allons vous payer cinq litres. Mais nous vous demanderons la permission de ne pas les boire, vu que nous ne saurions guère comment emporter cinq bouteilles là-haut, à travers tant de monde.

– Ah! que vous êtes donc embêtants avec votre maladresse, allez ! Voyons, payez-en trois et que ça finisse !

–  Combien, trois litres ?

– Trente sous.

– Les voilà.

– Laissez passer cinq bourgeois !

Après l'acquit de ce singulier droit de passe, nous montâmes l'escalier qui conduisait aux salons. C'est maintenant que la plume me tombe des mains ! c’est maintenant que je trouve l’explication de cette absence d'histoire du carnaval dont je me plaignais en commençant mon chapitre !... Comment, sans faire rougir, comment, sans rougir moi-même, dire ce que j'ai vu dans ce salon du premier étage, ce que j'ai vu plus haut, ce que j'ai vu par les portes entr'ouvertes des cabinets de société du Grand Saint-Martin ? Chastes lecteurs qui lisez ce livre, pardonnez-moi, car je vais blesser votre pudeur ; plaignez-moi, car jamais vérité historique, jamais couleur locale n'auront plus coûté à donner.

Dans le salon du premier étage, au milieu d'un double encadrement de huit rangées de tables encombrées de buveurs ivres, malades ou endormis, debout, assis ou couchés, un carré long, ceint d'une balustrade en bois, surmonté d'un orchestre, attira d'abord mon attention. Une quarantaine de masques y dansaient au son d'une musique sauvage, musique toute de cuivre, que chacun de vous a pu entendre en allant à Belleville le dimanche, ou mieux encore le lundi. Vous avez ouï parler dans le monde d'une fameuse manière de danser que l'on appelle la chahut ? D'après tout ce que vous avez lu dans la Gazette des Tribunaux et ailleurs, de procès en police correctionnelle intentés à de pauvres jeunes gens pour avoir dansé la chahut à l'Ermitage, à la Chaumière, au Vauxhall, au Panthéon etc. ; d’après ce que vous savez de la scène scandaleuse qui déshonora pour toujours le premier bal masqué de l'Opéra, et qui dégoûta M. Véron de l'innovation qu'il avait essayée, au point de le faire revenir, lui, ce directeur si progressif, aux vieux errements de ses classiques prédécesseurs  l'idée de cette danse remarquable ne vous vient plus à l'esprit maintenant qu'associée à des images lubriques, obscènes, révoltantes ? Eh bien, les quarante masques du Grand Saint-Martin dansaient tous la chahut : non pas cette chahut dégénérée, cette chahut à l'eau rose et petite-maitresse des étudiants ; mais la véritable, la primitive chahut, née du fandango des Espagnols et de la chica des Nègres. Ce que je vous dis là des père et mère de cette fille si libertine ne vous apprendra point grand chose, si vous ne connaissez d'eux que le fandango de l'Opéra, ou la chica de Bug le Javanais; mais demandez aux voyageurs d'Espagne et d'Afrique et vous verrez ! Quant à moi, je le déclare franchement, avant ma visite du mercredi des Cendres à la Courtille, je n'avais qu'une connaissance très-imparfaite de cet incroyable délassement ; je n'avais vu la chahut jusqu'alors que modérée, modifiée, étranglée par la présence des gendarmes, gênée par la frayeur du corps-de-garde : mais là, elle était chez elle, dans son boudoir, dans sa chambre à coucher. C'est là seulement qu'il m'a été permis de l'admirer hardie, déshabillée, nue! Il y avait surtout un paillasse à carreaux bleus, jeune homme de vingt ans à peu près, souple et leste à faire plaisir, qui la dansait avec une grande cauchoise aussi souple, aussi leste que lui, affectant d'une façon ravissante la naïve ignorance d'une villageoise de Bacqueville ou des environs de Caudebec. C'était merveille de la voir sourire niaisement, s'abandonner indifférente et docile aux robustes étreintes, aux voluptueux mouvements de son cavalier ; baisser un œil pudique, lorsque le genou en terre, le buste renversé, une main sur le cœur, l'autre je ne sais où, il lui faisait avec une si parlante pantomime l'aveu de ses transports et l'invitation de s'y livrer ensemble ! C'était merveille comme ensuite elle se laissait enlacer par l'amoureux paillasse, comme elle lui obéissait, comme elle se fascinait de ses regards, comme elle suivait avec lui, les combinaisons de cette danse passionnée qui met tout en scène, tout ! depuis la timidité d'un premier aveu, jusqu'aux joies délirantes de la possession, jusqu'au dégoût de l'assouvissement, dernier acte, dernière figure qui consiste en un dédaigneux geste du pied suivi d'un brusque retour en arrière! – Le paillasse et la cauchoise faisaient les délices du salon.

Autour de ce bal obscène et de cet orchestre, dont les musiciens, tout en jouant, tournaient le dos aux danseurs et regardaient dans la rue, régnait, comme je l'ai dit, un double cordon de tables non moins curieuses à observer, non moins dégoûtantes sans doute aux yeux du visiteur de sang-froid. Figurez-vous que depuis le dimanche précèdent le salon n'avait cessé d'être plein, jour et nuit. En conséquence, c'étaient les mêmes nappes sur les tables, nappes souillées de toute espèce de, souillures ; c'étaient les débris d'os et de sauces renversées, de verres et de bouteilles brisées, de mille ordures infâmes, amoncelés depuis trois jours et trois nuits sur le pavé ; car il eût été malhonnête de passer le balai entre les jambes de la pratique. Au milieu de cette fange, il y avait des hommes et des femmes se vautrant, dormant côte à côte comme dans leur lit et des enfants qui jouaient en mangeant et buvant les restes de leurs père et mère. Il y avait au pied d'une table, vide en ce moment-là, une grande femme étendue ventre à terre, que l'on avait dérangée du pied en passant et dont quelque-mauvais plaisant s'était amusé à relever les jupes. Il y avait…. mais il me semble qu'en voilà assez ? – Puis au comptoir de ce salon, une vieille femme, type de l'immobilité physionomique, qui semblait vivre là dans son élément, sur les nerfs et les poumons de laquelle cette hideuse atmosphère de vins et de viandes échauffés, de transpirations putrides, d'émanations nauséabondes, paraissait n'avoir aucune action !

De même au salon du second étage. De même, ou plutôt pis encore dans les cabinets de société.

Ah! de quel poids énorme je me sentis soulagé en passant de cet horrible foyer d'infection à l'air pur et vif, quoique mouillé, de la rue ! comme je cherchai vite ma citadine n° 18, pour y grimper et me rejucher à côté de mon honnête cocher ! C'était bien autre chose que le Cirque Olympique, ce que je venais de voir !

La voilà enfin, cette descente de la Courtille ! Elle vient ! elle vient, avec toutes ses folies, avec son infini cortège de masques pâles et bleus de la nuit, avec ses deux mille voitures à la file, avec ses cent mille spectateurs qui la regardent ébahis et riants, en faisant la tortue de leurs parapluies qui dégouttent les uns sur les autres ! Voici la voiture-de lord S….., dont je pourrais hardiment dire le nom tout haut, car il ne le cache pas ; la voici, cette belle voiture, avec ses chevaux anglais aux crins nattées par la pluie, avec ses trois piqueurs en habit de chasse, qui sonnent de superbes fanfares ! Derrière elle, voyez cette diligence, la même qui a servi à MM. Franconi frères pour jouer la Diligence attaquée, ou l’Auberge des Cévennes ; quatre chevaux la trainent, quatre chevaux dressés, que vous avez admirés cent fois dans l'arène du Cirque. Tout est comédien là, tout est acteur : voiture, chevaux, postillons et voyageurs. Sur l’impériale, il y a douze musiciens qui jouent l'ouverture de Guillaume Tell. Voyez plus loin cet homme à cheval en costume du moyen-âge, une aumônière de velours à la ceinture ; il s'arrête et jette à la multitude émerveillée des poignées de pièces de cinq francs ; c'est un illustre étranger qui demeure sur la place Vendôme ; lord Seymour et lui ont les plus beaux chevaux de Paris. Voilà encore une grande et riche voiture qui vient ; dans celle-là, il n'y a que des dames ; moins généreuses, mais plus galantes que le cavalier du moyen-âge, elles jettent à la foule des paquets de dragées. Bien! Bien ! baissez-vous, foulez-vous, traînez-vous dans la boue pour les ramasser ! voilà justement ce que voulaient ces dames. Descendez encore. Voyez-vous un homme tout blanc des pieds à la tête, avec ce grand sac debout à côté de lui ? c'est un meunier ; son plaisir est de lancer des poignées de farine dans toutes les voitures qui passent. Ce n'est point le masque le moins facétieux de la bande. Entendez-vous le succès de ses malices ? Entendez-vous comme on éclate de rire, comme on bat des mains ? Bon ! voilà un passant qui se fâche contre lui. Il sortait d'un bal paré, en bas de soie, en gilet de satin, en cravate blanche, en claque….. que diable venait-il faire à la Courtille ? regardez comme la foule maligne épouse sa querelle ; suivez de l'œil son claque qui saute, vole et disparaît. Maintenant, c'est lui que l'on saisit, que l'on bouscule, que l'on déchire. Ils vont le tuer, Dieu me pardonne non. Le voilà qui remonte en cabriolet, tête nue, le pauvre homme et qui passe. C'était la première fois qu'il venait !

Comme tout ce monde plonge hardiment ses pieds dans la boue! Quelle désinvolture ! quel abandon ! quelle insouciance ! – Fameux ! fameux ! dit mon cocher depuis quinze ans que je roule par ici, je n'avais rien vu de pareil. Il pleut trop fort cependant. Les masques n'ont pas le courage de sortir leurs têtes des voitures. S'il faisait beau vous les verriez tous sur l'impériale, s'envoyer et se renvoyer le Catéchisme poissard et le Vadéana tout entiers. Mais c'est un horrible temps.

En voilà pourtant qui se moquent de la pluie. Debout dans leurs cabriolets à capote renversée, ils veulent jouer leur rôle jusqu'au bout ; iI n'y a pas de fatigue, pas d'enrouement qui tienne. Bouchez vos oreilles mesdames ! car vous êtes là aussi ?.... c'est bien imprudent à vous. Comme ils parlent bien, avec leur voix rauque et fausse ! Comme ils sont fiers de la gaité qu'ils excitent, des applaudissements qui les saluent ! Comme ils regardent en pitié leurs pauvres confrères crottés qui descendent à pied, désolés d'avoir bu et mangé l'argent de leur voiture ! Ils ont l'air bien riches, tous ces gens-là ! Mais ce soir…. mais demain…. quand ils auront dormi… quand lis s'éveilleront d'un lourd sommeil, prenant tout cela pour une suite de rêves bizarres ; quand au costume d'or et de plumes succéderont l'habit râpé, la redingote maigrie d'avant-hier.… quand le tiroir de la commode, en s'ouvrant, ne montrera plus à l'œil que des reconnaissances du Mont-de-piété… Alors... – Bah pas de réflexions tristes ! Cela jure trop avec un spectacle si fou, avec ce Longchamp de la Courtille admirable dédommagement des privations de douze mois. Laissons-les vivre encore une heure ou deux de cette vie somptueuse et libre. Laissons-leur une heure ou deux encore l'ineffable jouissance de tutoyer toute une ville et de lui dire des injures en face…. Aujourd'hui, les voilà rois, ces hommes. et c'est une si douce chose que d'être roi, même à la Courtille !

Arrêtons-nous un peu. Les voitures ne vont plus. Il y a encombrement. S'il vous plaît, nous allons descendre. Aussi bien, nous sommes aux Vendanges de Bourgogne. C'est ici qu'on a donné le banquet des sept-cents, l'un des préludes de la révolution de juillet. C'est ici que toute la garde nationale de Paris s'est réjouie de sa renaissance après les trois jours. C'est ici que les deux tiers des mariages parisiens se donnent rendez-vous au sortir de la mairie.

Entrons. Que signifie ce vacarme ? Il n'y a point de joie dans ces cris ! Ces bouteilles, ces plats qui se brisent n'accompagnent point de refrains à boire !... On se bat là-haut ! …. on se tue, vraiment !.... Qu'en dites-vous, M. Charlier ?

– C'est une société qui s'amuse, répond le tranquille maître des Vendanges. Oh ! je n'ai pas de crainte. Les gaillards paieront bien. Ils peuvent casser hardiment !

Heureux homme! Il en a vu bien d'autres. Toutes ces émotions-là sont usées pour lui. Il laisse faire maintenant et n'interpose son autorité de propriétaire que si la mine des tapageurs prévient mal en faveur de leur bourse.

Quant à nous qui sommes assez simples pour nous inquiéter de ce carnage de vaisselle, allons voir.

C'est une troupe de corsaires, de galants corsaires à l'écharpe de soie, au pantalon rayé d'or. Ce sont des espagnoles, avec leurs yeux noirs, leurs basquines et leurs poignards. Qu'est ceci ? Sous votre rouge et vos mouches, je vous reconnais, messieurs vous êtes du grand monde, et du plus grand ! Bravo ! Voilà les beaux jours du carnaval revenus ! voilà mon vieux carnaval du XVIIIe siècle! voilà nos grands seigneurs en goguettes ! car ce sont des seigneurs que vous voyez là ; lord S***** dont tout à l'heure je vous montrais la voiture magnifiquement attelée, avec ses piqueurs et leurs fanfares ; derrière lui, ce jeune homme si pâle, si fatigué, qui le retient et l'empêche de briser une porte, c'est le fils d'un pair de France ; plus loin, cet homme à la physionomie si peu d'accord avec la scène terrible qui se passe, est un député : les autres sont barons, comtes, et même marquis. M. Charlier avait raison ils paieront bien!

Mais les dames ! Regardez-les furieuses, ivres de champagne et de jalousie ; elles se prennent aux cheveux, elles s'égratignent, elles se mordent horriblement ! On les sépare, on les arrache 'l'une à l'autre ; en vrais corsaires, par exemple ; à grands coups de pied, comme on fait dans la rue aux chiens qui se battent…. Il faut que ce ne soient pas de bien grandes dames pour qu'on puisse les traiter avec si peu de façon.

Ah ! je comprends. Vous avez voulu ressusciter le XVIIIe siècle tout entier, messeigneurs ! Il vous faut des femmes qui se battent pour vous ; qui mendient une caresse, un regard de leurs amants ; qui vous tirent les bottes et vous lavent les pieds ! et ces femmes ainsi résignées, ainsi amoureuses, ainsi jalouses, vous ne les trouver que là où les trouve tout le monde. C'est dommage. La révolution a tout gâté. Vous rappelez-vous ce bon temps où les duchesses se battaient au pistolet pour un Richelieu ?

Allons, empêchez donc celle-ci de tuer celle-là. Que gagneriez-vous d'honneur à la mort de ces femmes ? Voyez-vous demain la tragique relation que vous en apporteraient les journaux ?

Enfin la paix se fit. On bassina les contusions avec de l'eau fraîche ; des baisers de feu demandèrent pardon pour les coups de pied. La Junon de cette affaire fut portée dans un fiacre et gardée à vue jusque chez elle ; et le déjeuner s'acheva gaîment.

Voilà ce que j'ai vu. Je vous dirais bien ce que j'ai pensé ; mais vous savez que cela m'est interdit.

Ces observations, qu'il m'a fallu adoucir en les traduisant, de peur qu'on ne m'accusât de cynisme, je les ai retrouvées, toutes semblables, aux mêmes lieux, le jeudi de la mi-carême, comme une seconde édition, du mardi-gras. Il faut l'avouer, cependant c'était moins de bruit, moins de foule. Les masques étaient plus sales, leurs voix moins rauques, les mets moins recherchés, et les vins plus empoisonnés ; la noble fierté, la superbe insolence du mercredi des cendres, avaient fait place à une sorte de tranquillité, à une presque modestie mal justifiées par la différence atmosphérique, car il ne pleuvait plus. Au grand Saint-Martin, même affluence, même tapage, même genre de bal, même droit à payer pour entrer. Mais, à travers tout cela, perçait une tristesse quasi de bon ton ; on voyait les mains fouiller dans les poches, et sortir vides. C'est là tout le secret de ce défaut de ressemblance. Il n'y avait plus d'argent.

AUGUSTE LUCHET.


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