LICHTENBERGER, Henri (1864-1941) : La Résistance alsacienne (1910).

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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : n.c) du n° 11 du samedi 12 mars 1910 de L'Opinion, journal de la semaine.
 
La Résistance alsacienne
par
Henri Lichtenberger

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L'Opinion 12 mars 1910 - H. LichtenbergerL'Alsace traverse en ce moment une phase critique de son existence.

On sait qu'aujourd'hui encore, en fait comme en droit, l'Alsace-Lorraine subit un régime d'exception. Elle est une province d'Empire régie au nom de l'Empire par des fonctionnaires d'Empire. Elle n'a pas de représentant au Conseil fédéral. Elle est soumise au contrôle et à la surveillance de l'autorité impériale. Elle est gouvernée par un corps administratif où la plupart des postes supérieurs et la grande majorité des fonctions subalternes sont confiés non à des indigènes, mais à des Allemands. Bref le Reichsland est toujours encore traité à certains égards en « pays conquis » : il ne jouit pas des mêmes droits que les autres Etats de l'Empire.

Les Alsaciens ne pouvaient à la longue rester indifférents à cette situation. Quels que fussent leurs sentiments intimes sur le fait même de l'annexion, ils ont vite compris qu'ils ne pouvaient se raidir indéfiniment dans une attitude de négation radicale, ni se désintéresser de la façon dont ils étaient gouvernés. Il fallait agir, lutter sur le terrain des faits positifs. Et l'on sait que, depuis un certain nombre d'années, ils ont donné à leur action politique ce but précis et pratique : la revendication de l'autonomie alsacienne. Ils sont unanimes aujourd'hui à demander l'abolition du régime d'exception, à réclamer pour l'Alsace la même situation que celle des autres Etats de l'Empire, le droit de s'administrer elle-même, d'organiser sa vie spirituelle et matérielle conformément à ses traditions et à ses aspirations librement formulées. Et leurs revendications sur ce point ont rencontré l'approbation d'un certain nombre d'esprits éclairés et tolérants parmi les Allemands eux-mêmes. On n'a pas oublié la brochure publiée l'an dernier par M. Wittich sous le titre de Civilisation et patriotisme en Alsace, où le savant professeur de l'Université de Strasbourg constate avec une belle franchise la faillite des efforts de l'administration allemande pour germaniser l'Alsace, dénonce les erreurs commises par les vainqueurs dans les provinces annexées et réclame généreusement pour l'Alsace un régime de tolérance et de liberté, au point de vue politique comme au point de vue de la culture. Les partisans de l' « Alsace aux Alsaciens » trouvaient ainsi des alliés précieux jusque dans les rangs allemands. Leur lutte pour l'autonomie, leur affirmation énergique de la personnalité alsacienne inspirait finalement le respect aux vainqueurs eux-mêmes.

Une solution autonomiste conforme aux aspirations alsaciennes a-t-elle, dans ces conditions, des chances de prévaloir à bref délai ? On ne peut se dissimuler, malheureusement, que cette éventualité est, pour l'instant au moins, peu probable.

La thèse de 1' « Alsace aux Alsaciens » est, en effet, combattue avec acharnement par les fervents de la germanisation. Aux yeux de ces pangermanistes extrêmes la résistance alsacienne est un scandale et un danger. Il importe que l'administration use de vigueur, qu'elle réprime avec énergie l'insolence des menées panfrançaises, qu'elle réduise le plus promptement possible à l'impuissance et au silence la poignée de meneurs qui entretiennent artificiellement en Alsace le culte du souvenir français et l'hostilité vis-à-vis de l'Allemagne. Ces idées ont cours surtout dans un petit groupe d'Allemands immigrés, appartenant au monde des fonctionnaires, qui ont été les premiers pionniers du germanisme  au lendemain de l'annexion et ont conservé, des luttes de jadis, les haines tenaces et les habitudes d'autocratisme. Ils considèrent le pays un peu comme un fief qui leur a été livré à eux et à leurs descendants. Dans ces milieux on semble regretter le temps où l'Alsace était traitée en terre conquise, où le fonctionnaire allemand était un potentat devant qui tout tremblait. On redoute de voir l'élément indigène reprendre dans l'administration du pays la part d'influence qui lui revient légitimement. On dénonce comme menées subversives les efforts du parti alsacien. On s'indigne de voir un Alsacien, le « Français » Zorn de Bulach occuper le poste de premier ministre. On n'épargne même pas le Statthalter, comte Wedel, à qui l'on reproche de trop ménager les susceptibilités alsaciennes. On estime qu'il faut avant tout mater toute velléité de résistance et que l'autonomie ne pourra être accordée que le jour où les Alsaciens auront donné la preuve qu'ils sont Allemands non pas seulement de fait, mais de cœur, et ne se serviront pas des libertés qui leur ont été concédées pour faire régner en Alsace un particularisme francophile et anti-allemand.

Or, on peut, de moins en moins, se dissimuler que ce groupe de germanisateurs à outrance continue aujourd'hui encore à exercer sur les destinées de l'Alsace une influence décisive. Les incidents de ces derniers temps montrent d'une façon évidente que tout leur est permis et rien à leurs adversaires. Les journaux pangermanistes ont pu impunément propager leurs calomnies sur le fils de M. Zorn de Bulach. On les laisse tranquillement poursuivre leur haineuse campagne contre la comtesse Wedel coupable de trop bien parler français ou, encore, ces jours derniers, d'avoir envoyé, par un geste de délicate courtoisie, à la mère de l'abbé Wetterlé un accessoire de cotillon pour son fils en prison. Qu'au contraire le caricaturiste Hansi s'avise d'attenter à la majesté du pédagogue de Colmar, M. Gneisse, ou que l'abbé Wetterlé intervienne à son tour contre l'arrogance pangermaniste, aussitôt les amendes et les mois de prison de pleuvoir. Et le récent discours de M. de Bethmann-Hollweg au Reichstag sur la situation de l'Alsace-Lorraine montre bien que, pour l'essentiel, les pangermanistes ont gain de cause en haut lieu. Sans doute le chancelier s'efforce, dans un très louable souci d'équité, de tenir la balance égale entre eux et le particularisme alsacien. Il avertit, en conséquence, les « ultras » de la germanisation de ne pas interpréter l'attachement des Alsaciens-Lorrains à leur caractère propre comme une manifestation contre l'Empire. Mais il blâme, d'autre part, les Alsaciens d'avoir donné à la cérémonie de Wissembourg, par des manifestations regrettables, un caractère qu'elle n'aurait pas dû avoir. Il ajoute que « l'agitation provoquée par les fêtes de Wissembourg a été nourrie par l'incident de Mulhouse » — l'affaire de ce commerçant suisse qui s'est vu expulser d'Alsace pour avoir demandé à un orchestre d'hôtel de jouer la Marseillaise ! Et il conclut, conformément à la thèse pangermaniste, que l'Alsace n'est pas mûre encore pour l'autonomie, que, sans doute, le mot d'ordre « l'Alsace aux Alsaciens » a quelque chose de séduisant en soi, mais qu'il ne saurait passer dans la pratique aussi longtemps que les chefs de ce mouvement affecteront de méconnaître « le caractère foncièrement allemand de la population » et prétendront « franciser le pays contre l'ethnographie et l'histoire ». En d'autres termes : les Alsaciens se voient sommés de rompre les liens qui les unissent à la France et à la culture française, d'accepter la fusion avec les immigrés allemands, de s'imprégner progressivement de culture allemande. Faute de quoi ils s'exposeront « à ne pas se voir traités comme un membre apprécié de la famille des Etats allemands. »

Or c'est là, précisément, ce que la fierté alsacienne se refuse à admettre. L'orgueil germanique exige de l'Alsace qu'elle renie son passé français et qu'elle s'incline, repentante et convertie, devant la supériorité du vainqueur. L'obstination alsacienne n'entend pas passer sous ces fourches caudines et se montre intraitable devant toutes les tentatives d'intimidation. C'est là ce qu'il importe de comprendre si l'on veut interpréter exactement les événements de ces derniers temps et l'attitude actuelle des Alsaciens. Ils s'insurgent contre une inquisition qui prétend fouiller dans les consciences et qui leur apparaît comme un attentat à la liberté de leurs convictions intimes.

Ainsi, se disent-ils, il ne suffit pas à nos maîtres que nous ayons renoncé à la protestation, que nous nous inclinions devant le fait accompli, que nous nous soumettions correctement à toutes les obligations du citoyen allemand. Après quarante ans d'annexion pendant lesquels jamais un désordre ne s'est produit, voilà qu'on nous demande d'épouser des Allemandes et de donner nos filles à des Allemands, d'ouvrir notre foyer aux immigrés, de changer nos habitudes de vie, d'abdiquer notre personnalité, si nous voulons qu'on tienne notre loyalisme pour sincère ! Autrement, on nous prévient qu'on nous gardera en tutelle, que nous continuerons à n'être que des citoyens de seconde classe ! Mais n'est-ce pas là une cruelle dérision?
En réalité, ce ne sont pas, ajoutent-ils, les Alsaciens qui ont a quelque chose à se faire pardonner », mais bien les Allemands, eux qui ont, le sachant et le voulant, fait violence au sentiment de l'Alsace en l'arrachant à la France. Ce n'est donc pas aux Allemands qu'il sied de « poser des conditions », mais bien aux Alsaciens. Et ils les posent. Ils demandent l'autonomie, non pas comme une faveur, mais comme un droit — l'autonomie complète et réelle, s'entend, non pas une autonomie de façade sous quelque prince de la famille impériale, avec un ministère obéissant docilement aux ordres de Berlin, mais une république d'Alsace régie par le suffrage populaire et libre de s'organiser à sa guise, de conserver intacte sa culture traditionnelle. Telle est la concession préliminaire que réclament les Alsaciens. Tant qu'on n'y aura pas fait droit, ils continueront à répéter avec une inlassable énergie qu'on les opprime et à résister à leurs oppresseurs par tous les moyens légaux, par la parole et par la presse, à la Délé-I gation ou dans les journaux, par la protestation ouverte ou l'ironie.

Dans cette lutte qui se poursuit en ce moment avec une âpreté croissante, les représentants de l'Alsace savent bien qu'ils ont derrière eux le pays entier. Les Alsaciens ont nettement conscience  de la gravité de l'heure présente : c'est l'existence même de l'individualité alsacienne qui se joue. De là, chez ces hommes si réfléchis, si maîtres d'eux-mêmes, je ne sais quel frémissement intime qu'on discerne sans peine dans leurs écrits ou dans leurs paroles. L'Alsace fait de nouveau bloc aujourd'hui contre  le pangermanisme menaçant. Elle se concerte pour nommer désormais  partout des députés décidés à défendre avec énergie, tout en restant sur le terrain strictement légal, les intérêts de l'Alsace-Lorraine autonome. Imposant silence à leurs divisions politiques ou religieuses, libéraux et catholiques font aujourd'hui campagne ensemble ; l'abbé Wetterlé et le démocrate Blumenthal marchent la main dans la main. Toute l'Alsace a entouré de ses sympathies l'abbé Wetterlé lorsqu'il a dû expier à la prison de Colmar, côte à côte avec des condamnés de droit commun, les hardiesses de sa riposte aux prétentions des germanisateurs maladroits. Toute l'Alsace s'est trouvée d'accord soit pour réclamer le rétablissement de l'enseignement obligatoire du français à l'école primaire, soit pour affirmer à Wissembourg son attachement reconnaissant au souvenir français. Et si, après quarante ans d'occupation, l'âme alsacienne tressaille encore d'émotion aux accents de la Marseillaise, si les petits écoliers alsaciens, quand il s'en vont en excursion à la Schlucht, n'ont rien de plus pressé que d'arborer au chapeau ou à la boutonnière les couleurs françaises, c'est qu'apparemment les « bienfaits » de l'annexion n'ont pas encore effacé, dans le cœur des Alsaciens, la mémoire d'un temps où l'individualité alsacienne était mieux respectée qu'aujourd'hui et plus libre de s'épanouir conformément à sa nature véritable.

L'Alsace, on le voit, n'est pas près de désarmer. Moins que jamais elle consent à se soumettre aux injonctions menaçantes des germanisateurs à outrance. Et elle donnerait certainement du fil à retordre aux Allemands s'ils prétendaient la traiter comme une seconde Pologne. Allègrement les Alsaciens se sont mis en bataille pour repousser l'offensive nouvelle du pangermanisme. Et ils sont résolus à ne pas ménager leurs adversaires. Tant pis, disent même certains, si, au cours de la lutte, le premier ministre alsacien vient à tomber : M. Zorn de Bulach se laisse parfois imposer des besognes dont il vaudrait mieux, pour l'Alsace, qu'un Allemand prît la responsabilité.

Parmi les nombreuses réflexions que nous suggère cette lutte obstinée de l'Alsace-Lorraine pour le maintien de son individualité et la conquête de l'autonomie, je n'en veux retenir que deux et les développerai avec une volontaire sécheresse, estimant qu'en un pareil sujet on ne saurait trop éviter la déclamation.

1° L'Allemagne ne peut dissimuler à personne et ne se dissimule pas à elle-même qu'après quarante ans bientôt d'occupation, elle n'a pas su se concilier les sympathies des populations annexées, qu'elles continuent à se sentir molestées et opprimées, qu'elles supportent avec impatience le régime de compression et de tracasseries auquel les soumet le vainqueur. En d'autres termes : l'état de choses créé par l'annexion n'est pas encore accepté intérieurement par la grande majorité des Alsaciens-Lorrains et c'est précisément ce dont les Allemands, qui leur refusent l'autonomie, leur font grief aujourd'hui. Les Allemands comptaient que le temps ne tarderait pas à effacer chez leurs nouveaux sujets le souvenir de la violence subie et qu'ainsi le coup de force du prince de Bismarck se trouverait promptement amnistié. Ils sont loin de compte. Les récriminations de l'Alsace entravée dans son libre développement n'ont pas cessé d'interrompre la prescription.

2° Il n'est pas possible que le mécontentement qui règne dans les pays annexés n'ait pas sa répercussion sur l'opinion française. La France, qui a toujours scrupuleusement observé le traité qui la lie, s'est absolument interdit tout immixtion dans les affaires d'Alsace. C'était son devoir. C'était aussi son intérêt : car il est clair qu'une propagande française en Alsace eût été compromettante pour les annexés, sans aucun profit pour nous. Elle n'a jamais donné aucun conseil aux Alsaciens-Lorrains et n'est pour rien dans la situation présente du pays d'Empire. Mais nulle puissance au monde ne peut exiger de la France qu'elle se désintéresse de ce qui se passe dans un pays qui fut jadis une de nos plus vaillantes provinces, qui est aujourd'hui encore, par ses idées et sa culture, une marche française en terre allemande. Nul doute que le jour où il serait constaté que les Alsaciens-Lorrains sont libres d'organiser leur existence à leur gré, les rapports franco-allemands ne deviennent aussitôt beaucoup plus faciles. Mais nul doute aussi que plus s'aggravera le conflit actuel entre l'Alsace et ses maîtres, et plus aussi la France sera forcée de se souvenir du passé et d'accentuer cette réserve dont les Allemands se plaignent et que leur défiance toujours en éveil interprète volontiers comme un symptôme d'hostilité à leur égard.

« Il n'y a plus de question d'Alsace depuis le traité de Francfort », répètent volontiers les Allemands. C'est leur droit si l'on se place au point de vue international. Mais il subsiste — eux-mêmes l'avouent — une « question alsacienne » au point de vue allemand. Et cette question reste, qu'on le veuille ou non, un danger permanent pour la paix européenne, sans que nous puissions faire quoi que ce soit pour modifier une situation que nous n'avons pas créée et dont nous ne portons pas la responsabilité.

HENRI LICHTENBERGER.

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