KARR, Alphonse (1808-1890) : Le Bal au cinquième étage (1833).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.XI.2003)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
Le Bal au cinquième étage
par
Alphonse Karr

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- Il est neuf heures et vous n'êtes pas habillé ?

- Nous avons du temps encore devant nous.

Ces souvenirs de jeunesse qu'un hasard nous a fait rappeler ; ces jours que nous dépensions sans compter, à cet âge où on se croit d'années et de bonheur un trésor inépuisable, tiennent mon esprit sous un tel charme, que j'ai peine à le rompre. La vie se partage en deux moitiés : l'une pleine d'espérances qui ne doivent pas se réaliser ; l'autre, livrée aux regrets de bonheurs dont nous n'avons pas joui ; car ce qui nous semblait si beau dans l'avenir, ce qui, lorsque nous l'avons atteint, ne nous a donné que désappointement et dégoût, reprend sa magie dans le passé. L'espérance et le souvenir ont le même charme et le même prestige : c'est l'éloignement. Certes la jeunesse a aussi ses peines, et elles sont d'autant plus amères, qu'alors on se croit en droit de demander beaucoup à la vie ; qu'on prend ses désirs pour des promesse , ses espérances pour des valeurs qui doivent être remboursées un jour ; mais la jeunesse a tant de force et de vie, que ses peines ont du charme et de la poésie ; que vivre et sentir est pour elle une jouissance, semblable aux enfants dont le corps est sans cesse en mouvement, et qui se fatiguent volontairement plus qu'un forçat sous le bâton des gardes-chiourme. A tout prendre, c'est l'âge le plus heureux ; c'est celui où l'homme vit le plus à la fois.

- Et c'est aussi l'âge où l'on a le plus de grandeur et de noblesse, l'âge des croyances et de la foi, qui seules engendrent les grandes choses. Nous pouvons le dire, parce que ni vous ni moi nous ne sommes encore à l'âge où l'on appelle vice et folie ce que l'on ne peut plus faire, où l'on érige ses infirmités en autant de vertus ; où l'on se croit sobre, parce que l'estomac ne digère plus ; continent, parce que le sang a perdu sa chaleur ; discret, parce que l'on n'a plus rien à dire.

- Pensez-vous que nous aussi, nous arrivions là ?

-Oui, la vie a pour tous le même courant, les mêmes rives, les mêmes écueils, le même port. Quoi que nous fassions, il nous faut passer par où les autres ont passé ; et le plus prudent serait de se laisser aller à valon, comme disent les bateliers, sans se donner un mouvement inutile, dans un courant invincible et invariable. Nous rions des ridicules et de la bicoque gothique de notre père ; nous habiterons la bicoque et nous aurons les mêmes ridicules ; et cette maison, nous l'aimerons, et ces ridicules, nous les caresserons ; nous croirons avoir un palais et des vertus.

- Néanmoins, quoique une vie âpre et agitée, plus que l'âge, car je suis plus jeune que beaucoup d'étudiants, m'ait de bonne heure exilé de cette riante partie de la vie, je comprends les passions et les folies de la jeunesse ; je les aime comme le printemps, dont elles ont la fraîcheur. Malheureusement, et espérons que ce sera pour peu de temps, cette vie, d'ordinaire si insoucieuse de la jeunesse, est aujourd'hui troublée par des préoccupations politiques. Étrange aveuglement que d'escompter ainsi son avenir, que de secouer l'arbre en fleurs pour lui faire porter plus tôt des fruits sans maturité et sans saveur, surtout quand ces fleurs sont si fraîches et si parfumées, surtout quand d'elles-mêmes elles doivent tomber si vite. L'arbre qui a donné des fruits de primeur perd ses feuilles avant l'automne. Le jeune homme qui fait de la politique à dix-huit ans sera ganache à quarante. C'est à la jeunesse qu'on peut appliquer ce que disait le réformateur Luther :

Wer nicht liebt wein, weib und gesang,
Der bleibt ein narr sein lebelang.

" Celui-là sera un fou toute sa vie qui n'aime ni le vin, ni l'amour, ni le chant. "

- Seulement, je retrancherais le vin. - Pourquoi ? Vous tombez déjà dans ce que je disais tout à l'heure ; vous voulez retrancher des plaisirs ceux dont vous ne jouissez pas ; vous n'aimez pas le vin, vous ne voulez pas qu'on en boive ; vous me rappelez ce renard, qui ayant perdu sa queue dans un piège, disait aux autres renards : Que faites-vous de cette queue inutile, qui n'est bonne qu'à balayer la poussière, et à faire dans les broussailles un bruissement révélateur.

- Je pense que la jeunesse est riche, et qu'elle doit ne pas empiéter sur l'avenir. Le vin est un plaisir qu'il faut se réserver pour un âge plus avancé. Si on dépense plus que son revenu de plaisirs, on sera ruiné de jouissances dans la vieillesse.

- Cette fois, vous avez, je crois, raison ; cependant versez-moi un verre de ce vin du Rhin.

- Pour en revenir à ce que nous disions, vous rappelez-vous, alors que nous demeurions rue de la Harpe, le jour où nous donnâmes un bal.

- Comme si la chose s'était passée hier ; je vois encore nos deux chambres contiguës, meublées d'une fenêtre, d'une grande malle, et d'une paire de fleurets.

- Vous rappelez-vous, ce jour-là, à quoi nous servit notre grande malle ?

- Parbleu ! mon père vint pour me sermonner ; comme je l'avais reconnu par la fenêtre, je m'enfermai dans la malle ; vous lui dites que j'étais sorti, et comme il ne paraissait pas ajouter foi entièrement à votre assertion, vous vous tîntes assis sur la malle, pour lui ôter l'idée de regarder dedans.

-Oui, et pour que son sermon ne fût pas perdu, il jugea à propos de me le faire subir ; en quoi je montrai un des plus grands dévouements à l'amitié que nous ait transmis l'histoire ; tant j'écoutai avec patience et résignation.

- Tandis que dans la malle où j'étouffais, j'étais en proie à toutes les horreurs de l'agonie.

- A propos de visites inopportunes, te rappelles tu une visite due nous reçûmes dans cette même matinée.

-Je me rappelle le toit que nous gravissions pour arriver à une sorte de plate-forme entre deux cheminées; là nous portions des livres, des cigares, et nous nous chauffions à la fumée des cheminées voisines ; quand ton tailleur arriva, tu étais sur le toit ; il te demanda. -Monsieur est-il ici ? -Oui, monsieur, donnez-vous la peine d'entrer, et je lui désignai le sommet du toit. II est impossible d'imaginer une physionomie plus élargie, plus stupéfiée que celle de l'honorable créancier. - Monsieur paraît occupé, me dit-il, je ne veux pas le déranger, ayez seulement la bonté de lui dire que, s'il n'a pas payé mon mémoire à midi, je le ferai citer chez le juge de paix.

-Puis quand il fut parti, il nous revint en la mémoire que nous donnions un bal ce jour-là, et que nous avions invité vingt personnes ; nous nous demandâmes : que nous manque-t-il pour la solennité de ce soir ? nous réfléchîmes quelque temps, et le résultat de nos réflexions fut qu'il nous manquait tout ; puis nous examinâmes nos ressources, elles consistaient en une montre, qui jusque-là avait échappé à de fréquents naufrages, et en fort peu d'espèces monnoyées ; il fallut avoir recours aux expédients. D'abord, il était impossible que nos vingt invités pussent tenir dans nos deux chambres ; nous allâmes prendre dans un grenier un vieux paravent que quelque voisin y avait relégué, et au moyen dudit paravent, nous parvînmes à clore le carré, que nous usurpâmes pour en faire une troisième chambre, dans laquelle nous mîmes deux chaises et une table.

- Puis j'allai chez sept ou huit amis pour réunir les vingt verres qu'il nous fallait, et nous débouchâmes ce que nous pûmes acheter de bouteilles de vin, et nous en doublâmes le nombre en mettant moitié d'eau ; après quoi ce vin fut bouché et cacheté.

- Et notre orchestre ?

- Qui ? ce jeune musicien qui arrivait de Reims et qui se laissa persuader qu'il jouait devant les plus célèbres artistes de Paris, et qui, pour se produire en si honorable société, joua du violon toute la soirée.

- Et le tapis, tu allas en marchander deux chez un marchand de meubles qui demeurait sur la place Sorbonne ; on les apporta de ta part, pour que l'on pût choisir. Je me rappelle encore l'hésitation du commissionnaire quand je lui dis de les laisser, qu'on enverrait la réponse ; puis il s'en alla, et nous nous empressâmes de clouer le tapis dans notre seconde pièce.

- Et notre unique bougie ; comme nous l'ornâmes de papier découpé, comme nous la mîmes en évidence sur la table de jeu, comme nous eûmes soin de ne l'allumer que lorsqu'on commença à jouer.

- Cela me rappelle le reste de notre luminaire. J'imaginai de mettre deux clous au plafond, et le soir j'allai décrocher les deux quinquets qui éclairaient l'escalier et je les plaçai dans nos salons. Quand nos invités arrivèrent, plusieurs se plaignirent de ce que l'escalier n'était pas éclairé. A quoi nous répondîmes que cette maison était si mal tenue que nous allions la quitter. Et encore, pour le repas, comme nous n'avions pu avoir que des gâteaux à un sou, nous volâmes la cage où la portière tenait renfermés une douzaine de serins, dans l'intention de les plumer et de les faire cuire comme alouettes ; mais notre ignorance en cuisine sauva la vie aux oiseaux. Puis, dans un cabinet attenant à notre appartement, tu laissas tomber avec fracas, quand tout le monde fut réuni, deux ou trois vieilles tasses, et tu vins m'apprendre que les glaces étaient perdues ; à quoi je répondis en citant ce proverbe allemand : Ein gericht, und in frundlieh gesicht.

" Un seul plat, et un visage ami. " Vous n'aurez que des gâteaux et de l'eau sucrée ; mais une foule de visages amis.

- Ce que tu as peut-être oublié, ce sont les préparatifs de notre toilette. Nous n'avions qu'une paire de bottes et une paire de souliers. Tous deux nous voulions mettre les bottes, parce qu'au quartier latin la botte est plus habillée que le soulier. Ne pouvant nous accorder, nous résolûmes de nous en rapporter au sort, et de jouer les bottes à pile ou face. Il ne nous restait pas une seule pièce de monnaie. Alors nous les jouâmes au premier sang, avec des fleurets boutonnés, bien entendu, et quoique tu tirasses mieux que moi, je te touchai et mis les bottes.

- C'est à moi que nous dûmes l'invention des bouquets pour les dames. Au moyen d'une corde et d'un noeud coulant, j'amenai chez nous toutes les fleurs qui couvraient les fenêtres d'une dame qui demeurait au-dessous de nous.

- Puis le soir arrivèrent des tribulations et des malheurs imprévus. Le musicien mangea comme un glouton ; et quoique nous eussions averti que nous n'avions pas faim, pour nous abstenir de diminuer le nombre déjà trop restreint des gâteaux, il n'y en eut pas pour tout le monde. Et nous nous aperçûmes qu'il n'y avait pas de serviettes pour les dames. Celles qui avaient des mouchoirs brodés profitèrent de cette occasion pour les étaler complaisamment ; mais celles dont les mouchoirs étaient plus simples paraissaient chercher. J'allai tout doucement décrocher les rideaux et je les apportai sous la dénomination de serviettes. Et la bougie tirait à sa fin ; il n'y avait pas moyen de la remplacer. Nous étions fort perplexes, quand un incident nous sauva ; je ne sais plus quel est l'incident.

- Rien moins que le commis du tapissier. On l'avait beaucoup blâmé d'avoir laissé les tapis chez des inconnus ; et, sans des courses urgentes, il serait venu plus tôt chercher les tapis ou le prix en argent. La seconde condition était impossible à remplir ; la première n'était que difficile. Je priai le commis d'attendre sur l'escalier, puisque nous avions confisqué le carré à notre profit. En rentrant je feignis de tomber en m'accrochant au tapis ; fort heureusement, m'écriai-je, que cet accident n'est pas arrivé à une de ces dames, je leur évite une cruelle entorse. Ce tapis nous empêche de danser dans cette pièce et nous resserre dans les deux autres. Je vais l'enlever. Je me mis á arracher les clous et j'enlevai le tapis.- Ce qui remplit nos salons d'une épaisse poussière. - Puis on se remit à danser. Comme j'étais censé avoir une entorse, je m'occupai d'observer les danseurs et les danseuses. Les étudiants sont en général de bons et naïfs jeunes gens qui aiment à se parer de vices qu'ils n'ont pas. Simples et timides, ils font les roués et les mauvais sujets, ils fument, quoique le tabac leur fasse mal au coeur ; et ils marchent en frappant du talon. Pour les danseuses, prises dans la classe des grisettes, il n'y avait de remarquable en elles que l'affectation et la minauderie, pendant la première moitié du bal ; la gaîté, la folie, et peut-être plus, pendant la seconde moitié.

- J'ai plus étudié les grisettes que toi ; tu es resté à la superficie ; dans tes observations tu oublies le mépris de celles qui avaient des chapeaux pour celles qui n'avaient que des bonnets, et en retour la jalousie et la haine des bonnets contre les chapeaux ; le soin des premières de ne pas se découvrir la tête ; quelque beaux que fussent leurs cheveux. Je ne te parlerai pas du style guindé des étudiants, ni de l'affectation sentimentale et romanesque des grisettes ; mais une chose m'a souvent frappé, et la voici :

S'il y a un moment dans la vie où l'homme a de la grandeur et de la noblesse, où il sent en lui quelque chose qui, gêné par les limites étroites du corps, à chaque instant semble prêt à rompre les liens qui le retiennent, c'est alors que, surpris de nombreux besoins, de désirs inconnus, il écoute au dedans de lui-même la mystérieuse harmonie de l'âme qui s'éveille, et il se voit naître à une seconde naissance ; alors qu'il rêve l'amour, que cette jeune âme se souvient des anges qu'elle vient de quitter, et cherche sur la terre où placer cet amour divin qui n'a plus d'objet.

Heureuse alors la femme qui usurpe ce premier amour ! car il n'y a pas une femme qui en soit digne. Heureuse si elle pouvait connaître le trésor de félicité qui lui est offert ! Mais pour la plupart elles méprisent et dédaignent le jeune homme qui ne sait pas parler l'amour ; ce qu'on n'apprend que lorsqu'on n'aime plus ; car, lorsqu'on aime du premier amour, il n'y a pas de langue humaine qui paraisse suffisante. Il faut que l'âme entende l'âme. Elles préfèrent se livrer à des hommes usés et au coeur caduc. Quelques-unes cependant sont plus expérimentées, et s'emparent, comme un oiseleur, de cet amour si pur et si profond ; mais elles n'ont que déceptions et dégoûts à offrir en échange. Il faut, pour un premier amour, un premier amour ; ou bien il semble voir une rose qui, plantée dans du fumier, exhale un parfum perdu dans l'odeur fétide qui l'environne et la tue.

Eh bien, ces grisettes, jeunes filles blasées, corrompues, chez lesquelles l'âme n'a pu naître, parce qu'elles ont eu un amant avant d'avoir de l'amour, c'est à elles que, semblables à l'abeille qui cherche le miel dans le calice des fleurs, viennent demander ce bonheur ineffable qu'ils ont rêvé tant de jeunes gens purs encore et naïfs ; mais la fleur est décolorée et desséchée, et le suc qu'en retire l'abeille est un poison.

- Tu vois les choses sous un point de vue lamentable. Rappelons plutôt le dénoûment de notre bal. Le voisin du dessous frappant avec un balai, pour réclamer le silence et la liberté de dormir. Notre mépris pour la requête du voisin. Le portier, irrité de ce que nous le faisions coucher tard, montant par malice l'assignation que mon tailleur avait été exact à m'envoyer ; le mystère avec lequel je la cachai ; la curiosité d'Adèle, supposant que c'était une lettre d'amour ; mon imprudente réponse : Au contraire. - Alors, monsieur, c'est un duel. - Le peu de succès de mes dénégations ; la colère d'Adèle ; notre brouille ; le départ de notre société ; le portier reconnaissant les quinquets.

-Et le lendemain notre congé de par le propriétaire, sur la plainte collective de tous les voisins.

- Sais-tu l'heure qu'il est ?

- Non.

- Minuit et demi ; à peu prés l'heure de sortir du bal pour lequel tu n'es pas encore habillé.

ALPHONSE KARR.


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