TELLIER, Jules (1863-1889) : Autour de l'école décadente, trois articles (1887-1888).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (23.XI.2001)
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Textes établis sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- 2 vol.).
 
L’école décadente
(Le Parti National, 3 septembre 1887)
par
Jules Tellier

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Ainsi s’intitule une brochure [L'École décadente / Anatole Baju.– Paris : L. Vanier, 1887.– In-16, 32 p.] qui paraît avoir vivement intéressé nos confrères. Chaque année, vers l’époque où nous sommes, les journalistes parisiens sentent le besoin de s’occuper de la « Décadence ». J’aimerais, puisqu’ils en veulent parler, à les voir saisir les occasions d’en parler comme il faudrait. Il vient de paraître une nouvelle édition des Romances sans paroles. En a-t-on pris texte pour appeler l’attention sur la métrique et le talent de M. Paul Verlaine ? M. Jules Laforgue vient de mourir à vingt-sept ans, et l’auteur de Cruelle énigme est revenu d’Angleterre tout exprès pour conduire le deuil. S’est-on demandé à ce propos ce que voulait ce chercheur, intéressant après tout, qui manqua, je crois, de méthode et de métier, mais qui eut des rencontres, et qu’on ne peut dédaigner entièrement puisque M. Bourget en faisait cas ? Aucunement. Mais que paraisse telle brochure innommable et méprisée de ceux-là même dont elle fait l’éloge : on en parle tout aussitôt pour la railler, et en la raillant on la fait connaître. Il suffit qu’un chroniqueur ait donné le signal, les autres se croient tenus à le suivre. Moi-même, « je le vois bien et je fais le mal, » et ce n’est ni de M. Paul Verlaine, ni de M. Jules Laforgue que je vais vous parler aujourd’hui, mais de l’Ecole décadente, comme tout le monde.

Le titre, d’abord, me trouble. D’Ecole décadente proprement dite, ayant un maître et des disciples, et des principes nettement formulés qui se puissent discuter, il n’y en eut, à vrai dire, jamais. Il y eut seulement ceci. Deux poètes du Parnasse, de tempérament très différent et de valeur très inégale, M. Verlaine et M. Mallarmé, étaient arrivés, chacun de son côté, travaillant solitairement, et, à ce qu’il me semble, sans grand souci du succès ni de la réclame, à une façon d’écrire très personnelle, et la moins faite du monde pour être imitée. Ils y étaient arrivés, l’un par une sorte d’exaspération des sens, l’autre par une manière de dérangement des facultés cérébrales. Des jeunes gens, qui n’avaient ni les sens exaspérés comme le premier, ni peut-être même (en dépit des apparences) le cerveau ébranlé comme le second, mais qui avaient, en revanche, un grand amour du bizarre et un grand désir d’étonner leurs contemporains, imitèrent à froid les étrangetés de ces deux maîtres. Parmi ces jeunes, un seul, M. Jean Moréas, fit preuve de talent ; et il apporta en outre la théorie du Symbolisme. Les autres, M. Vignier, M. Kahn, M. Ghil, sont, peu s’en faut, négligeables. Ajoutez qu’il suffit de parcourir leurs vers pour s’assurer que ce que veut l’un n’a pas grand chose à voir avec ce que veut l’autre, et que les ouvriers de la « Décadence » ne s’entendent guère plus entre eux que ceux de la Tour de Babel.

Mais le titre importe peu. Va pour l’Ecole décadente, et voyons le contenu de la brochure. C’est, nous dit-on, un « résumé historique ». Suivons le résumé. Avant la Décadence, ou plutôt le Décadisme, pour parler le langage de l’auteur, régnait l’école naturaliste. Sa littérature était immorale et grossière. Cet honneur était réservé au Décadisme « de broyer le naturalisme, et de créer un goût nouveau qui ne fût plus en contradiction avec le progrès moderne ». Car il y a un progrès moderne. « Notre époque n’est point malade ; elle est fatiguée, elle est écœurée surtout. Etant fatigué et écœuré, l’homme aspire au néant ; et quoiqu’il ne soit pas malade, il souffre intensément de cette maladie atroce dont les effets sont d’autant plus terribles que les causes en sont inconnues, ou peut-être n’existent pas ». De ce qu’il souffre intensément, « il ne faudrait point inférer que l’homme moderne est triste. Au contraire, il est gai ». Ce qu’il a de gai, c’est « l’ironie amère de son intolérable désespoir ». Mais, pour gai qu’il soit, il s’ennuie. « La littérature décadente se propose de refléter l’image de ce monde spleenétique ». Et comment va-t-elle en refléter l’image ? « Pas de descriptions : on suppose tout connu… Ne pas dépeindre, faire sentir. Tel est ce programme si simple et bien en harmonie avec la vie moderne. »

L’auteur, « plein de ces idées », s’entendit avec un ami pour fonder le journal le Décadent. Les débuts furent pénibles. « Heureusement, nous avions soin de purifier notre esprit dans l’eau lustrale des bocks ou des verres d’absinthe, douce consolation qui nous dédommageait amplement. » Ces consolations, auxquelles ne paraissent avoir songé ni Hugo luttant contre les classiques, ni Zola combattant les idéalistes, donnèrent aux rédacteurs du Décadent la force de continuer leur œuvre. Ils reconnaissaient pour maîtres trois hommes, MM. Barbey d’Aurevilly, Verlaine et du Plessys.

« Barbey est grand », dit l’auteur, et il ajoute : « Prétendre le prouver supposerait qu’on peut en douter. » Il n’est pas seulement grand, il est « le plus colossal penseur de tous les siècles et de toutes les nations… Victor Hugo qui passe pourtant pour un géant, n’est qu’un nain auprès de lui. » Quant à Verlaine, il est « le poète du cœur… le plus grand poète de tous les temps » ; et l’auteur observe en passant qu’il a bien plus de génie que le général Boulanger. Et M. du Plessys ? Celui-là joue le rôle que jouait dans le cortège de Marlborough l’officier qui ne portait rien. Il n’a rien fait. « Son incurable mépris de l’écriture l’empêchait de prendre la plume. » D’ailleurs, s’il n’écrit rien, « il pense ». Que pense-t-il ? « Comme Socrate, il aime le beau. » cela n’est pas fort nouveau, depuis Socrate. « Son âme paternelle a des aspirations vers le Néant, et rêve de cataclysmes qui, détruisant l’univers, aboliraient la souffrance. » Mais l’âme paternelle de Schopenhauër a eu de telles aspirations, et l’âme maternelle de Mme Ackermann en a aussi. Non décidément la force de du Plessys n’est point de penser, c’est de ne pas écrire. Son silence est l’aboutissant logique du système. « Pas de descriptions : on suppose tout connu. » Peut-on mieux éviter de décrire qu’en n’écrivant pas ? Et dès qu’on suppose tout connu, le mieux n’est-il point de se décider à ne rien dire ? Admirons du Plessys, et regrettons seulement que des trois maîtres que reconnaît l’auteur de la brochure, ce ne soit pas celui-là seul qu’il ait imité…

Je ne veux point terminer sans prévenir une équivoque. Ne vous y trompez pas : le rédacteur de cet étonnant opuscule ne parle qu’en son propre nom. S’il représente quelque chose, ce n’est point même la Décadence, c’est proprement le « Décadisme ». Et s’il a un frère d’armes, ce ne peut être que le poète déménageur Paterne Berrichon, dont vous connaissez les mésaventures. M. Verlaine et M. Moréas sont gens de talent. M. Mallarmé, M. Vignier, M. Kahn sont des lettrés dont pour ma part je ne goûte guère les productions, mais qui enfin savent leur langue, encore qu’ils s’appliquent trop souvent à l’oublier ; et il n’est pas jusqu’à M. Ghil à qui je ne craindrais de faire injure en rapprochant ce qu’il fait de ce prodigieux et inconscient fatras d’écolier en délire. On me dit que c’est à un jeune instituteur que nous devons l’Ecole décadente. Si cela est, il fait peu d’honneur au corps auquel il appartient, et pour qui l’on s’est imposé, ces temps-ci, tant de sacrifices. Au reste, ne me demandez pas comment il s’appelle. J’ai fait une chose vaine en vous parlant de l’œuvre ; je ferais une chose cruelle vous nommant l’auteur.


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Choses décadentes
(Le Parti National, 28 octobre 1888)
par
Jules Tellier

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Voici longtemps qu’on ne parlait plus guère des écrivains dits « décadents » ou symbolistes. Si l’on continue à n’en point parler, ce ne sera pas du moins leur faute : ils recommencent de s’agiter. Et, tout d’abord, le chef de l’école (si école il y a) publie une nouvelle édition, extrêmement augmentée, de ses Poètes maudits.

Ces « maudits » qu’exalte M. Verlaine, génies inconnus ou méconnus, ce sont : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam, et enfin « Pauvre Lelian », c’est-à-dire Paul Verlaine lui-même. Si je mets de côté Mme Valmore, dont le nom est ici assez imprévu, j’avoue que ce n’est guère que sur Verlaine poète que je suis de l’avis de Verlaine critique. Et surtout, je me refuse à m’apitoyer sur le cas de M. Stéphane Mallarmé.

Le mérite le plus clair de M. Mallarmé, c’est d’avoir écrit encore moins de sonnets que M. de Hérédia, de qui déjà c’était le plus clair mérite d’en avoir écrit très peu. Il y a de M. Mallarmé, sept ou huit sonnets que l’on voit reparaître dans les feuilles à tour de rôle ; si bien que ceux-là mêmes qui les admirent le moins en viennent à les savoir par cœur. Ces sonnets, le public assurément les juges absurdes (et je ne lui en fais pas un crime) mais il les connaît enfin et il en parle. Et parce qu’il suppose que le poète les comprend, tout en s’en moquant, il ne laisse pas de sentir une sorte de considération pour lui… Et puis, des fervents l’exaltent, les uns ingénus,les autres moins. M. Renan a parlé excellemment de l’attrait singulier des petites églises. « Il est si doux de se croire une petit aristocratie de la vérité ! »

Il est si doux de se reconnaître, à cinq ou six, droit de pitié et de mépris envers tous ! Cette douceur, les « mallarmistes » la goûtent et bien mieux que les « verlainiens ». L’inconvénient au vrai, c’est qu’il est difficile de la crier des années impunément. Dès aujourd’hui, tout le monde sait que M. Verlaine est un poète délicieux, tout le monde, et même les sots. Cela est devenu le secret de Polichinelle. Il n’y a plus de plaisir. Avec M. Mallarmé on est bien tranquille. On peut prêcher le culte en toute sécurité. On n’a pas à craindre qu’il se répande. Aussi on y va de tout cœur. Nul n’a fait de vers plus rocailleux que M. Mallarmé. Je ne sais si le lamentable Chapelain lui-même fut dépourvu d’oreille à ce point. On le déclare grand musicien. Nul n’a fait de vers si froids ni si vides, et ne s’est travaillé tant à embrouiller et à compliquer des pauvretés.. Ajoutez qu’il n’y parvient pas. Il n’est même pas tout à fait inintelligible. Je le comprends, quant à moi, juste assez pour m’apercevoir qu’il écrit en style écolier, et aussi que le fond chez lui est peu de chose. On le proclame grand penseur.

Et l’on veut que je le plaigne ? O l’homme heureux entre tous ! Il écrit peu, et ce peu n’est rien. Et voici qu’il a des amis et même des ennemis… Les vrais « maudits », ce sont ceux plutôt que ne maudit nul être humain, qu’on n’attaque ni ne défend, qui vivent et écrivent dans un grand silence, et qui savent seuls qu’ils ont du génie. Ceux-là n’ont rien de ce qui attire les charlatans et surprend le vulgaire. Ils ne sont point inintelligibles, et c’est pourquoi nul ne se fait gloire de les comprendre. Ils sont bien plus loin de la foule que M. Mallarmé. Leurs paroles ne l’arrêtent par aucune bizarrerie facile et grossière. Elles glissent sur elles et ne laissent nulle trace. Je pense surtout à l’auteur de l’Illusion, au rare et magnifique poète Jean Lahor, vrai « maudit », celui-là, et tout à fait différent de ceux dont le martyre consiste à être à la mode.

Mais j’y songe. Verlaine lui-même admire-t-il tant M. Mallarmé ? Que le plus naïf et le plus frissonnant des poètes se sente au cœur une profonde tendresse pour un rimeur si martelé et si froid, cela est possible à la rigueur, mais je me méfie. Et si Verlaine d’aventure n’admire guère Mallarmé, pourquoi « fait-il semblant ? » J’y vois double inconvénient. Inconvénient pour le poète. L’équivoque là-dessus n’a que trop duré. Que gagne l’auteur de Sagesse à affecter de confondre sa cause qui est bonne, avec celle de M. Mallarmé qui est mauvaise ? Inconvénient pour le critique aussi. Car cette critique incohérente, décousue, toute d’impression personnelle et d’arbitraire, que lui reste-t-il vraiment, si l’on n’y sent pas du moins l’accent de la sincérité, et si, comme je crois, elle implique, autant ou plus de convenu que la critique académique elle-même ?

Avec tout cela, les Poètes maudits sont un livre infiniment amusant. Une des originalités de Verlaine, poète et prosateur, c’est qu’il écrit, si j’ose dire, une langue vivante. Songez-y, et vous verrez que la chose est rare. Nous écrivons tous une sorte d’idiome littéraire, conservé seulement par la tradition écrite, infiniment éloigné par les tours et le vocabulaire de la langue que nous entendons parler et que nous parlons nous-mêmes. Nous n’exprimons pas nos sentiments directement : nous commençons par les traduire dans cette idiome-là. Nous faisons du « français » comme on ferait des vers latins. Verlaine, non. De-là le charme de ses vers. De-là ce qu’il y a de plus inquiétant dans sa prose. Car, ici et là, il écrit comme il parlerait.

Mais les vers, il les écrit à des minutes tout à fait singulières, les yeux fixés sur son rêve seul, en pleine possession de son génie. Et ce génie le sauve de tout ce qui pencherait au trivial et au vulgaire. Qu’est le génie, sinon la forme supérieure et divine du goût ? Sa prose, il l’écrit en des minutes moins rares ; et de-là les trivialités, les trébuchements, les cahots… Malgré tout cela, elle reste vivante et curieuse. Forme et fond, vous trouverez dans les Poètes maudits le plus divertissant mélange d’un sens littéraire très riche et très fin, et d’un incroyable mauvais goût…

Je ne voulais pas du tout vous parler longuement des Poètes maudits. Je me suis laisser entraîner. Je comptais vous signaler sur Verlaine poète une subtile et enthousiaste étude de M. Charles Morice (Paul Verlaine, 1 v., Vanier, éd.). Je vous la signale plus rapidement que je ne voulais. Je comptais aussi insister sur le réjouissant « Glossaire » de la langue décadente que les érudits viennent de publier sous le pseudonyme collectif de Jacques Plowert. J’y reviendrai.


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Un glossaire
(Le Parti National, 1er novembre 1888)
par
Jules Tellier

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Donc, les décadents se sont imaginer de dresser leur vocabulaire ; et ils en ont formé un petit livre d’une centaine de pages [Petit glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes / Jacques Plowert (Paul Adam, Félix Fénéon,…).– Paris : L. Vanier, 1 888.– In-12, IV-99 p.]. Sûrement, l’idée était prétentieuse et puérile. Même à considérer la quantité seule, et non la qualité, ce que les décadents ont ajouté de mots à la langue française est bien peu de chose. Si Hugo eût voulu dresser le lexique des mots qu’il avait mis ou remis en honneur, des termes techniques et rares qu’il avait employés, il serait arrivé à un tout autre total. J’ouvre un de ses contes (le Beau Pécopin) et j’y trouve les mots jordonner, métail, laneret, sandastre, chrysolampis, capercalzes, tartaret, tadorne, miramolin, et cent autres avec quoi je suis sûr que j’embarrasserais fort M. Gustave Kahn, si je m’avisais de l’arrêter dans la rue pour lui en demander le sens.

Tous ces mots, Hugo ne s’est jamais avisé de les réunir. Il avait d’autres chats à fouetter. Et d’ailleurs il combinait ses phrases de telle façon, et ces mots y étaient si bien éclairés par ceux d’alentour, que tout en produisant l’effet d’étonnement que le poète cherchait, nulle part ils n’inquiétaient l’esprit, ni ne nuisaient à l’absolue clarté du style. Nos décadents ont employé infiniment moins de vocables rares, mais ils attachent une tout autre importance à ceux qu’ils ont employés, et ils les ont voulu grouper. Tout compte fait, je les remercie pour ma part. Car leur livre m’a été une preuve de plus d’une chose que je savais déjà, m’a rendu certain d’une autre que je soupçonnais, et m’en a révélé une troisième que je ne soupçonnais point du tout, et qui m’a pénétré de surprise et de joie.

Ce que je savais déjà, c’est qu’il n’y a point, à vrai dire, d’école décadente. Ceux qu’on nomme décadents ont en commun un grand désir d’étonner le public. Mais il n’ont rien de commun après cela, – rien, ni les théories, ni la façon de sentir, ni le style. Il m’est arrivé déjà de vous le dire, et ce glossaire en est la plus complète démonstration qu’on pût rêver. Tout d’abord M. Paul Verlaine et M. Mallarmé y paraissent à peine. Ces deux écrivains, s’ils en usent de façon tout à fait spéciale, usent pourtant du vocabulaire de tout le monde. Et pour les écrivains dont les noms reviennent ici à toutes les pages, M. Moréas, M. Gustave Kahn, feu Jules Laforgue, il suffit de parcourir le lexique pour s’apercevoir tout de suite que leurs étrangetés n’ont aucun lien entre elles.

Les « mots rares » de M. Moréas sont tout bonnement des mots du moyen âge, et souvent des noms de choses (gone, targe, citoles, coulpes, caldonies, papemors). Nul n’hésiterait à employer ces mots dans une nouvelle ou dans un poème dont l’action se passerait au moyen âge. S’il y avait « décadence » ce ne pourrait être que dans le fait de les employer hors de propos… Et les mots de Jules Laforgue sont presque toujours des mots inventés de toutes pièces, des barbarismes à tournure triviale (s’engrandeuiller, vidasser…).

Essayer un peu d’unir ces vocables-là à ceux de M. Moréas. Construisez, par exemple une phrase mélancolique et symbolique où il soit question d’une gone qui s’engrandeuille et de coulpes qu’on vidasse : et vous verrez l’effet. Ce sont là deux vocabulaires tout à fait distincts, et que nul ne mêlera jamais dans une œuvre. On aura beau les brouiller ensemble comme deux jeux de cartes, on n’aura point le vocabulaire d’une école. On aura simplement un lexique de la langue de M. Moréas, un lexique de la langue de Jules Laforgue, mêlés l’un dans l’autre de façon tout à fait inutile et baroque.

La chose que je soupçonnais, c’est que ces profonds innovateurs en langue française ont négligé d’apprendre le français. Leur glossaire m’en assure. O les inattendues et les merveilleuses bouffonneries ! Ces messieurs daignent nous révéler que « latent » se doit entendre, « qui est caché », et que « immanent » est une manière d’analogue de « permanent ». Il y a si peu de temps qu’ils le savent ! Ils sont persuadés que nous avons besoin qu’on nous l’explique. Et ils nous expliquent aussi ce que signifient halo, édicule, électuaire, oaristys, et ce que c’est que lacustre, lustral, étanche, sibyllin, ronronner, rougeoîment. C’est vraiment trop de bonté… A vrai dire, ils conviennent en leur préface que, ces mots, ils ne les ont pas précisément inventés. Mais ils croient les avoir remis en honneur, et qu’on ne les rencontrait point « dans le pauvre vocabulaire de nos écrivains en renom ». Et qui sont ces écrivains en renom ? Victor Hugo est-il un écrivain en renom ? Il a employé « halo » avant M. Kahn :

La lune a l’air craintive
Au fond de son halo…

Victor de Laprade est-il un écrivain en renom ? Il a employé « électuaire » avant M. Kahn :

La muse vous nourrit des saints électuaires
Et toucha votre bouche avec ses lèvres d’or…

Notre cher collaborateurs André Theuriet est-il un écrivain en renom ? Il a employé « oaristys » avant M. Kahn :

Voici la solitude et l’heure désirée
Des propos amoureux et des oaristys…

La vérité, c’est qu’on n’eût pu faire d’un vocabulaire de ce genre une œuvre de quelque portée qu’en relevant d’abord le vocabulaire de l’un des écrivains que les poètes non décadents reconnaissent pour des maîtres (Hugo, Gautier) et en notant ensuite les mots que les décadents et en notant ensuite les mots que les décadents y ont ajoutés (on en eût trouvé peu, et de bien inutiles). Mais il eût fallu pour cela avoir lu Hugo ou Gautier, et ces « esthètes » n’ont rien lu. Leur style, au reste, s’en ressent. Qu’ils sont délicieux quand ils observent que Flaubert « aimait employer décadent dans le sens de raffinement ! » – « Employer décadent dans le sens de raffinement », voilà tout justement comment parlait madame Gibou…

Et la chose que je ne savais point et qui m’a réjoui, c’est que si les décadents n’ont pas lu leurs devanciers, ils ne se sont pas lu davantage. Il faut que j’aie lu leurs œuvres avec plus de conscience qu’ils n’ont fait eux-mêmes (car je leur pourrais signaler tels de leurs vocables qui leur ont échappé). J’ai cherché vainement dans leur lexique les mots éliciter (Paul Verlaine), la ténèbre, fallace (subst.), hanebane (Jean Moréas), égareuse, susciteuse, fantomal, consolance (Charles Vignier). Soyez sûrs que j’en trouverais encore d’autres, en cherchant…

Mais il vaut mieux conclure. Je le ferai en deux mots. Ces jeunes gens ont peu de science, et moins de conscience. Ils sont ignorants et pédants. Ce qui ne serait rien s’ils avaient du génie. Le triste, c’est qu’il n’en n’ont pas.


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