FLAUBERT, Gustave (1821-1880) : Les Conseils d'un Gnome, fragment d'une féerie inédite (1875).

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.I.2015)
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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : n.c) de La République des Lettres, 1ère livraison du 20 novembre 1875.
 
LES CONSEILS D'UN GNOME
Fragment d'une féerie inédite,
par
Gustave Flaubert

~ * ~

(Un cabaret aux environs de Paris.— Il fait petit jour).

PAUL, DOMINIQUE, L'INCONNU. (1)

L'INCONNU : Ainsi, vous venez chercher fortune dans la grande ville ?..

PAUL : Qui vous l’a dit ?

L'INCONNU : Vous-même !

PAUL : Comment cela ?

L'INCONNU : Tout à l'heure, quand vous causiez avec votre domestique !..

PAUL : Il me semblait, cependant....

L'INCONNU : Pardonnez ! Je sais tout !., et comme mon industrie, Monsieur, consiste à tenir un bureau de renseignements universels et à faire un vaste courtage dans les différentes classes de la société, il y va de mon intérêt de vous servir.

DOMINIQUE : Voilà de la franchise, au moins !

L'INCONNU : Monsieur se propose de chercher un emploi dans une administration quelconque ?...

PAUL (brutalement) : Non !

L'INCONNU : De prendre les finances, la diplomatie ou les chemins de fer ?

PAUL : Eh ! qu'en sais-je moi-même !

L'INCONNU : Le commerce peut-être ?

DOMINIQUE : Ah ! bien oui ! un homme, qui en deux heures de temps, vous couvre de peinture une toile plus haute que ça !

L'INCONNU (saluant ironiquement) : Ah ! monsieur est artiste !.. ah ! et il compte faire fortune ; respectons-le !

PAUL (irrité) : Eh bien ! pourquoi pas ! Quand je vois tant de barbouilleurs que l'on applaudit, ce serait bien le diable !.. D'ailleurs j'ai de longues études derrière moi, et en employant toutes mes forces, la gloire viendra.... peut-être, la richesse ensuite !

L'INCONNU : Très-bien, jeune homme ! Mais j'espère que vous allez, pour parvenir, ne rien négliger de tout ce qu'il faut ; pillez-moi les anciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses, sans nul souci du dessin ni de la couleur ; on dirait que vous manquez d'idées, prenez garde ! Il faudra ensuite adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois, l'obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! mais agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! Alors, vos œuvres reproduites à l'infini couvriront l'Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, presque une religion! Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il s'étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, puisqu'elle rappellera de loin vos barbouillages,

PAUL (indigné) : Jamais !

L'INCONNU : Vous avez raison ! une place, des appointements fixes, c'est plus sûr. Je vous recommande, avant tout, l'exactitude, — non pour travailler, mais pour surveiller vos confrères. D'abord une petite médisance, çà et là, puis une dénonciation formelle (dans l'intérêt du service), enfin une bonne calomnie, n'ayez pas peur ! De l'arrogance envers les humbles, de la bassesse devant les chefs, cravate empesée et souple échine, morbleu ! cervelle étroite et conscience large, respectez les abus, promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-vous sous l'orage, et dans les circonstances difficiles, faites le mort. Mais tâchez de connaître le vice de votre supérieur ; s'il prise, achetez une tabatière, et s'il aime les jolies femmes... mariez-vous !

PAUL : Horreur !

L'INCONNU : De l’indépendance ! j'aime ça ! On ne la trouve plus, Monsieur, que dans une fortune acquise par le commerce. Nous avons le système des faillites honorables, les secrets du faux-poids et du bon teint ; mais rappelez-vous que le moyen d'avancement le plus rapide pour un jeune homme, dans une grande maison, c'est de séduire la femme du bourgeois.

PAUL : Tais-toi donc, misérable !

L'INCONNU : Oui, la fille vaut mieux, parce qu'il est forcé de vous la donner en mariage. (Paul recule épouvanté).

DOMINIQUE : Il y a un fond de bonnes idées dans ce qu'il dit.

L'INCONNU (toujours impassible) : Et alors, quoi que vous soyez, les obstacles s'aplaniront, chacun vous sourira. La santé sera bonne, vous dînerez bien, vous aurez la face rose comme une jeune fille. (Sa barbe disparaît. Surprise de Paul). Peu à peu, vous deviendrez riche, considéré, heureux, vous ferez craquer sur l'asphalte, vos bottes vernies, en roulant dans vos gants blancs le pommeau d'or de votre bambou. (Ce qu'il dit s'exécute ; Paul pousse un cri). On vous craindra, on vous aimera, vous vous repasserez vos caprices, habits neufs tous les jours, bagues à tous les doigts, chaînes de montre, breloques et linge fin ! (Il apparaît vêtu en dandy ; Paul et Dominique se rapprochent). Vous achèterez une maison de campagne, des statues, des hôtels, des amis — et des chevaux de race, ce qui est plus cher. Pour duper les générations futures, vous pourrez même fonder un hôpital ; — et vous vieillirez tout doucement, servi par un peuple de valets, entouré de famille, lourd d'honneurs, avec une grosse bedaine et l'aspect d'un honnête homme ! (Il apparaît en vieux bourgeois cossu, lunettes d'or, gilet de velours, etc.).

PAUL (se passant les mains sur la figure) : Est-ce une illusion ? J'ai dans la tête comme des chars qui roulent et des flammes voltigent. (Le punch qui a continué de brûler, se multiplie sur les autres tables, et des flammes sautillent çà et là dans l'air comme des feux follets).

DOMINIQUE (tourne avec admiration autour de l’inconnu) : Quel particulier ! quelle expérience !

PAUL (résolument) : Non ! je ne veux pas ! arrière ! C'est même une faiblesse de l'écouter ! Va-t-en !

L'INCONNU : A votre aise ! faites le vertueux, mon gaillard, et serrez-vous le ventre ! Toutes les portes de la fortune, on les refermera sur vous, en vous écrasant la face ! D'abord, cela va sans dire, monsieur gardera les apparences. Vous irez jusqu'à neuf heures du soir avec deux sols de lait, et un petit pain rond qu'on mange dans la poche de sa redingote, tout en trottinant sur le pavé ! Ah ! vous les connaîtrez, les mystères de la toilette, les faux-cols de papier, l'encre que l'on repasse sur les coutures blanchies, les sous-pieds tendus pour retenir les semelles trop vieilles, et l'habit noir boutonné jusqu'au menton, pour cacher l'absence du linge. (Il apparaît dans le costume décrit). Vous ne faiblirez pas ! Vous lutterez ! mais personne ne voudra de vous !... on ne va pas chercher ceux qui se cachent ; qui donc s'inquiète des pauvres ? Et comme une première chute est la cause naturelle d'une seconde, peu à peu, vous dégringolerez, mon bonhomme ; la misère augmentera, elle deviendra irrémédiable et constitutionnelle ! « Clic ! clac ! clac ? gare-toi de là, manant !... » Et du fond de votre ruisseau, par un temps de verglas, en plein hiver, vous distinguerez à des hauteurs vertigineuses, derrière la mousseline des larges croisées, tournoyer sous les lustres, dans le flamboiement des festins, toutes les convoitises de votre cœur! (Le côté droit de la muraille s'entr'ouvre, et laisse voir un bal splendide puis se referme). Alors commenceront pour vous, dans Paris, ces longues promenades du pauvre le long des quais et des boulevards ! Plus vague et plus funeste que le bédouin dans le désert, vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluie perdu, une bourse tombée, en marchant au milieu de la nuit, ou vous irez dormir côte-à-côte avec des forçats, les pieds dans la paille, assis sur un banc, et les deux bras sur une corde ! (Le côté gauche de la muraille s'entr'ouvre, et laisse voir l'intérieur abject d'un logeur, rempli de monde, puis se referme). Et l'habit râpé, depuis longtemps, sera parti ! (Son habit disparaît). A la place du chapeau, une casquette sans visière (Même jeu). Plus de gilet, une seule bretelle ! et pas même de souliers, des chaussons! (Avec une pose ignoble). Faut-il un fiacre, mon bourgeois ?

PAUL (se tordant les mains) : Horrible! Horrible !

DOMINIQUE : Mais ce n'est pas gai, du tout, cet avenir-là !

PAUL (découragé, tombe sur un tabouret, le coude sur la table) : Que faire ?

(A la fin de la tirade de l’Inconnu, la Servante est rentrée avec un paquet de cigares, qu'elle a déposé sur la table. L'inconnu qui est près de Paul, debout à droite, fait un pas à reculons avec un geste d'espoir, mais aussitôt en face de lui et derrière Dominique, la servante se transmuant en fée, allonge le bras impérativement vers l'inconnu qui se change en gnome. Dominique stupéfait, pousse un cri, Paul relève la tête et en pousse un autre, en apercevant la fée qui disparaît dans la muraille à droite, en même temps que le gnome disparaît à gauche).


(1) Paul, gentilhomme ruiné, et Dominique, son valet, viennent chercher fortune à Paris. Ils sont arrêtés aux abords de la ville, dans un cabaret hanté, par des maraîchers. Un bourgeois « vêtu d’une longue redingote, chapeau à bords retroussés, favoris, canne à lanière de cuir, » est entré tout doucement et s’est assis à une des tables, « observant Paul et Dominique avec des yeux flamboyants. » Au dehors, il pleut. Le bourgeois se fait servir un punch ; mais « la servante n'a eu que le temps de poser le bol sur la table…. une flamme parait dessus ! » Le bourgeois — qui n'est autre que le Roi des Gnomes, — envoie la servante, — qui n'est autre que la Reine des Fées, — chercher des cigares, et offre un verre de punch à ses voisins. La conversation s'engage. (Note de la Réd.).


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