GIRAUDOUX, Jean (1882-1944) : Alsace et Lorraine : Allocution radiodiffusée prononcée le 10 novembre 1939.- Paris : Gallimard, 1939.- 15 p. ; 18,5 cm.
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Alsace et Lorraine (1939)

ALSACE ET LORRAINE

Allocution radiodiffusée prononcée
par M. JEAN GIRAUDOUX
Commissaire Général à l'Information
le 10 novembre 1939.



Nous allons fêter demain, entre nous, entre nos amis anglais, polonais, et nous, l'anniversaire de l'Armistice. D'autres nations le fêteront aussi, des nations pour lesquelles ce jour reste encore le début d'une époque de paix. Tant mieux pour elles. Nous regrettons de ne pouvoir en dire autant. A vingt et un ans juste, par une conscription impitoyable, notre paix a été appelée à un devoir guerrier. Ce que doit être cette nouvelle guerre, ce que le futur armistice doit être, je vous en parlerai demain. Aujourd'hui, je veux seulement constater qu'il nous reste un bénéfice appréciable de ce 11 novembre 1918. Il est le jour du retour à la France de l'Alsace et de la Lorraine. L'Europe, ce jour-là, a peut-être été manquée, la France a été réussie. De ce jour, elle a été à nouveau complète ; de ce jour, elle a été à nouveau sereine, maîtresse de son humeur, de ses gestes ; de ce jour ont disparu dans les écoles les chansons tristes, dans les casernes les gravures sur la revanche, dans les conseils internationaux ce nuage de demi-humiliation, de demi-deuil sur le visage du Français, et vers l'Est cette frontière coupée dans notre sol même.

Pourquoi l'absence d'une seule province défigure-t-elle, amoindrit-elle à ce point la France, alors que d'autres nations peuvent garder, malgré la douleur d'une amputation, l'essentiel de leur esprit et de leur honneur ?

C'est que la France n'est pas « une » dans sa terre et dans sa race. Ce pays, hautement majeur, est fait de minorités.

La nation française est la démonstration la plus éclatante de ce principe : que le mélange sur un sol des races les plus éloignées, amenées au hasard des invasions les plus diverses, installées au cours d'époques coupées de siècles, forme un ensemble plus qualifié qu'une race unique pour trouver dans leur intégrité et leur humanité les devises et les vertus de l'État civilisé.

A leur souche, il y a autant d'intervalle entre un Auvergnat et un Basque, un Limousin et un Breton, qu'entre un Espagnol et un Slave, un Ostrogoth et un Gallois, mais, à la floraison du greffage, toutes les notions du cœur et de l'esprit, tous les réflexes de l'homme ou du citoyen sont chez nous identiquement les mêmes.

Notre période de conquête n'a jamais été que la recherche d'un équilibre enfin obtenu ; nous avons conquis une partie des Flandres parce que la France a besoin d'un peu de Flandre pour être la France ; nous avons annexé le Béarn, parce que la France ne serait pas sans le Béarn entier, mais par contre, toute mutilation du territoire devient plus grave pour nous que pour un pays de race et d'âme uniformes.

Nous enlever le Poitou, la Guyenne, l'Ardenne, ce serait nous enlever des éléments indispensables à notre dosage. Nous enlever une partie de la Lorraine, de l'Alsace, c'était non seulement nous offrir par un côté mutilé et rogné à cette Europe qui a toujours eu, et semble encore avoir pour bien longtemps besoin de nous, c'était détruire l'équilibre de la France même. Nous, soldats, nous avons fait alors ce que nous avions à faire. Mon régiment de Bourbonnais et de Foresiens a commencé la guerre en renversant un poteau frontière à Ammerzviller, il l'a achevée après un périple par la Belgique, Verdun, les Dardanelles, en entrant à Saverne. Nous avions à mettre dans notre dosage l'opiniâtreté et la conscience alsaciennes, la volonté et la distraction lorraines, l'humeur rhénane. Nous avions à étendre le Rhin à notre droite. C'est fait. Le 11 novembre 1918 ce fut fait.

C'est pour cela qu'il convient, ce 11 novembre 1939, non seulement de donner, dans notre pays, la place d'honneur aux Alsaciens et aux Lorrains que cette nouvelle guerre vient soudain de distribuer comme une prime de guerre due aux provinces dans tant de parties de la France, mais aussi de rendre hommage à ce dialecte alsacien qui résonne en ce moment dans les écoles ou les marchés du Périgord ou de Saintonge.

Je veux répéter aujourd'hui la même explication que j'ai donnée, il y a juste vingt et un ans, à mes camarades qui écoutaient avec surprise le tambour de ville de Saverne annoncer l'arrivée de la France dans sa langue germanique. Jamais langage n'a plus mérité d'être respecté.

C'est par lui que les Alsaciens ont pu résister à ce point à l'emprise allemande pendant leur annexion. Il a été le voile sous lequel, invisible aux Allemands, ils ont entretenu leur indépendance et leur mémoire. Ils l'émaillaient de mots français, jamais de mots allemands, car par une magie certaine, le français s'intercale à merveille dans cette langue germanique et l'allemand y jure.

Ils ont, grâce à elle, gardé intacte le long du Rhin, en marge de l'Allemagne prussianisée, de Bâle à Rotterdam, en passant par Strasbourg, cette atmosphère rhénane qui est la véritable frontière, large de cent kilomètres, entre le Gaulois et le Germain.

Pourquoi, lorsque le français est redevenu leur langue nationale, auraient-ils sacrifié cet héritage, cette langue d'intimité qui leur permet d'ajouter à leur vie morale toutes les nuances de leur âme provinciale, vigueur, humour, tendresse familiale, exubérance humaine.

Comme le Provençal, comme le Catalan, comme le Breton ou le Basque, l'Alsacien a trouvé dans son patois transmis de génération en génération, pour le paysan ou l'artiste, le clerc ou le soldat, ce trésor de formules gaies ou graves, de proverbes locaux où la sagesse des nations devient pour son bénéfice et son humanité la sagesse des provinces.

Grâce à lui, l'Alsacien, comme dans sa langue le Provençal, peut exprimer cette intimité d'homme à homme, de mère à fils, que les contrées sans patois en sont réduites à demander à des gestes, à des exclamations ou à des atteintes à leur langage.

Voilà ce que je disais à mes hommes, voilà vingt et un ans, devant le palais de grès rose de Saverne. Voilà ce que je vous redis à tous avec plus de conviction encore, depuis que je sais qu'en Limousin, dans ma ville natale, à côté du placard qui indique au-dessus de l'écusson de l'hôtel de ville : Mairie de Bellac, est ajouté depuis quelques semaines un autre écriteau qui porte, et cela en alsacien : Mairie de Wissembourg.


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